Leïla Slimani: «N’est-on pas obligé de trahir un peu le pays d’où l’on vient?» (entretien)
Prix Goncourt en 2016, l’autrice Leïla Slimani clôt, avec J’emporterai le feu, une saga littéraire en trois volets entamée en 2020. L’occasion d’évoquer avec elle les tensions identitaires, les héritages générationnels et les pressions qui pèsent, hier comme aujourd’hui, sur les individus dans des sociétés traversées par les injonctions sociales.
Le verbe précis et rapide, une voix enjouée et un éclat dans le regard qui trahit une pensée toujours en éveil, Leïla Slimani est tout sauf une autrice qui s’embarrasse de détours. Lorsqu’on la retrouve dans les bureaux feutrés de Gallimard, l’écrivaine franco-marocaine, prix Goncourt en 2016 pour Chanson douce, est en pleine effervescence. La parution du dernier tome de sa trilogie, J’emporterai le feu, couronne une saga littéraire entamée avec Le Pays des autres. Plus qu’une fresque familiale, cette trilogie interroge avec acuité les notions d’altérité, d’identité et de transmission dans un monde marqué par l’exil et les migrations.
Avec ce dernier opus, l’écrivaine plonge dans le crépuscule d’un monde en mutation, celui des années 1980-1990, une époque où la mondialisation heureuse et les utopies démocratiques semblaient encore palpables. Mais derrière la nostalgie, le feu demeure: métaphore de la vitalité, de la perte et de la résilience, ce feu habite ses personnages, tiraillés entre enracinement et départs, entre mémoire et futur à construire. Dans cet entretien, Leïla Slimani évoque les tensions identitaires, les héritages générationnels et les pressions qui pèsent, hier comme aujourd’hui, sur les individus dans des sociétés traversées par les injonctions sociales. A travers un propos aussi personnel qu’universel, elle rappelle que l’écriture est un acte de retour, un retour sur soi, sur ses origines, ses racines, mais aussi une manière de brûler ce qui enferme, pour faire place à l’inconnu, à l’imprévisible.
Avant d’aborder le dernier tome de votre saga, un mot sur le titre de celle-ci, Le Pays des autres. A quoi fait-il référence?
Le «pays des autres» ne désigne pas un pays en particulier, plutôt une forme de rapport des personnages aux lieux dans lesquels ils vivent, qui ne sont d’ailleurs pas forcément des pays. Cela peut faire référence à un sentiment: un sentiment d’étrangeté, un sentiment de ne pas appartenir, un sentiment de vivre dans des lieux dominés par d’autres. Dès lors, ça peut être, pour les femmes, le sentiment de vivre dans des lieux dominés par des hommes; ça peut être, pour des gens issus de classes inférieures, le sentiment d’être dominés par la bourgeoisie; ça peut être aussi, évidemment, une référence à l’exil. C’est le cas, par exemple, du personnage de Mathilde quand elle arrive au Maroc. Ou de Mia, dans J’emporterai le feu: quand elle arrive à Paris, elle a le sentiment de ne pas comprendre les codes des autres.
Tout cela fait référence à la question de l’altérité, qui traverse et travaille votre œuvre…
Tout à fait. La question de l’altérité est essentielle pour moi: comment fait-on pour accueillir l’autre en nous, le laisser nous transformer sans qu’il ne change pour autant notre identité… Cette trilogie pose un questionnement de manière générale sur le rapport entre soi et les autres. Peut-être est-ce plus présent dans ce dernier tome, J’emporterai le feu.
Arrêtons-nous sur ce titre. A quoi renvoie le feu intérieur qui habite ceux qui migrent?
Au départ, l’idée du feu n’était pas partie d’une réflexion intellectuelle, ce n’était pas réfléchi. En fait, le feu renvoie à une double image, car le feu est à la fois ce qui réchauffe et ce qui brûle. L’incendie est à la fois négatif, parce qu’il détruit, et en même temps, il est la force vitale, le feu. J’appréciais cette espèce d’ambiguïté, cet aspect double. Il y avait aussi dans ma tête l’image des harraga, ces candidats à l’émigration qui partent à l’étranger en brûlant leurs papiers. Dans l’exil et la migration, il y a donc aussi quelque chose de l’ordre du feu. Sans oublier l’idée de la terre brûlée, celle qu’on laisse derrière soi , sans se retourner. Comme c’est un livre qui porte largement sur les départs, sur la disparition (du passé, des gens qu’on a aimés), il interroge sur ce qu’on emporte quand les choses ont disparu, ce qu’on emporte avec soi.
«Si on ne sait pas ce qui arrivera, c’est qu’on peut encore faire quelque chose.»
En quoi ce roman aborde la question de la disparition?
Je me suis rendu compte qu’en fait, le monde de ma jeunesse, celui des années 1980-1990, a disparu. A la chute du mur de Berlin, on rêvait de démocratie parfaite, de démocratie triomphante. Tous les pays de l’Est aspiraient à la démocratie et puis, on imaginait que partout dans le monde, il y aurait une sorte de contagion de la démocratie. C’était la mondialisation heureuse, une époque où, quand même, les gens rêvaient de travailler dans l’Union européenne, car l’UE, ça faisait rêver des jeunes. C’est une autre époque. Sans spoiler, je peux dire que ce livre, oui, est un tome assez crépusculaire. Mais cela fait partie de la vie, des choses disparaissent et on construit de nouveaux mondes.
C’est la raison pour laquelle le titre est au futur, J’emporterai le feu?
Exactement. Au fond, c’est une trilogie sur le passé, mais, en même temps, ce n’en est pas vraiment une, c’est une trilogie sur les futurs qui n’ont pas eu lieu, sur les futurs que ces personnages ont imaginés et qui finalement ne sont pas advenus. Mais ce n’est pas grave, c’est très bien ainsi, car ça signifie que l’avenir reste à construire, ça veut dire qu’on ne sait jamais ce qui va arriver; et si on ne sait pas ce qui arrivera, c’est qu’on peut encore faire quelque chose.
Revenons à la métaphore du feu, au cœur de ce tome. L’un des personnages, Selim, en quête de liberté, est taraudé par des interrogations identitaires. Par quel feu est-il traversé?
Selim fait le choix d’aller vivre aux Etats-Unis. On pourrait dire qu’il représente le syndrome de la terre brûlée: il a laissé son passé brûlé derrière lui et il ne veut pas se retourner, il n’envisage pas le retour. Pour le personnage de Mia, c’est plus compliqué, parce qu’elle a quand même cette nostalgie du passé, cette envie du retour. Son père lui dit: «Il faut que tu fasses un grand incendie, il faut que tu allumes un feu, tu oublies les racines, et puis tu t’en vas, tu ne te retournes pas.» Elle a donc un rapport avec le feu sans doute plus difficile. Pour le personnage de Mehdi, on est dans l’ordre du feu intérieur. C’est un personnage très solitaire, qui est victime d’une injustice, qui ira en prison, et malgré tout, malgré toutes les douleurs, les chagrins, quand il est en prison, il a malgré tout le sentiment qu’il y a quelque chose en lui qui continue de brûler, et que personne ne peut lui ôter.
Vous parlez du retour. Votre récit se situe au Maroc, votre pays d’enfance et d’origine. Dès lors, n’est-il pas finalement une sorte de «retour», l’équivalent littéraire de ce que font d’autres auteurs sur le plan des sciences sociales, comme Didier Eribon, Edouard Louis, et d’autres?
Je n’y ai jamais pensé, mais vous avez raison, il y a une part de cela. C’est comme si je retournais un peu dans mon passé, dans mon pays, en explorant son histoire, ses différents personnages. Il y a une part de retour, c’est vrai, de retour sur soi, un retour dans le sens sociologique, mais aussi presque un retour physique parce que dans tous mes livres, j’essaie vraiment aussi de faire voir un Maroc concret, c’est-à-dire les odeurs du Maroc, les paysages, tout cela reste très présent en moi. Sauf qu’en ce qui me concerne, à la différence du personnage de Mia, c’est un pays que j’ai l’impression de n’avoir jamais quitté. D’abord parce que je l’ai toujours emporté avec moi, ensuite parce que c’est un pays où je passe beaucoup de temps, où ma mère habite. Voyez-vous, vivre avec cette idée du retour, c’est très compliqué.
C’est une question qui a été beaucoup posée par la première génération d’immigrés en Europe…
Personnellement, j’ai toujours été très émue par les premières générations d’immigrés maghrébins arrivées dans les années 1970-1980 et qui ont beaucoup élevé leurs enfants en leur disant «un jour, on repartira; un jour, on rentrera à la maison». Par la suite, ils se sont rendu compte qu’en réalité leurs enfants avaient grandi là et que ce retour n’avait plus vraiment de sens. C’est pourquoi je me suis beaucoup posé la question en écrivant ce livre: comment vit-on avec cette idée du retour? Doit-on penser au retour? Ou, au contraire, se dire «ça y est, c’est terminé, je coupe le lien»? Peut-on vivre avec deux appartenances, avec deux récits à l’intérieur de soi? Personnellement, c’est un peu mon choix. J’ai choisi de ne pas faire de choix, de vivre, et ça me va assez bien comme ça.
Concrètement, comment se traduit ce choix de ne pas faire de choix?
Je ne me sens pas obligée de faire un choix. Je vais très, très souvent au Maroc. Je ne peux pas rester longtemps sans y aller. D’abord, parce que ma mère est là-bas, mes meilleurs amis y habitent. Puis j’ai besoin du contact avec ce pays, tout simplement, avec le ciel du Maroc, sa lumière, l’humour des gens. C’est quelque chose dont j’ai presque besoin physiquement.
Vous avez cité plusieurs personnages depuis le début, Mia, Selim, Mathilde… Auquel êtes-vous la plus attachée?
C’est très difficile de choisir. Même impossible à dire car je suis vraiment dans chacun d’eux. Je suis dans chacun de mes personnages et mes personnages sont tous en moi. Je les aime tous. C’est comme si, voyez-vous, je me reflétais dans chacun d’entre eux. J’ai vraiment l’impression d’exister un petit peu dans chacun des personnages.
Reprenons le cas de Selim, parti aux Etats-Unis. On retrouve chez lui cette quête de liberté et, en même temps, une question identitaire, une quête existentielle…
Ce qui m’intéressait chez Selim, c’est que, d’abord, c’est un homme. J’avais très envie, à travers ce personnage, d’essayer d’interroger les sociétés patriarcales; comment et pourquoi ces sociétés très hiérarchiques, comme celle du Maroc, en particulier à l’époque où Selim grandit, sont très violentes à l’égard des jeunes hommes et font peser sur eux de nombreuses injonctions. Dans le deuxième tome, où Selim est adolescent, juste avant le moment où il décide de suivre les hippies, à un moment il dit «pour nous la jeunesse est impossible», c’est-à-dire qu’il passe directement du stade d’enfant à celui d’adulte. Et il souffre beaucoup de ce qu’on lui demande, à savoir être un homme, «un vrai!», d’accepter une forme de domination, et de vivre dans cette société très hiérarchique avec le roi, les militaires et puis, ensuite, les dominants, les pères de famille, le grand frère, etc.
Le choix du pays de son «exil» semble tout sauf anodin, les Etats-Unis, le rêve américain…
A l’époque du récit, on considérait, plus qu’aujourd’hui, l’Amérique comme le pays où tout est possible, où on peut se réinventer. Un pays où on n’est pas obligé d’avoir un passé et où on peut tout réinventer. D’une certaine façon, quand Selim se retrouve en Amérique, il peut complètement réinventer son histoire. Il n’y a pas de passif, pas de passé. Selim représente donc l’homme sans passé, sans attache. Malgré tout, il est tourmenté. Et comme beaucoup d’autres personnages masculins du roman, il a du mal à parler, mais aussi à nouer un dialogue avec son père. A un moment il se dit, en résumé, «j’ai cru que j’étais devenu américain, mais finalement, je suis quand même un Arabe, j’ai changé mon nom en vain» car il fait changer son nom pour se donner une allure très américaine. Lorsqu’il va voir son coiffeur, il n’ose même pas lui parler en arabe, parce qu’il a perdu sa langue. Bref, il se rend compte que malgré tout, quelque chose a été perdu.
«Les immigrés, on est souvent obligés de mentir un peu, de faire parfois un peu semblant, parce qu’on n’a pas le choix.»
Il y a du «Leïla» dans tout cela? Ce sont des questions et des situations auxquelles vous avez été confrontée?
Je pense que c’est le cas d’une grande majorité des gens qui ont immigré, tous les gens qui sont partis… Ce n’est pas pareil lorsqu’on naît dans un pays. Les immigrés, on est souvent obligés de mentir un peu, de parfois trahir notre appartenance, de faire un peu semblant, parce qu’on n’a pas le choix. C’est ce que les gens, en France, appellent l’assimilation, l’intégration. Le livre interroge beaucoup cette question. Peut-on s’intégrer en restant intègre? N’est-on pas obligé, à un moment ou à un autre, de trahir un peu le pays d’où l’on vient? Selim le perçoit, mais il le perçoit plus tard. Avec l’âge, il perçoit cette chose que… Oui, il y a une part de lui qui s’est perdue.
A vous entendre, quand vous décrivez les pressions que faisait peser la société patriarcale marocaine des années 1960-1980 sur Selim, on dirait que vous parlez un peu de quelque chose qui se passe aujourd’hui. Dans quelle mesure les questions du Maroc de cette époque sont toujours d’actualité, y compris dans les sociétés occidentales?
Bien sûr, et c’est ça qui est beau et passionnant dans un roman, c’est qu’à la fois, quand vous travaillez sur des époques puis sur des personnages, vous essayez de trouver des choses extrêmement spécifiques, de comprendre le personnage dans sa psychologie, son intériorité, et en même temps, très souvent, une fois que vous l’avez écrit, vous vous rendez compte qu’en fait, c’est beaucoup plus universel et que ça dépasse le personnage et l’époque du récit. Je pense en effet que ces injonctions sont toujours présentes. Pour prendre un exemple, j’ai un fils et je vois bien, parfois, les discours tenus sur les garçons. Je vois bien que ce qu’on attend parfois des garçons est aussi très difficile. Ce qu’on attend d’eux mais aussi ce qu’on n’attend pas d’eux. Par exemple, je me rappelle très bien d’un jour où j’ai entendu dire, à l’école, «ah moi, mon fils, il ne lit pas» et l’institutrice répondre «bah, c’est normal, c’est un garçon». Comme si les garçons s’intéressaient moins à la littérature, étaient moins sensibles, devaient moins montrer leurs sentiments.
Le choix des noms de vos personnages est-il délibéré? Pour Mia et Inès, ce sont des prénoms qui ne reflètent pas clairement leurs origines…
J’ai fait ce choix pour raconter aussi cette époque des années 1980-1990 où, dans la bourgeoisie marocaine, mais pas seulement marocaine, dans beaucoup de pays du sud, on a commencé à choisir des prénoms un peu «moins difficiles à prononcer» ou moins connotés, avec cette idée d’éviter à leurs enfants de subir de manière trop forte le racisme pour pouvoir s’intégrer. Au Maroc, ça s’est traduit par des prénoms comme Ryan, par exemple, devenus très à la mode.
Aïcha, la sœur de Selim, est tiraillée entre son militantisme, son engagement féministe et sa maternité. La question de la maternité traverse non seulement toute la saga mais votre œuvre tout entière depuis Chanson douce. Pourquoi accordez-vous une telle importance à cette question?
C’est vrai, on retrouve chez Aïcha une forme de tension, de contradiction. Elle est féministe, révoltée, dégoûtée par ce que subissent les femmes. Elle essaie, à travers son travail, de les inciter ou de les aider à avoir une plus grande liberté. Mais c’est aussi une mère, et quand on est une mère, on est parfois confrontée à une sorte de contradiction, on se dit peu importe que mes enfants soient des héros, je n’ai pas envie qu’ils soient courageux, j’ai juste envie qu’ils soient en vie. C’est quelque chose que, personnellement, je peux comprendre. Quand on a des enfants, bien sûr on les admire quand ils sont courageux, mais on a peur pour eux. En même temps, ce qui me touche le plus chez Aïcha, c’est que, avec sa mère Mathilde, ce sont les femmes qui sont les plus enracinées dans le livre. Ce sont celles qui ont le moins de problèmes d’identité parce qu’elles vivent pour les autres et parce qu’elles sont d’abord préoccupées par les autres, elles s’occupent des autres, elles prennent soin des autres, elles sont donc beaucoup moins dans de grands questionnements métaphysiques.
Bio express
1981
Naissance, à Rabat (Maroc).
1999
Arrivée à Paris, études en classes préparatoires littéraires.
2014
Publie son premier roman en France, Dans le jardin de l’ogre (Gallimard).
2016
Prix Goncourt pour Chanson douce (Gallimard).
2017
Officière de l’ordre des Arts et des Lettres.
2020
Publie le premier tome de la saga Le Pays des autres (Gallimard).
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