Jurica Pavicic, vague à l’âme balkanique
Deux ans après le multiprimé L’Eau rouge, le Croate Jurica Pavicic revient avec un thriller psychologique mélancolique: La Femme du deuxième étage.
Jurica Pavicic débarque dans le lobby de l’hôtel Slavija en short. Normal, il fait chaud, très chaud même, à Split en ce milieu du mois de juin. A bientôt 57 ans (le 2 novembre prochain), l’auteur croate reste surpris par le succès et l’intérêt suscité par L’Eau rouge dans les pays francophones en 2021. Grand prix de la littérature policière et prix Le Point du meilleur polar européen, ce roman (très) noir raconte la disparition de Silva, 17 ans, lors de la fête des pêcheurs dans un bourg de la côte dalmate, sur fond de chute du communisme et des guerres de Yougoslavie.
J’ai eu la chance que mon premier livre soit adapté au cinéma.
Il faudra une balade de quelques heures dans sa ville natale et quelques verres de rakija, la grappa locale, dans une gargote qui ne paie pas de mine et qui lui sert de «quartier général», pour que l’auteur du tendu La Femme du deuxième étage (1), affable et d’agréable compagnie, s’ouvre un peu, jusqu’à sortir de son portefeuille, non sans fierté, son abonnement à l’Hajduk Split, l’un des deux plus grands clubs de football du pays, avec le Dinamo de Zagreb.
Sur le front de mer où le ciel colle à l’Adriatique, Jurica Pavicic commente: «Après la guerre, une fois l’eau nettoyée, Split est devenue la ville à la mode. Pour des citytrips, avec l’apparition des compagnies low cost, mais aussi comme point de départ pour la visite des îles environnantes.» Et de nous emmener arpenter les rues de la vieille ville en nous rappelant la domination vénitienne qui prit fin à l’aube du XVIIIe siècle et dont l’influence est encore palpable aujourd’hui. «Venise n’est même pas à quatre cents kilomètres de Split par la mer», précise notre guide.
Violence sourde
Fils d’un ingénieur chimiste parti à Brooklyn et à Saint-Louis à 31 ans – «c étaient les Trente Glorieuses à la sauce yougoslave» –, Jurica Pavicic est journaliste de formation. Il signe d’ailleurs encore aujourd’hui des chroniques dans le Jutarnji list, qu’on pourrait traduire par Le Journal du matin. Des billets d’humeur sur la société croate en pleine mutation. Société dont il fut acteur, lui aussi, en combattant à deux reprises, durant quatre mois puis une période «plus longue de sept mois» pendant la guerre.
Moins surprenant à la lecture de ses deux ouvrages publiés en français, Jurica Pavicic possède un bagage littéraire aussi costaud que lui. «Un de mes premiers romans était un pur polar et s’intitulait Le Bateau de plâtre. J’en ai écoulé trois cents exemplaires. Mais j’ai eu de la chance que mon premier livre, Ovce od gipsa (NDLR: les moutons de gypse, si l’on traduit en français) soit adapté au cinéma. Le film – Svjedoci – a même reçu un prix au Festival du film de Berlin en 2003. J’ai aussi des goûts littéraires éclectiques. J’apprécie autant Jo Nesbø que Raymond Carver ou Prosper Mérimée, John le Carré, Agatha Christie, Flannery O’Connor, Graham Greene, Patricia Highsmith…» Le nom de la reine américaine du suspense est lâché. Quasi sans crier gare…
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Publié en Croatie en 2015 et écrit avant L’Eau rouge, qui reste un des romans les plus saisissants sorti en 2021, La Femme du deuxième étage aurait pu s’intituler Chronique d’un malheur annoncé. L’histoire est somme toute banale. Bruna tombe amoureuse de Frane, un marin au long cours. Une fois marié, le couple s’installe au deuxième étage de la maison familiale où séjourne toujours Anka, l’acariâtre matriarche qui en fait voir de toutes les couleurs à sa belle-fille. Trois ans plus tard, Bruna se retrouve à purger une peine à la prison pour femmes de Pozega pour le meurtre d’ Anka. Que s’est-il réellement passé entre les deux femmes pendant que le jeune époux sillonnait les mers? Surtout, Bruna mérite-t-elle vraiment d’être embastillée? C’est cette trame tout en ambiguïté et habitée par une violence sourde qui fait écho à Patricia Highsmith et à ses chefs-d’œuvre que sont Monsieur Ripley et Eaux profondes. Sans parler de l’ambiance oppressante et hitchcockienne – après tout, le grand Alfred a adapté L’Inconnu du Nord-Express de Highsmith. Ce raccourci est toutefois injuste, car on trouve quelque chose de typiquement balkanique dans ce thriller anxiogène de Jurica Pavicic qui, simultanément, évoque la dislocation de la cellule familiale et l’effritement d’une société qui souffre des mêmes maux que la nôtre. Magistral!
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