Affaire Lafarge: tout n’est pas permis au nom de l’essor d’une entreprise
Justine Augier décrit minutieusement comment la société Lafarge s’est compromise avec les islamistes de Daech pour poursuivre les activités de sa cimenterie en Syrie.
Le 16 janvier 2024, la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire en France, a confirmé la mise en examen pour «complicité de crime contre l’humanité» et «financement d’une organisation terroriste» de l’entreprise Lafarge, comme personne morale, et de plusieurs de ses cadres. Ils sont accusés d’avoir versé quelque treize millions d’euros à des groupes armés, dont l’Etat islamique (EI), pour permettre la poursuite, malgré la guerre qui embrasait le pays, des activités de la cimenterie construite par le groupe en 2011 à Jalabiya, au nord-est de la Syrie. Cette décision ouvre la voie à un procès inédit pour une société en France.
«Je n’arrive pas à croire qu’ils n’aient pas été fichus de prévoir notre évacuation.»
Elle est la conséquence du travail acharné réalisé par des juristes des organisations Sherpa et Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR) afin de faire reconnaître la responsabilité de l’entreprise: recueil de témoignages d’anciens employés, examen des arguments juridiques, élaboration d’une plainte déposée en 2016… Personne morale, de Justine Augier, est le récit à hauteur d’homme (les salariés de base de Lafarge) et de femme (la quasi-totalité des juristes au service des plaignants sont des femmes alors que les avocats mobilisés par Lafarge sont presque exclusivement des hommes) de ce combat.
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La cécité délibérée des dirigeants du cimentier face à la montée des dangers pour le personnel local (alors que les expatriés ont été rapatriés dès 2012) et des violences, de plus en plus documentées, de Daech est proprement effrayante. Le sommet du cynisme est atteint en 2014. Le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, le 15 août, une résolution frappant de sanctions les responsables de l’EI. Le lendemain, le directeur de la filiale syrienne de Lafarge renouvelle un accord de «cohabitation» qui, outre les pots-de-vin habituels, exige de l’EI qu’il empêche l’entrée de ciment venu de Turquie… Le 9 septembre, la cimenterie reprend un semblant d’activité. Dix jours plus tard, elle est attaquée par les combattants de Daech… Les employés encore sur place s’enfuient par des moyens de fortune. «Si nous étions partis une heure plus tard, Daech nous aurait coupé la tête, témoigne l’un d’eux. Je n’arrive pas à croire que j’aie travaillé six ans pour Lafarge et qu’ils n’aient pas été fichus de prévoir notre évacuation.» Malgré cela, la «mise en danger d’autrui» n’a pas été retenue par la Cour de cassation comme prévention contre les «Lafarge».
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