Histoire d’une grande évasion: comment la montagne inspire les écrivains
Lire en montagne ? Mais quels romans? Longtemps, les écrivains sont restés insensibles au charme des cimes. Mais depuis les romantiques et jusqu’à aujourd’hui, les hauteurs alpestres séduisent les plus grandes plumes. Histoires d’une grande évasion.
La pandémie a ragaillardi l’engouement des vacanciers pour la montagne, son air pur, son immensité apaisante, ses pics vertigineux. Plus que jamais, le mont Blanc, le mont Rose, le Dôme des Ecrins, l’Aiguille du Midi, le Gran Paradiso ou le Weisshorn font rêver les mordus de randonnée et d’espaces éthérés, comme ils ont inspiré et inspirent encore les plus belles plumes françaises, italiennes ou suisses. L’attrait littéraire et touristique pour les paysages escarpés n’est cependant pas si ancien.
Au XVIIe siècle, Bossuet, l’orateur et ecclésiastique moraliste, évoquait, sans même les connaître, les «affreuses montagnes». A l’époque, les monts sont considérés comme laids et périlleux. Personne ne songe à en affronter ou admirer les sommets. Comme le rappelle Pascal Bruckner (Dans l’amitié d’une montagne, Grasset, 2022), jusqu’aux années 1700, les voyageurs qui devaient franchir malgré tout les cols alpins choisissaient souvent d’avoir les yeux bandés pour éviter d’être terrifiés par l’aspect des pics. Au milieu du XVIIIe siècle, le comte de Buffon, pourtant naturaliste, évoque en parlant des montagnes les «imperfections de la surface du globe».
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En 1336, L’Ascension du mont Ventoux par Pétrarque, qui a séjourné dans le Vaucluse, fait figure d’anomalie. Dans cette lettre immortelle à son confesseur, le poète florentin, déchiré entre désirs humains et aspiration au divin, envisage son escalade comme l’opportunité d’un pèlerinage spirituel, là où «les nuages sont à ses pieds». Bien que la réalité de l’ascension soit controversée, ce récit initiatique lucide, qui se termine par l’inévitable retour dans «la vallée des péchés», reste fascinant, car, comme l’écrit Bruckner, grimper «c’est toujours aller vers les dieux même si on est incroyant».
Précurseur, Pétrarque? Il aura fallu attendre des siècles et La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau pour que les Alpes, décor du roman épistolaire du Genevois, deviennent idylliques et que la laideur fasse place à la beauté. La montagne se révèle un nouvel éden, moteur de l’imaginaire poétique. Le religieux n’est jamais loin. «En s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres et, à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté», écrit le philosophe protestant, chantre de la nature. Le tournant n’est pas moins décisif.
L’ascension littéraire
Après Rousseau, le romantisme idéalisera les sommets alpins et pyrénéens, «ces monts déserts où le ciel est immense, où l’air est plus fixe et les temps moins rapides, et la vie plus permanente», ainsi que s’enthousiasme Etienne de Senancour dans Oberman (1804). Lamartine, Alfred de Musset, George Sand, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Théophile Gautier… tous chanteront la montagne après en avoir eu une expérience contemplative directe, sans toutefois gravir les sommets. Le Grenoblois Stendhal, lui, y campe son célébrissime roman Le Rouge et le noir, tiré d’un fait divers dans le village de Brangues, dans le département français de l’Isère. Mais il avoue son impuissance face à l’opulence des cimes, dardant ceux qui se croient capables de les décrire: «Nous sommes au milieu des plus grandes Alpes, mais […] il ne me vient que des superlatifs sans grâce qui ne peignent rien à qui n’a pas vu.»
La célébration des sommets prend aussi la forme de récits de routard. Gustave Flaubert s’est fait la plume en racontant son voyage de jeunesse dans les Pyrénées, en 1840, depuis Bayonne jusqu’au monumental cirque de Gavarnie, qu’on retrouve dans ses Carnets de travail. Séduit par La Nouvelle Héloïse, Alexandre Dumas entreprend un périple helvétique en 1832, qu’il relate dans Impressions de voyage: l’épisode romancé du bifteck d’ours qu’il dit avoir mangé à l’hôtel de la Poste à Martigny, dans le Valais, avant d’apprendre que la bête avait dévoré la moitié du chasseur l’ayant mortellement blessé, est resté fameux.
Tous ces auteurs ont-ils aiguillonné la curiosité de leurs contemporains? Dès le milieu du XIXe siècle, les Alpes deviennent une destination touristique prisée pour l’élite bourgeoise internationale, faisant définitivement perdre à la montagne son privilège de terre vierge. Cette invasion mondaine inspirera à Eugène Labiche LeVoyage de monsieur Perrichon (1860), l’illustre vaudeville aux incessants rebondissements autour d’Henriette et ses prétendants, à Chamonix. La dérision atteint des sommets avec Alphonse Daudet et son Tartarin sur les Alpes (1885), dont l’ami Bompard s’écrie: «La Suisse, à l’heure qu’il est, vé! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l’on vient se distraire des quatre coins du monde […].»
Le monde sacré
De plus en plus, au fil du temps, la montagne nourrira les romanciers, suscitant des diamants bruts. Injustement tombé dans l’oubli, sauf dans sa Suisse natale, Charles-Ferdinand Ramuz en a fait le personnage central de son chef-d’œuvre La Grande Peur dans la montagne (1925), à une époque où la construction des premiers téléphériques se multiplie. Un personnage très vivant. «Tu as voulu t’attaquer à plus fort que toi… Et elle [la montagne] est méchante quand elle s’en mêle. Il y a des places qu’elle se réserve, il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne.» A l’époque, la langue, au rythme répétitif, du «Giono helvète» divisait les critiques.
Ce récit panthéiste d’une montagne sacrée et vengeresse qui engloutit les hommes désireux de la dominer possède une forte résonance actuelle: «C’est que la montagne a ses volontés à elle, c’est que la montagne à ses idées à elle.» Somptueuse semonce. On retrouve ce thème de la souveraineté hostile dans Batailles dans la montagne que Jean Giono, qui a lu son contemporain, écrira douze ans plus tard. Ici aussi, la montagne tient le rôle principal et l’inondation d’une vallée alpestre et ses hameaux suggère la fin du monde. Sauf que la fraternité des villageois permettra de résister à la colère du glacier.
C’est dans une montagne menaçante, encore, truffée d’ennemis humains et naturels, que Dino Buzzati, journaliste au Corriere della Sera et alpiniste passionné amoureux des Dolomites, plante son premier roman, aux couleurs kafkaïennes déjà: Bàrnabo des Montagnes (1933). L’absurdité de la mission de son héros, garde forestier chargé de surveiller en altitude un dépôt d’explosifs devenu inutile, préfigure bellement son légendaire Désert des Tartares, où le guet vain d’un ennemi invisible participe de ces mythes que les hommes inventent pour se donner une raison de vivre. Bàrnabo, lui, finit tout de même par trouver un sens à son existence dans la sérénité des sommets.
Dans les années qui suivent, l’âge d’or de l’alpinisme encouragera des vocations littéraires chez les guides de haute montagne. Roger Frison-Roche en est le «premier de cordée», avec son roman éponyme qui, d’abord publié sous forme de feuilleton dans La Dépêche algérienne (1941), a donné naissance au folklore des guides de Chamonix. Ce Chamoniard de cœur y décrit avec une précision chirurgicale le combat du grimpeur avec une montagne «inhumaine et impavide». Si cela paraît un peu mélo aujourd’hui, l’authenticité de sa narration – La Grande Crevasse aussi, en 1948 – aura fasciné des générations d’adolescents et incité d’autres alpinistes mythiques, comme Lionel Terray et Gaston Rébuffat, à prendre la plume et la caméra.
Face-à-face homme-nature
Les vrais romans de montagne sont rares finalement, si l’on reste en Europe. Il ne faut donc pas passer à côté des perles, plus proches de nous dans le temps, comme celles d’Erri De Luca, alpiniste chevronné, fils d’un membre des Alpins, ces militaires italiens rompus aux combats en terrain montagneux. C’est justement un duel sans pitié en altitude, entre un chamois et un vieux braconnier, que l’écrivain napolitain met en scène dans Le Poids du papillon (2009), sublime récit dans lequel sa description des chamois relève de l’art éthologique. Et qui se termine par la victoire de l’animal, bien que ce soit lui qui est tué: «La bête l’avait épargné, lui non. Il n’avait rien compris de ce présent qui était déjà perdu. Le présent est la seule connaissance qui est utile.»
Ce rapport essentiel au temps et à la nature imprègne les romans d’un autre italien incontournable, Paolo Cognetti. Dans Les Huit Montagnes bien sûr, son livre phare (prix Médicis 2017) où le héros s’écrie: «Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes.» Mais aussi dans Le Garçon sauvage, publié quelques années auparavant, un récit autobiographique: l’auteur fuit les pollutions milanaises pour se réfugier dans la «baita» (chalet) d’un minuscule hameau des Alpes, où il éprouvera la solitude en pleine nature. Son expérience, subversive à notre époque, tient de celle de Henry David Thoreau dans Walden, auquel il rend hommage, dans ce livre éloge de la simplicité dans lequel se reflète, entre les lignes, notre mode de vie confus et destructeur.
Plus récemment encore, Jean-Christophe Rufin, qui vit à Chamonix, s’est essayé au récit alpestre, dans Les Flammes de pierre (Gallimard, 2021). Le Goncourt 2001 a fait le pari de redorer la littérature de montagne authentique, un peu à la Frison-Roche. Dans sa préface, il raconte comment il a fomenté son projet lors d’une ascension à l’arbalète – le carreau étant attaché à une corde – de l’aiguille de la République, dans le massif du Mont-Blanc, avec son ami Sylvain Tesson. Tiens, encore un écrivain, pourfendeur de nuages sur les pics du monde entier. Son récit audacieux La Panthère des neiges (Gallimard 2019, prix Renaudot), où il témoigne de l’art de l’affût dans le silence et le froid du Tibet oriental, en fait un auteur au sommet, en osmose avec une nature sauvage. Encore un. On respire. Les «monts affreux» font définitivement partie d’un lointain passé. Purifiante, la montagne est devenue désormais un lieu d’inspiration, d’asile et de réflexion sur l’avenir de la planète en danger. Il suffit d’ouvrir les yeux. Et les livres.
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