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Peter Frankopan: «Les historiens ont beaucoup négligé les facteurs liés à la nature» (entretien)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’historien britannique revisite, dans Les Métamorphoses de la Terre, l’histoire de notre planète et de l’humanité à travers le prisme, trop longtemps négligé selon lui, du climat et de l’environnement.

Le dernier livre de Peter Frankopan est ébouriffant. Sur près de 1.000 pages, il revisite l’histoire de la Terre et de l’humanité à travers un prisme trop souvent dédaigné jusqu’ici par les historiens, celui du climat et de l’environnement. Les Métamorphoses de la Terre ne commence pas il y a 5.000 ou même 500.000 ans avec l’apparition des Néandertaliens, mais il y a 4,5 milliards d’années, lorsque notre planète s’est formée et a engendré la vie de manière improbable. Une question essentielle, cœur de son ouvrage, résume l’énorme travail d’exploration de l’historien d’Oxford: «Comment l’homme est-il devenu un élément central du présent et de l’avenir de la planète où son existence représente à peine un battement de cil comparé aux milliards d’années écoulées depuis la formation de la Terre?»

Beaucoup de choses peuvent s’expliquer par le climat. La Rome antique n’aurait pas connu la splendeur sans l’optimum climatique de trois siècles et demi durant lesquels les Romains se sont imposés en Méditerranée, en Afrique du Nord et au Proche-Orient. A contrario, durant le petit âge glaciaire de 1550 à 1800, famines et épidémies ont épuisé les populations, avec une nouvelle vague de peste à partir de 1623. Plus de 30 millions de personnes sont mortes de faim et de ses conséquences dans le monde au début du XVIIe siècle. Il y a eu de nombreux soulèvements. C’est à cette époque qu’a lieu la chute de la dynastie Ming en Chine. Bien sûr, le climat, l’environnement, la nature ne sont pas les seuls facteurs explicatifs des évolutions de l’histoire humaine. La chute des civilisations, par exemple, n’est pas due uniquement aux catastrophes naturelles. L’incompétence des élites et de l’administration sont aussi des éléments à prendre en compte, sinon comment expliquer que certaines civilisations ou cités aient été plus résilientes que d’autres face aux mêmes bouleversements climatiques? Un constat qui est toujours parlant aujourd’hui.

Etudier l’histoire de l’humanité à travers le prisme du climat et de l’environnement, est-ce réellement nouveau?

Oui et non. En fait, depuis toujours, les historiens s’intéressent à la nature. Dans l’Antiquité déjà, les philosophes grecs s’interrogeaient sur l’influence du Soleil et de la Lune. Même chose en Asie, en Chine notamment, où l’on se demandait il y a plusieurs millénaires quelle était la relation entre les hommes, la nature, les animaux, les plantes, toujours par rapport aux saisons, la pluie, la sécheresse… Dans le passé, les hommes étaient beaucoup plus inquiets de leur vulnérabilité aux aléas climatiques. Depuis la révolution scientifique, il y a 200 ou 250 ans, nous sommes persuadés que la science et la technologie peuvent dompter la nature. Par conséquent, ces deux derniers siècles, l’histoire s’est davantage intéressée à l’homme sous l’angle politique.

Vous parlez aussi d’âge d’or des historiens. C’est grâce à la science, en particulier la génétique, que l’on peut améliorer notre intelligence du passé?

Oui! Voici encore 30 ans, on ne pouvait que spéculer sur les bouleversements climatiques, le niveau des mers, les migrations de pathogènes… On s’intéressait surtout aux aspects historiques qui n’étaient pas en lien avec la nature et le climat. Pour quelque période ou espace géographique que ce soit, les outils d’aujourd’hui sont complètement différents de ceux dont les historiens disposaient lorsque j’étais étudiant. Il y a 30 ans, les historiens devaient savoir déchiffrer des textes compliqués. Les sources matérielles résultaient essentiellement de l’archéologie, la géologie ou la numismatique. Désormais, grâce à la génétique, on peut déterminer, avec beaucoup plus de précision, quel climat prédominait à la période romaine, par exemple. Ces outils sont extraordinaires, car ils permettent à la science de distancer la spéculation.

Peut-on dire que les changements climatiques actuels sont autant conditionnés par ce qui s’est produit dans le passé, même ancien, que par les décisions prises aujourd’hui?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Ce qui se passe aujourd’hui est interpellant. J’étais à Genève récemment, où il faisait 12 °C et où il n’y avait pas de neige. Ce n’est pas normal en janvier dans les Alpes… Mais regarder le passé ne permet pas à l’historien d’être prophète ou oracle. On peut tout de même constater qu’à toutes les périodes de l’histoire et dans toutes les régions du monde, finalement très peu de choses se sont révélées primordiales pour l’histoire de l’humanité. Ce qui permet sans doute d’en tirer des enseignements.

«De tout temps, les sources d’énergie ont été importantes pour que rois et chefs d’Etat assoient et préservent leur pouvoir.»

Quelles sont ces choses primordiales?

D’abord, l’énergie. Je me suis intéressé notamment à la question du bois dans l’Empire romain. Au centre de Rome, il existait les célèbres thermes de Caracalla qui pouvaient accueillir, à l’époque, 50.000 baigneurs. Vous imaginez ce qu’il fallait comme bois pour chauffer cela? Le bois était aussi nécessaire pour la verrerie ou les forgerons qui fabriquaient les glaives de dizaines de milliers de soldats. Il y avait 500.000 habitants dans la Rome antique, qui se nourrissaient et se chauffaient. D’où venait tout le bois indispensable à la vie quotidienne des Romains? Combien d’hectares ont été déforestés? Y avait-il une législation pour protéger les forêts? Ce sont un peu les mêmes questions qu’avec le pétrole aujourd’hui. De tout temps, les sources d’énergie ont été importantes pour que les rois et les chefs d’Etat assoient et préservent leur pouvoir.

Et hormis l’énergie?

Un autre élément, c’est l’eau. Le stress hydrique empoisonne la vie des hommes depuis des siècles, voire des millénaires. C’est pour cela que les grandes civilisations sont nées dans des bassins fluviaux importants comme le Nil, en Egypte. Un troisième élément, ce sont les calories que donnent les cultures sur des terres suffisamment fertiles. Cela a influencé les mouvements de population, la démographie, l’urbanisation. Et, enfin, un quatrième élément, ce sont les environnements favorables aux pathogènes à l’origine de maladies, en particulier les maladies infectieuses émergentes, comme la malaria ou la dengue qui sont transmises par les moustiques et se développent sous les tropiques. Tous ces éléments expliquent l’évolution de l’histoire et pourquoi la vie est plus facile à Bruxelles ou Oxford que dans le désert du Sahara ou de Gobi.

Sauf qu’aujourd’hui, la vie est aussi confortable à Dubaï ou en Arabie saoudite…

Oui, grâce à la technologie, comme la climatisation par exemple, qui permet de dompter les éléments naturels. Mais il y a un prix à payer: les gaz à effet de serre. Et une certaine vulnérabilité aussi, notamment en matière d’eau potable dans ces régions très chaudes. Donner la priorité aux humains par rapport à la nature comporte toujours des risques.

C’est surtout à partir de l’Holocène, il y a 14.000 ans, que l’homme a commencé à prendre possession de la planète. Cela s’explique-t-il par une certaine stabilité du climat à partir de cette période?

Oui, mais ce n’est pas la seule explication. Je ne suis pas un déterministe. Vous savez, depuis des millions d’années, l’histoire de la planète est une succession de succès et de catastrophes. Les dinosaures ont vécu sans problème durant des millions d’années, soit un temps bien plus long que les humains, avant de disparaître. Si on prend tous les animaux et végétaux qui ont prospéré sur notre planète ces quatre milliards d’années, plus de 99% ne sont plus là. Evidemment, après la fin de l’ère glaciaire, la période plus chaude de l’Holocène s’est avérée plus stable et cela a sans doute favorisé la sédentarisation. Mais le climat n’explique pas tout. Quand les Européens ont débarqué en Amérique, au début du XVIe siècle, il y a eu un échange épidémiologique entre Indiens du Mexique et Espagnols, qui a causé beaucoup de morts. Même avec un climat plus stable, les hommes ne se sont pas adaptés partout de la même façon. Je veux dire par là qu’il y a toujours plusieurs facteurs qui conditionnent l’histoire. Mais c’est vrai que jusqu’ici, on a beaucoup négligé les facteurs liés à la nature. Lorsque j’étais à l’école puis à l’université, je n’entendais pas parler de tout cela, ni de l’importance de l’eau ou des épidémies, à part peut-être celle de la peste.

Dans votre livre, vous évoquez aussi les animaux que l’homme a domestiqués, en particulier le cheval qui fut déterminant dans la formation des premiers empires…

Le cheval, dix fois plus rapide que l’homme, fut en effet indispensable au développement des grands empires de l’âge classique. Environ 85% des empires de plus d’un million de kilomètres carrés, en Europe et en Eurasie, sont nés dans les steppes ou à proximité, là où le climat et l’environnement étaient favorables aux chevaux. De par sa vitesse et sa hauteur d’assise, le cheval conférait une supériorité militaire à ceux qui l’avaient domestiqué, comme les Mongols, les Huns ou les Timourides. En Chine ou en Inde, les chevaux étaient vénérés. Dans le code juridique hittite, vers 1600 avant J.C., les relations sexuelles avec les porcs, les chiens ou les vaches étaient punissables de mort, pas avec les chevaux… Plus tard, la conquête de l’Amérique des Incas et des Aztèques par les Espagnols n’aurait sans doute pas été possible sans le cheval qui n’existait pas sur ce continent, mais qui fut importé.

Le cheval était important aussi pour le commerce…

Bien sûr. Les techniques équines furent primordiales pour créer des réseaux à longue distance et diffuser des idées, des biens, des technologies. Les caravanes de chameaux et de chevaux reliaient les grandes villes qui étaient le moteur des échanges de soie, d’épices et tout ce qui permettait d’engendrer des profits.

Les villes sont importantes dans l’histoire de l’homme. Elles ont eu des effets marquants sur l’environnement et l’épuisement des ressources.

Avec l’essor des grandes villes, sont apparues les différenciations sociales. Les riches ont réclamé des biens et des aliments de meilleure qualité et en plus grande quantité. Cette pression sur les ressources écologiques augmenta évidemment le stress environnemental. Dans ce contexte, l’équilibre était précaire et les conditions météorologiques pouvaient avoir des conséquences plus graves, voire fatales. Mais la différence avec le monde actuel, c’est le nombre. Dans l’Empire romain, la proportion de gens qui habitaient dans les campagnes était beaucoup plus grande qu’aujourd’hui. Excepté Rome, les villes étaient petites. A Paris, qu’on appelait Lutetia, il y avait 10.000 habitants. Même au Moyen Age, la capitale française ne dépassait pas 20.000 âmes. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, neuf villes comptent plus d’un million d’habitants. En Chine, il y en a 156. La population urbaine chinoise est passée de 18% à 60% en 40 ans. Une différence aussi: aujourd’hui, à Bruxelles, on mange des fruits et des légumes originaires du Kenya ou du Pérou. Il y a 200 ans, on ne consommait que ce qui était cultivé à proximité.

«Une grosse éruption volcanique peut avoir de grandes conséquences sur le climat. Le risque est énorme et nous y sommes mal préparés.»

Mais il y avait des problèmes de déchets dans les villes d’avant…

Vous savez, auparavant, la pression urbaine s’exerçait surtout dans les banlieues des villes. Mais il pouvait y avoir de bonnes administrations. A Constantinople, la reine des cités, les fonctionnaires connaissaient les vulnérabilités, savaient réguler le prix du blé ou gérer l’eau dont les citernes de la ville étaient remplies grâce à un aqueduc de plus de 100 kilomètres.

Pourquoi de grandes dynasties, comme les Ming en Chine, se sont-elles effondrées? Est-ce à cause de bouleversements climatiques? De l’incompétence des élites?

C’est une question que se posent aussi les Chinois qui, depuis une dizaine d’années, étudient à l’école l’effondrement des empires, qui ont à chaque fois eu lieu dans une période de bouleversements climatiques. Ce n’est évidemment pas un hasard si les historiens chinois évoquent ces questions aujourd’hui. Mais, une fois encore, le facteur climatique n’est pas le seul. A la fin des Ming, on sait que le gouvernement dépensait trop d’argent pour la jouissance de l’empereur qui aimait être entouré d’eunuques. Il y en avait des dizaines de milliers à la cour impériale. Beaucoup de gens se plaignaient de ce train de vie. En même temps, il y avait des pressions extérieures, obligeant à monter des armées qui vidaient les champs de leurs travailleurs. Dans ce contexte, il y eut des inondations, puis la sécheresse, des épidémies… Il n’en fallait pas plus pour que la dynastie tombe.

Il y a toujours plusieurs facteurs qui conditionnent l’histoire, estime Peter Frankopan. La taille des villes en est un. © GETTY

Peut-on faire des comparaisons avec aujourd’hui?

Absolument! L’invasion de l’Ukraine est arrivée juste à la fin du Covid et a entraîné une hausse des prix de l’énergie et une inflation générale. Avec le changement climatique, l’année 2024 fut la plus humide jamais enregistrée en Belgique, comme en Grande-Bretagne où les récoltes ont diminué. Cela joue aussi sur les prix. Les plus riches s’en sortent. Les plus pauvres pas. Dans ce contexte, les gouvernements sont affaiblis et les partis extrémistes et populistes gagnent des voix, voire des élections. On est dans une période de tangage. Quand le bateau n’est pas assez solide, il peut couler.

Un mot sur les volcans. Leurs éruptions ont parfois eu une influence énorme sur l’histoire de l’humanité. Sommes-nous à l’abri, au XXIe siècle?

Pas du tout. C’est une matière dont je m’occupe beaucoup avec des collègues d’Oxford et Cambridge pour mettre au point un programme de benchmark (NDLR: un indicateur) de la vulnérabilité des volcans. Moins d’un quart des volcans sur Terre sont surveillés. On a vu ces images incroyables de l’éruption du volcan sous-marin Hunga Tonga qui, il y a deux ans, a provoqué un tsunami dans le Pacifique Sud. Les images satellites ont donné une idée de l’ampleur de l’explosion. Une grosse éruption peut avoir des conséquences très significatives sur le climat. Le risque est toujours là, et il est énorme. Nous y sommes très mal préparés. Le problème est qu’on n’apprend rien de l’histoire.

Et nous ratons des occasions, comme à la fin de la guerre froide?

En effet, la chute du mur de Berlin et les protestations historiques sur la place Tiananmen, à Pékin, ont été une occasion rêvée de se rapprocher autour d’accords mutuels, notamment sur le réchauffement après deux sommets de la Terre déjà organisés par l’ONU. Or, l’économie mondiale a été multipliée par quatre depuis 1990. Cela a profité au Sud global, aux populations plus pauvres, donc ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Mais le prix à payer en émissions carbone est énorme. Ce qu’on a raté à ce moment-là, ce n’est pas seulement le défi environnemental, c’est aussi le risque politique provenant de la Russie, par exemple, ou de multinationales qui sont plus riches que certains pays.

Comment n’a-t-on pas vu arriver ces menaces?

Parce qu’on s’est endormi en se persuadant que la musique ne s’arrêterait jamais, un peu comme on attend que ce soit vraiment grave pour enfin aller chez le médecin. On peut appeler ça de la paresse ou de la lâcheté. En 1992 pourtant, au sommet de Rio, le président américain George Bush père a averti que si sa génération de politiciens ne mettait rien en place pour rendre la planète durable, leurs enfants ne le leur pardonneraient jamais.

Et aujourd’hui, Donald Trump, de retour à la Maison-Blanche, affirme que le réchauffement est un canular…

C’est vrai, Trump a annoncé que son pays quittait l’accord de Paris. Mais il ne peut pas tout casser. Le shift des Etats-Unis vers les énergies renouvelables est arrivé à un point de non-retour. La Californie parvient à produire, par moments, 100% de son électricité grâce aux énergies vertes. Il faut toujours relativiser. On peut bien sûr blâmer Trump, mais aucun pays du G20 ne respecte les délais de l’accord de Paris. Joe Biden a accordé plus de licences d’exploitation de gaz de schiste que Trump dans son premier mandat. En revanche, il a fait adopter l’Inflation Reduction Act qui est essentiel pour la transaction énergétique. Et ça, Donald Trump ne le cassera pas, mais il s’en attribuera tous les mérites…

Dans votre livre, vous reprenez la citation de l’essayiste Susan Sontag: «La race blanche –ses idéologies et ses inventions– est le cancer de l’histoire de l’humanité». Peut-on lui donner tort?

Il y a une part de vérité. Ce sont évidemment les Européens qui ont trouvé avant les autres les techniques d’industrialisation et ont développé leur économie autour de cela. Mais, à nouveau, il faut relativiser. Récemment, j’étais en Inde, un pays indépendant depuis plus de 75 ans. La pollution y dépasse dix fois le seuil de sécurité sanitaire. En Chine, l’exploitation des terres durant le dernier siècle fait qu’on ne peut plus faire pousser quoi que ce soit sur un quart du territoire.

Vous voulez dire que ces pays ne font pas autre chose que ce que les Blancs ont fait dans le passé?

Oui, en partie. Et les Européens peuvent toujours se blâmer pour les crimes du passé, à cause de leur industrialisation polluante ou à cause du colonialisme, comme Susan Sontag le suggère. Je pense qu’on est surtout blâmable pour le fait qu’on ne donne rien ou presque pour le développement des pays de l’Afrique subsaharienne où il y a seulement un petit pour cent d’investissement dans les technologies vertes. Là, on pourrait vraiment agir pour sauver des milliers de vies. Mais la recherche du profit à tout prix nous en empêche. Les dirigeants européens craignent de prendre des décisions difficiles et courageuses pour qu’on puisse survivre dans 20 ans.

 

Bio express

1971
Naissance, au Royaume-Uni.
1993
Diplôme en histoire byzantine du Jesus College, à Cambridge.
1997
Doctorat (PhD) en histoire au Corpus Christi College, à Oxford.
2012
Publie La Première croisade, l’appel de l’Orient (Les Belles Lettres).
2015
Les Routes de la soie, l’histoire du cœur du monde (Flammarion).
2023
Les Métamorphoses de la Terre (traduit en français l’année suivante).

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