«Les théories sur la domination n’ont jamais émancipé personne»
Dans son dernier livre, Penser l’émancipation, le philosophe Jacques Rancière soutient que l’émancipation est possible «ici et maintenant». Rencontre avec un penseur inclassable.
Les écrits du philosophe français ne ressemblent à rien de connu. Il faut s’accrocher, mais au final, on est généreusement gratifié. Et éclairé. Jacques Rancière est exigeant, il ne ménage pas son lecteur. «Il n’y a rien à “comprendre” dans mes textes», lançait-il dans Les Mots et les torts (La Fabrique, 2021). Par-delà ce mot d’esprit, pour ce philosophe qui a très tôt choisi son camp parmi les prolétaires et les «sans-part», «l’égalité des intelligences» n’est ni une idée platonicienne ni une pompeuse spéculation. C’est une idée centrale dans son œuvre et une conviction fondamentale que ce marxiste repenti et ancien disciple de Louis Althusser, pape de l’intelligentsia communiste des années 1960, n’a cessée de s’appliquer à lui-même et à jauger à l’épreuve du réel. Bref, quand Jacques Rancière écrit, il s’adresse à des égaux.
Il ne suffit pas qu’il y ait du pouvoir pour qu’il y ait de la politique. Il faut pour cela que soit définie une capacité spécifique à gouverner.
Une fois n’est pas coutume, son dernier ouvrage d’entretien, Penser l’émancipation (1), donne une version aisément accessible de l’ensemble de son œuvre. On redécouvre, d’une façon panoramique, sa pensée qui étreint tant de sujets: l’égalité des intelligences, l’émancipation intellectuelle des classes populaires, la réinvention du politique, l’égalité en démocratie, le «partage du sensible». Derrière cette floraison de thèmes, une préoccupation unique: rendre l’émancipation possible pour toutes et tous. Et une conviction solide: «Un autre monde est possible. Par la redistribution des places dans la société, la résistance à l’économie de marché, la relance écologique, l’engagement des femmes ou la mobilisation de la jeunesse», annonce-t-il d’entrée de jeu.
Vous êtes connu pour le célèbre concept de «partage du sensible». Qu’entendez-vous par là?
L’égalité, l’inégalité, la domination ou la servitude ne sont pas simplement affaire de lois, d’institutions ou d’exploitation économique. Elles sont inscrites dans les formes de l’expérience sensible. Les correspondances ouvrières sur lesquelles j’ai travaillé dans La Nuit des prolétaires (Fayard, 1981) montraient que le fait d’être ouvrier ne consiste pas simplement à travailler dur et à être mal payé. C’est d’abord ne pas avoir le temps et être privé en conséquence de toutes les formes d’expérience sensible qui demandent du temps. C’est être contraint à un cycle de vie scandé par le seul rapport travail/repos. C’est avoir des manières de faire, d’être, de parler, collées à la nécessité quotidienne et à sa brutalité. Le partage du sensible, c’est cela: une structuration tacite de l’expérience commune qui donne aux uns et aux autres des parts très inégales à cette expérience. L’ émancipation consistait pour les ouvriers à briser ces limites, à ne plus être simplement des êtres qui travaillent, reproduisent leur force de travail et éventuellement luttent pour la vendre plus cher mais à devenir des sujets participant à toutes les formes d’expérience et de jouissance sensibles.
Dans quelles conditions peut s’opérer l’émancipation ou une nouvelle «redistribution du partage du sensible»?
Le partage du sensible est d’abord quelque chose qu’on subit, qui fonctionne comme une «évidence sensible». Et puis, il y a des actions concrètes qui font que cette évidence sensible ne l’est plus. L’ émancipation consiste à se rendre capable de ce dont on n’était pas censé avoir la capacité. Il y a des moments spectaculaires où des gens qui étaient là uniquement pour travailler et exécuter les ordres décident qu’ils sont capables d’organiser eux-mêmes la production, d’être leurs propres maîtres. Mais il y a aussi des moments plus discrets où des travailleurs, qui, en principe, n’étaient censés se mêler que de leur travail et de leur condition de travailleurs, se sont mis à faire de la poésie, non pas la poésie «ouvrière» qu’on attendait d’eux – des airs pour rythmer le travail ou des chansons populaires – mais de la «grande» poésie. Il y avait un temps où il était entendu que des places dans le bus étaient interdites aux personnes de couleur noire puis un jour une femme noire décide de briser cette règle. Il y a ainsi, dans une multitude de circonstances, des gens qui décident de rendre non seulement possible mais réel ce qui était «visiblement» impossible.
Cela passe-t-il par des moments de violence ou d’une manière spontanée?
Je ne pense pas qu’il existe un type d’évolution historique normal des événements affectant l’ordre social. Il y a des formes d’accélération qui font que toutes les formes normales qui hiérarchisaient l ’expérience commune s’effondrent. C’est en général le cas des révolutions: ce n’est pas seulement le pouvoir qui change de mains par des opérations violentes. La violence révolutionnaire est aussi et même d’abord symbolique. C’est tout un ordre du visible qui s’effondre au moins provisoirement. Les grandes ruptures ne sont jamais irréversibles. Certains acquis peuvent être perdus, mais d’autres sont tellement ancrés dans nos sociétés qu’il est difficile de revenir dessus. Je pense par exemple aux droits des femmes.
Ceux-ci subissent tout de même quelques remises en cause. On pense aux attaques dont fait l’objet le droit à l’avortement en Pologne ou dans certains Etats aux Etats-Unis…
C’est vrai. Mais il suffit de regarder la ténacité de la résistance qui s’est mise en place pour comprendre que des droits restent dans les têtes et déterminent des actions même quand des législateurs les mettent en cause. Ce qui s’est passé récemment aux Etats-Unis est significatif, mais plus encore la lutte des jeunes femmes iraniennes contre un pouvoir qu’ elles semblaient incapables de contrer.
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Vous avez une conception particulière du politique. Ce qu’on entend couramment comme politique, vous le qualifiez de «police». Quelle distinction faites-vous entre «politique» et «police»?
Il ne suffit pas qu’il y ait du pouvoir pour qu’il y ait de la politique. Il faut pour cela que soit définie une capacité spécifique à gouverner. Dans Les Lois, Platon énumère une série de titres à gouverner les autres: les riches sur les pauvres ; les anciens sur les jeunes ; les savants sur les ignorants ; les forts sur les faibles. Et puis, il cite un dernier titre à gouverner qui est pour lui le règne du hasard: la démocratie, à savoir une forme de pouvoir qui ne repose sur aucune supériorité préexistante. Pour lui, c’est la fin des fins. Pour moi, au contraire, c’est le principe même de la politique: le gouvernement de ceux qui n’ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir. Il y a un ordre normal des choses, la police, où ceux qui s’en octroient la capacité gèrent les affaires du troupeau humain. Et il y a la politique qui vient interrompre cet ordre normal en affirmant une capacité qui appartient à tous.
Vous êtes aussi critique sur la démocratie représentative, en tout cas dans sa forme contemporaine. En quoi dysfonctionne-t-elle aujourd’hui?
On présente souvent la représentation comme la forme de gouvernement où le peuple trop nombreux délègue son pouvoir à un petit nombre de représentants. Mais c’est tout à fait inexact. La représentation en elle-même est le contraire de la démocratie. C’est une forme de gouvernement exercée par des gens qui représentent non pas le peuple mais les intérêts généraux de la société. Dans le régime représentatif mis en place par les premières constitutions républicaines, ces représentants étaient des propriétaires qui avaient des biens et un statut social à défendre. La démocratie représentative est un oxymore. Le système appelé démocratie représentative n’est pas démocratique mais oligarchique. Il n’est pas représentatif non plus. Dans le système représentatif originaire, il y avait un lien très fort entre représentants et représentés qui n’existe absolument plus dans nos Etats.
Selon vous, la démocratie est le pouvoir de «n’importe qui»?
Oui, mais le pouvoir de «n’importe qui», ce n’est pas le droit pour «n’importe qui» d’imposer ses fantaisies. C’est le pouvoir qu’on exerce lorsqu’on se reconnaît une capacité égale à celle qu’on reconnaît à n’importe quel autre. C’est le pouvoir de ceux qui se reconnaissent égaux.
Comment dès lors trancher les questions qui appellent des compétences techniques? Par exemple: les questions énergétiques et nucléaires.
De quelle compétence parle-t-on? Quelle est au juste la compétence qui légitime l’emploi de l’arme nucléaire? Je ne vois pas en quoi le fait de sortir d’une grande école donne une compétence supérieure pour ce genre de décision, et même pas le fait d’être spécialiste de physique nucléaire. Et pour les décisions énergétiques, on peut penser qu’une assemblée tirée au sort a plus de chances de prendre des décisions raisonnables qu’un pouvoir composé de politiciens étroitement liés aux intérêts financiers des grandes compagnies. La crainte de l’intervention de «n’importe qui» est surtout liée à l’énorme concentration du pouvoir de décider dans nos Etats. Mais quand il s’agit de prendre des décisions pour tous, il n’y a pas d’autorité qui soit légitime par elle-même ; aussi, il faut que l’autorité des gens qui occupent le pouvoir uniquement parce qu’ils aiment le pouvoir soit contrebalancée par l’expression de citoyens dont la capacité est justement opposée: le fait d’être «n’importe qui», c’est-à-dire de ne pas être candidat permanent au pouvoir.
L’ émancipation intellectuelle est un processus autonome qui n’est pas synchrone avec le temps scolaire.
Votre développement sous-entend l’idée d’«égalité des intelligences» que vous avez abondamment développée. Qu’entendez-vous par cette formule?
J’ai emprunté cette idée à Joseph Jacotot (1770 – 1840), théoricien de l’émancipation intellectuelle au XIXe siècle. Jacotot a renversé la position traditionnelle qui consiste à dire qu’il faut partir de l’inégalité pour aller vers l’égalité. Cette position implique que les savants se chargent de guider les enfants, le peuple, ou les ignorants, pour les faire accéder à leur savoir. Jacotot a montré que cette logique est une logique de reproduction perpétuelle de l’inégalité: l’enfant, l’homme du peuple, la femme seront toujours à la remorque du maître. Il a donc proposé d’inverser la perspective: ne pas partir de l’inégalité pour aller vers l’égalité, mais partir de ce qui existe déjà comme égalité: par exemple, le maître comme l’ignorant parlent une langue commune – il ne s’agit pas de dire qu’ils ont le même niveau de langage, mais ils ont au moins ceci de commun de parler une langue. Il s’agit alors de développer ce minimum d’égalité.
Qu’est-ce que cela suppose et quelles conséquences concrètes peut-on en tirer?
Cela suppose deux choses. D’abord, l’égalité n’est pas affaire de démonstration théorique mais de vérification pratique. L’ égalité des intelligences, c’est un peu comme l’impératif de Kant: c’est un axiome qu’on admet pour en tirer toutes les conséquences possibles. C’est un processus infini de vérification. Egalité et inégalité ne sont pas des mesures de grandeur, mais des processus. Il y a un processus d’inégalité qui se reproduit constamment, il faut donc inventer des processus d’égalité. On ne dit pas que les intelligences sont égales mais on fait comme si elles étaient, et on agit à partir de cette supposition.
Concrètement, comment imaginez-vous l’école idéale d’aujourd’hui?
Il n’y a pas de méthode de réalisation de l’égalité intellectuelle comme ensemble de recettes à mettre en œuvre. L’ école est une institution sociale qui a une multitude de finalités (dont celle de garder les enfants pour que les parents puissent aller travailler (rire)). L’ émancipation n’est pas transposable entre ses murs par des décrets. L’école est tendue vers des résultats définis, qu’il s’agisse des examens ou de l’adaptation – supposée – au marché du travail. L’ émancipation intellectuelle, elle, est un processus autonome, qui n’ est pas synchrone avec le temps scolaire. Donc, c’est toujours par des décalages, par de petites brèches, que les individus – professeurs et élèves – peuvent introduire le temps de la recherche émancipatrice dans le temps des performances scolaires.
On entend plus souvent dans votre bouche le mot «émancipation» que celui de «domination». Cela nous renvoie à vos critiques sévères à l’encontre des discours des sociologues et «théoriciens de la domination». Que leur reprochez-vous?
Ce que j’ai retenu de ma jeunesse marxiste, c’est que les théories sur la domination n’ont aucune vertu émancipatrice. C’est pareil pour la sociologie de Bourdieu. On veut faire croire que la manière dont la domination et l’exploitation fonctionnent est une chose très compliquée et qu’il faut l’expliquer aux dominés pour qu’ils puissent s’émanciper. Mais ça n’a jamais émancipé personne. Cela produit simplement des savants en matière de domination. Mais ceux qui subissent cette domination n’ont pas de mal à la comprendre. Ils ont seulement du mal à se croire capables de construire un monde sans domination. Quelqu’un qui s’émancipe est quelqu’un qui, tout en étant conscient des rapports de domination, décide d’agir autrement, de faire «comme si» l’égalité existait de fait, «comme si» un monde égalitaire était possible.
Ce que vous dites renvoie à l’une des grandes leçons de votre étude de la correspondance ouvrière dans La Nuit des prolétaires, où vous avez découvert que les ouvriers, en dépit de leur condition de dominés, ne parlaient quasi jamais de domination, d’exploitation, mais plutôt d’émancipation intellectuelle, de philosophie, de littérature, etc. Qu’avez-vous retenu?
J’ai retenu que la domination ou l’émancipation ne sont pas une question d’ignorance ou de savoir. L’ émancipation passe par la tentative de créer une autre forme de vie. La logique marxiste voudrait que les masses soient émancipées au terme de la lutte ou de la révolution. Mais les prolétaires, eux, décidaient, «ici et maintenant», de vivre dans un monde d’égalité. Cela ne voulait pas simplement dire organiser une lutte mais changer leur manière même de vivre. En général, un ouvrier est quelqu’un qui travaille le jour, dort la nuit, et reprend cette routine le lendemain. Or, ils décidaient, le soir, au lieu d’aller se coucher, de lire, d’écrire, de se réunir, de discuter.
On pourrait vous rétorquer deux objections: d’abord, ce n’est pas aussi facile que vous le laissez entendre, ensuite, votre perspective d’émancipation est individuelle, voire individualiste, et laisse ainsi intactes les structures socioéconomiques profondes de la domination.
C’est toujours l’idée que rien ne change si on ne «commence» pas par changer le tout de la domination, ce qui fait attendre jusqu’à la fin des temps. Les mouvements réels d’émancipation ont refusé ces agendas comme ils ont refusé d’opposer l’émancipation individuelle à l’émancipation collective. Dans La Nuit des prolétaires, j’ai montré comment les deux allaient ensemble notamment à travers la contre-économie paradoxale mise au point par le menuisier Gauny (NDLR: ouvrier, poète et philosophe) pour gagner plus de liberté et de puissance d’action en consommant moins.
Bio express
1940 Naissance, à Alger, le 10 juin.
1965 Copublie, sous la direction de Louis Althusser, le célèbre ouvrage Lire le capital.
1969 Professeur à l’université Paris 8.
1981 Publie son premier ouvrage majeur, issu de sa thèse de doctorat, La Nuit des prolétaires.
2005 Publie La Haine de la démocratie
2022 Publie Penser l’émancipation.
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