Jennifer Tamas : «Libérons les héroïnes de contes de fées du regard masculin»
Professeure de littérature française aux Etats-Unis, Jennifer Tamas invite à relire autrement les contes de fées et les grands textes classiques qui ont façonné notre imaginaire. De La Belle au bois dormant au Petit Chaperon rouge, d’Andromaque à Bérénice, elle exhume une parole féminine combattante occultée par des siècles de regard masculin.
La tâche de Jennifer Tamas est délicate : elle enseigne la littérature de l’Ancien Régime aux Etats-Unis, où le milieu universitaire est sceptique face à ce savoir jugé non seulement rétrograde, mais aussi peu utile au regard du coût des études supérieures. Spécialiste du XVIIe siècle, elle fait découvrir à ses étudiants, dont le français n’est pas la langue maternelle, les textes de cette époque discréditée outre-Atlantique au nom de la lutte contre le racisme, le colonialisme et la misogynie. Pour beaucoup, la littérature classique, considérée comme un héritage d’un «white privilege» et d’un «male privilege», n’a rien à leur apprendre.
Comment vaincre ces a priori négatifs? Comment faire comprendre que la société de l’Ancien Régime, aujourd’hui sur le banc des accusés, porte en elle des œuvres puissantes, qui méritent d’être redécouvertes et de ne pas rester enfouies dans les bibliothèques? La démarche de la professeure est inverse de celle qui prévaut dans les études littéraires à l’université: Jennifer Tamas part de ce que ses étudiants savent, de leur culture propre, pour remonter à ce qu’ils ignorent, pour leur faire découvrir des liens singuliers, des significations inattendues. Elle explore avec eux les contes de fées, les romans et pièces de théâtre classiques, afin de restituer une parole féminine de refus, ensevelie par des siècles de conventions et d’interprétations patriarcales. Elle poursuit le même objectif dans Au non des femmes (1), son nouveau livre, une relecture féministe des grands textes qui peuplent notre imaginaire.
Le cinéma fait de La Belle et la Bête un récit de captivité, alors que dans le conte originel, la Belle a un pouvoir de vie et de mort sur la Bête.
Vous exhumez l’expression d’une résistance et d’une audace féminines dans la littérature classique. Un écho au mouvement MeToo, qui a encouragé la prise de parole des femmes?
Grâce à MeToo, le «non» des femmes, qui avait peu de poids, ne passe plus inaperçu. Le mouvement a permis de repenser fondamentalement la question du consentement. Certains ont cru voir dans cette révolution de nouvelles aspirations, alors que la résistance et la désobéissance des femmes ont toujours existé. Il n’a pas fallu attendre le XXIe siècle pour que soient décriées les violences sexuelles, les insultes misogynes, les représailles à l’égard des insoumises. La littérature de l’Ancien Régime a beaucoup à nous dire sur les refus féminins. Cela peut sembler incongru, car on a tendance, aujourd’hui, à juger rétrograde et sexiste ce patrimoine littéraire. Dans Je suis une fille sans histoire (Arche, 2021), Alice Zeniter regrette l’absence, dans les grands textes classiques, de modèles féminins capables d’inspirer les jeunes lectrices. Je lui réponds que si l’on peine à trouver dans ces chefs-d’œuvre des figures féminines d’action et de courage, c’est parce que cet héritage a été occulté.
Comment retrouver cet héritage?
Un legs persiste: le refus des femmes est partout, y compris dans les contes de fées les plus connus. Encore faut-il repérer ce qui cloche sous les belles images de princesses endormies célébrées par l’industrie Disney. Les héroïnes de contes populaires et de grands textes classiques ne sont ni des femmes passives ni des proies soumises. L’Andromaque de Racine est une combattante et une gagnante, même si les anthologies littéraires la montrent dépouillée de tout pouvoir d’action, écartelée entre son rôle de mère, qui doit protéger son enfant, et sa qualité de veuve, qui doit honorer la mémoire de son mari, le grand héros troyen Hector. La Bérénice du même Racine incarne aux yeux du grand public une femme perdante, une victime éplorée, une reine sans royaume soumise à l’indécision de Titus, alors qu’elle joue un rôle actif dans la rupture avec l’empereur. Son renoncement n’est pas une défaite, mais une rébellion contre la compromission. Je ne prétends pas détenir la seule clé d’interprétation de ces œuvres, mais j’appelle à les relire autrement, à adopter un point de vue féministe. C’est un geste politique, qui suppose de changer l’enseignement de ces textes, de s’affranchir des stéréotypes auxquels les femmes ont été réduites.
Vous critiquez aussi les versions contemporaines du conte La Belle et la Bête. Que leur reprochez-vous?
Elles sont teintées de violence et de misogynie. Les enfants sont très tôt en contact avec les versions de Disney, qui banalisent la violence conjugale et la virilité menaçante. Dans Beauty and the Beast, le long métrage d’animation de 1991 et le film musical de 2017, la seule ambition de la femme est de parvenir à transformer l’homme. Rien n’est plus contraire à l’esprit du conte imaginé par Madame de Villeneuve, en 1740. Dans cette première version, une jeune femme s’interroge sur le pouvoir de refuser les avances sexuelles et de persister dans son refus. On peine à reconnaître ce thème lorsque des hommes adaptent le conte à l’écran, qu’ils s’appellent Disney, Cocteau, dont le film mythique sort en 1946, ou Christophe Gans, qui signe une nouvelle adaptation en 2014. Les quatre films insistent sur l’idée que la Belle s’habitue à son hôte, dompte sa répugnance et finit par s’éprendre de son geôlier, telle une victime du syndrome de Stockholm. Le cinéma fait du conte un récit de captivité, alors que dans le conte originel, la Belle peut quitter le château dès qu’elle le demande et a un pouvoir de vie et de mort sur la Bête. Seul le consentement volontaire de la jeune femme peut rompre le charme. Son cheminement lui a permis de civiliser l’homme. Mais Disney et les autres cinéastes masculins anéantissent ce cheminement féminin en mettant en scène un rival, qui s’empare du château de la Bête pour lui dérober ses richesses et conquérir la Belle.
Quel était le dessin animé préféré de votre enfance?
La Belle au bois dormant! J’étais éblouie par son château et par son prénom, Aurore. Elle symbolise la beauté ensommeillée réveillée par l’irruption du soleil. La princesse attend, sur un lit de roses et d’épines, d’être délivrée pour commencer sa vie de femme, comme Blanche-Neige, étendue dans son cercueil de verre. Cette attente se matérialise par le sommeil, qui dure cent ans pour Aurore, ou par la répétition inlassable des tâches ménagères pour Cendrillon, qui attend son prince, assise dans la cendre de la cheminée. Les contes de fées semblent valoriser des comportements masculins hardis et dépeindre des femmes cantonnées à l’attente et à l’espoir dans des espaces intérieurs: château, maison, tombeau. Philosophes et psychanalystes y voient la passivité propre au sexe féminin. Selon Sigmund Freud, puis Bruno Bettelheim, le corps féminin, pour se préparer à l’union charnelle, doit passer par une période de latence.
Vous contestez ces interprétations?
Je pense que les contes de fées nous parlent de tout autre chose que de jeunes femmes passives qui attendent un baiser pour se réveiller. Leurs jeunes héroïnes sont mues par un désir de connaissance, une curiosité naturelle. Elles surmontent des épreuves. Réveillée, la Belle au bois dormant reproche au prince de s’être fait attendre. Lui bafouille quelques mots, s’excuse de ne pas savoir s’exprimer avec brio. Très réservé, il exécute son rôle de prince comme un automate, épouse Aurore, puis repart courir le monde. Dans la deuxième partie du conte de Charles Perrault, non reprise dans le long métrage d’animation de Disney, sorti en 1959, le prince se montre faible et lâche. Il n’ose parler de sa vie d’homme marié à ses parents. A la mort de son père, il laisse son épouse se débrouiller avec sa mère à lui, une ogresse qui détient tous les pouvoirs. Le conte souligne l’affrontement des femmes et le conflit des générations, des sujets intemporels.
De même, le Petit Chaperon rouge poserait, selon vous, la question de la rivalité entre femmes de plusieurs générations. Où apparaît cette idée?
N’importe quel adulte vous dira que cette histoire est celle d’une parfaite ingénue qui désobéit à sa mère et se fait piéger par un inconnu, le loup. De fait, le texte de Perrault, première version écrite du récit parue en 1697, est un conte d’avertissement: il sert à inciter les enfants, notamment les fillettes, à ne pas se fier aux hommes et à rester dans le droit chemin. Les frères Grimm, au XIXe siècle, introduisent une figure de sauveur: un chasseur tue le loup, délivre l’enfant et la grand-mère. L’homme sort victorieux et la gamine est sermonnée. Mais un retour aux sources folkloriques révèle qu’avant d’être recouvert d’un vernis chrétien moralisateur, le conte fut un récit d’initiation et d’émancipation, transmis oralement par les femmes.
Que racontent ces versions folkloriques anciennes?
La jeune fille s’en va parce qu’elle a atteint l’âge de la puberté. Elle part de la cuisine de sa mère pour aller vers le moulin, voisin de la maison de la grand-mère. Elle s’éloigne ainsi de l’endroit où l’on cuit les mets à base de farine pour se rapprocher du lieu du secret de la fabrication. L’enjeu du conte n’est pas l’emprise d’un homme-loup sur une jeune femme, mais plutôt la prise de pouvoir d’une femme sur une autre femme: la jeune fille prend la place de la grand-mère. La femme est un loup pour la femme. La plupart des contes de fées posent la question de la rivalité entre femmes de générations différentes. Blanche-Neige est une variante de cette opposition: la sorcière voit dans son miroir un reflet altéré d’elle-même. Dans Blanche-Neige et les sept nains, le dessin animé de Disney sorti en 1937, ce combat féminin est éclipsé par une masculinité agissante. Le prince peut tout, puisqu’il est «si merveilleux», clame la jeune fille au nain Grincheux. La jeune femme est réduite à une passivité sentimentale.
Avant d’être un conte d’avertissement, Le Petit Chaperon rouge a été un récit d’initiation et d’émancipation féminines.
Les adaptations plus récentes des contes de fées par les studios Disney persistent à mettre en avant la passivité des femmes. Comment expliquer que des productions véhiculant pareil message attirent encore les foules?
C’est surprenant. Ces films suggèrent que les femmes passives, symbolisées par des blondes candides, sont du côté du Bien, tandis que du côté du Mal se trouvent les femmes agissantes, d’autant plus dangereuses qu’elles sont pulpeuses et puissantes. Ces méchantes belles-mères ou sorcières deviennent même les héroïnes principales. Angelina Jolie est la mauvaise fée dans Maléfique, l’adaptation de 2014 de La Belle au bois dormant. Cate Blanchett interprète la marâtre dans le sixième remake de Cendrillon. Dans ces films, la victoire du bien est assimilée à une force masculine, tandis que les femmes sont soit des proies à sauver, soit des dangers à éliminer.
Quelles ont été les réactions de vos lecteurs et lectrices depuis la sortie de votre livre, Au non des femmes ?
Beaucoup me disent leur envie de lire ou relire les textes que je présente dans l’ouvrage. L’une de ces œuvres, La Princesse de Clèves, le roman historique de Madame de La Fayette, publié anonymement en 1678, est injustement dénigré, notamment par Nicolas Sarkozy, l’ancien président français. Devenue veuve, la princesse, femme sensuelle, refuse le mariage avec le duc de Nemours, un séducteur qu’elle aime vivement. Elle est alors perçue comme une petite orgueilleuse, une frigide ou une peureuse, alors qu’elle est une héroïne du non: elle a su imposer un refus au désir masculin, toujours plus insistant. Des jeunes filles continuent à comprendre leurs premiers émois en lisant La Princesse de Clèves, y compris dans le New Jersey, où j’enseigne!
Vous sortez de l’oubli des portraits d’héroïnes brossés par des autrices. Lesquelles mériteraient de figurer à côté des classiques?
Je citerais Marguerite de Valois, Marie Mancini, Madeleine de Scudéry, Madame de Villeneuve, Olympe de Gouges. Pour tout vous dire, l’éditeur de mon livre n’a publié que la moitié de mon manuscrit. J’ai donc d’autres autrices à faire découvrir, dont Madame de La Guette. Cette femme guerrière, qui brise les stéréotypes de genre, publie ses Mémoires de femme mariée en 1681. Elle y narre son expérience de l’allaitement, ou encore les menaces de viol qu’elle subit et la façon dont elle a mis en fuite ses agresseurs. Je veux aussi faire lire Madame d’Aulnoy, autrice de contes de fées subversifs. En 1698, elle publie Finette Cendron, variante féminine des figures de Cendrillon et du Petit Poucet, popularisées par Perrault. On y retrouve les motifs de l’abandon par les parents, des ogres, du bal, du prince… L’accent est mis sur la capacité d’action de la souillon Finette, qui n’a rien d’une héroïne passive.
Quel sujet avez-vous abordé ces jours-ci avec vos étudiants de l’université Rutgers?
J’ai consacré un cours entier à une comparaison entre la carte de Tendre, cette géographie amoureuse inspirée de Clélie, le roman à succès publié par Madeleine de Scudéry en 1654, et l’application de rencontre Tinder, très populaire chez les jeunes adultes. Les utilisateurs du site, qui cherchent l’amour ou le sexe, indiquent s’ils apprécient ou non les profils proposés par l’algorithme en «swipant» vers la droite ou vers la gauche. La carte de Tendre, visible encore récemment sur la robe Gucci de Michelle Obama, est beaucoup plus complexe et dangereuse, avec ses écueils, ses chemins, ses villes, ses villages, son fleuve, ses rivières. J’ai demandé à mes étudiants de me dessiner une carte de Tendre du XXIe siècle. Ils ont joué le jeu.
Comment expliquez-vous cet intérêt?
Les rapports amoureux entre jeunes Américains sont aussi codifiés spatialement qu’un match de base-ball! La géographie du cœur de Mademoiselle de Scudéry, avec ses relations galantes empreintes de raffinement, d’écoute de l’autre, de rapports respectueux, a de quoi inspirer cette génération. Les fleuves de la carte de Tendre mènent à la mer Dangereuse, mais il y a un au-delà: les Terres inconnues, où l’on pourra peut-être découvrir le vrai amour. Dans la conception scudérienne, l’amour est mouvement, réflexion, contemplation. Il laisse libre cours à l’esprit d’exploration et ne saurait trouver son accomplissement dans la fixité du mariage.
La galanterie française du Grand Siècle n’est-elle pas considérée aujourd’hui comme une pratique de domination masculine?
Je le déplore. L’essayiste féministe Valérie Rey-Robert prétend même que la littérature classique véhicule une «culture du viol». C’est un contresens historique, qui cache la part prise par les femmes dans la galanterie, qui fut une entreprise de perfectionnement des mœurs. Cette construction littéraire a été élaborée pour servir de rempart à la violence de la société de l’Ancien Régime. A cette époque, les futurs époux ne se choisissent pas et les jeunes filles vivent leur nuit de noces comme la pénétration brutale d’un parfait étranger. C’est pour contrer la réalité du viol, menace exacerbée par les guerres de religion du XVIe siècle, que de nouveaux rapports entre les sexes sont imaginés au siècle suivant. Ils ne sont pas un décalque de la société, mais l’exception, le rêve que d’autres relations sont possibles entre hommes et femmes.
Bio express
1981 Naissance aux Lilas, en région parisienne, le 15 mars.
2006 Agrégée de lettres modernes à Paris-Sorbonne. Entame un doctorat à Stanford, Californie.
2012 Reçue docteure en stylistique à Paris-Sorbonne.
2013 Reçue docteure de littérature française à Stanford. Assistant Professor en littérature classique à Middlebury College, Vermont (Etats-Unis).
2014 Associate Professor en littérature française de l’Ancien Régime à Rutgers University, New Jersey (Etats-Unis).
2018 Publie Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique (Droz).
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