Dans l’enfiévré Gabacho (éd. Liana Levi, 2022), que la Mexicaine Aura Xilonen a écrit à 19 ans, un gosse, passé clandestinement aux Etats-Unis, seul, devient homme à tout faire et veilleur de nuit d’une petite librairie, dans un quartier pourri. En cachette, il y apprend à lire. D’abord, des trucs avec des images, puis, à l’aide d’un dictionnaire, des atlas, des essais, des guides pratiques, des contes, de la poésie et des romans, niais comme prodigieux. Le gamin de la rue, où on cause avec les poings, sait désormais aussi la puissance des mots, les soleils qu’ils allument ou les lames qu’ils dégainent. Mais devant la fille dont il est secrètement fou amoureux, aucun ne surgit. Comme il se le dit à lui-même, dépité, «j’ai lu Virgile et Dante, et Boccace, Balzac, Homère, Tolstoï, Cervantes, et aussi Dickens, Austen, Borges, Esope, et la Bible, mais à ce moment précis, je sais pas où trouver quelque chose à dire, n’importe quoi, quelque chose de profond. La vie, bordel de merde, c’est pas comme dans les livres.»
La vie, bordel de merde, c’est pas comme dans les livres.
C’est qu’il faut toujours les mots, tout de suite, sans qu’on puisse les relire, les rhabiller, les polir, et imaginer une autre phrase, une meilleure, qui tinte plus clair, à l’haleine fraîche, qui calme les flots, crochète la serrure, dégage les horizons derrière l’impasse. Ça doit fuser, pas le temps de choisir dans l’éventail, alors, les synonymes, l’agencement, la substance, l’esprit, la justesse, oublie.
C’est cette différence de tempo qui rend les livres plus exaltants que la vie. Leur histoire aussi, bien sûr. Mais l’absence d’à brûle-pourpoint permet de la flanquer d’une musique censée lui donner son pouvoir de ravissement, dans les deux sens du terme. C’est pour ça que plusieurs auteurs se déclament à voix haute. Pour l’harmonie de chacune des lignes écloses, comme on le fait d’une mélodie, qu’elle soit tout en galbes ou en shrapnels. Un passage en studio, donc. Celui qu’on a tous, aménagé dans un réduit du cerveau, avec ses enregistreurs multipistes, ses chambres d’écho, ses curseurs. Pour plus de basses, moins de nasillard, un peu d’ampleur, accélérer ou retenir, effleurer ou ricocher.
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Dans son premier roman, sorti ce mois-ci, la Belge Catherine Demaiffe a consacré autant de temps à cette immense table de mixage intime qu’à son clavier azerty standard. L’histoire, elle la tenait du carnet de son père, quand il était jeune, découvert à sa mort. Parce que, «chez nous, on ne parlait pas». Les mots étaient dangereux. C’est là qu’elle a appris pourquoi «son passé deviendrait le catalyseur de sa réussite, mais aussi le trou noir qui précipiterait sa fin». Trou noir que sa mère a longtemps fréquenté également.
Alors, dans Jusqu’au lever du jour (1), et parce qu’elle est aussi comédienne et metteuse en scène, elle a fait danser chaque page. Comme on danse pieds nus. En délaissant la ponctuation. Parce qu’il y a de la chorégraphie dans chaque tempête et que, face au pire, on ne s’agrippe pas à des virgules ou des points de suspension. Les mots, leur texture et leur silhouette, sont à l’avenant. Leur rythme aussi: comme scandé. A l’image des césures des phrases. Celles décidées dans le manuscrit ne correspondaient plus au format du livre papier. Alors, avec l’éditeur, au téléphone, elle a relu chaque phrase, en récitant, pour décider où placer le «retour».
Un roman musique, donc. De désintégrations. Mais de splendeurs. Aux mots plus beaux que ceux de la vie.
(1) Jusqu’au lever du jour, par Catherine Demaiffe, éd. Deville F., 200 p.
Thierry Fiorilli est journaliste et chroniqueur.
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