Les Borkman: un Ibsen façon concert rock
Adapter en mode «concert garage rock» Henrik Ibsen, l’ampoulé dramaturge norvégien, c’est le défi que se sont lancé Christophe Sermet et sa Compagnie du vendredi. À la clé, Les Borkman, une fable sur la faillite du capitalisme et le désir d’émancipation, sur fond d’épure et de gros son.
John Gabriel Borkman est une des dernières pièces d’Henrik Ibsen et le nom de son personnage principal, banquier crapuleux. Après son emprisonnement pour escroquerie, il se réfugie au sous-sol de sa maison. Sa femme occupe l’étage supérieur. Jamais ils ne se croisent. Lui s’adonne aux remords et à la musique, emplissant la demeure de ses notes entêtantes. Elle remâche sa colère et sa chute.
Dans l’ adaptation de Christophe Sermet, qui, avec sa Compagnie du vendredi, modernise le texte d’Ibsen, on retrouve aussi le fils de ces Borkman, sur les épaules duquel repose le renouveau de la famille, une belle-sœur, ancienne amante, qui a élevé ce fils et souhaite se l’approprier, une jeune prof de guitare amoureuse dudit fils, une voisine fantasque éprise de liberté et de libertinage, un ami usé… Les rancœurs mais aussi les désirs de fuite de chacun sont tenaces, les comptes se règlent, de ceux que l’argent et les sentiments enveniment. Depuis longtemps, Christophe Sermet aimait ce texte. Tout en pondérant: «Ibsen est difficile à monter. À côté de ce que je vois comme une forme d’absolue modernité, dans la pièce, sur la notion d’émancipation féminine notamment, il y a l’ampoulé du langage, son côté bavard…. Ce n’est pas simple à monter en l’état.»
J’aime cette topologie de sentiments. Comment, dans un même lieu, sans se voir, on donne à entendre le dernier fil de haine et d’amour.
Étape de travail
C’était sans compter le Covid et ses confinements successifs. «C’était la bonne occasion pour mettre ce texte en chantier, confie-t-il. Un prétexte à se sentir plus libre.» S’affranchir du ton classique sans rien ôter à la profondeur du propos, à sa modernité. «Lors de mon cursus au Centre d’études théâtrales (NDLR: à Louvain-la-Neuve), j’ai croisé et aimé les auteurs nordiques, Ibsen, Strindberg etc., explique le metteur en scène. Leurs thématiques bourgeoises qu’ils dénoncent. Leur matérialisme et leur lyrisme. Ici, on est en plein dedans, avec ce banquier qui a troqué un amour vrai contre une situation sociale. Ce monde où tout est marchandable, l’amour, tant passionnel que filial, les sentiments, au même plan que l’extension d’un patrimoine. C’est une sorte de comique au fond tragique.» Un tragicomique qui s’immisce jusque dans la topographie de la pièce: le banquier reclus fait uniquement entendre, à sa femme comme à ceux qui pénètrent dans la maison, ses notes nuisibles. «J’aime cette topologie de sentiments. Comment, dans un même lieu, sans se voir, on donne à entendre le dernier fil de haine et d’amour.»
Teatro povero
Il y a aussi cette autre idée chère au metteur en scène: construire, à partir de presque rien, un endroit entre la temporalité de l’œuvre et la nôtre, qui parle à tous. Le cadre des répétitions de ces Borkman a permis concrètement de décaler le propos puisque, lors du second confinement, c’est dans un garage que la Compagnie du vendredi se réunit pour répéter. Le décor naturel est brut, épuré. Il y fait froid. Tous se réchauffent aux bonbonnes de gaz, couvertures sur les épaules. La scénographie à venir est plantée. Mais ce n’est pas cette dernière – plateau simple, large et ouvert, table, chaises, fauteuil – qui permet à Sermet de plonger le spectateur dans un troisième lieu, un autre espace-temps que chez Ibsen. C’est la musique, et plus particulièrement le rock des années 1960, 1970 et 1980 (retrouvez la playlist du spectacle ci-dessous). Et la troupe, qui partage l’amour du metteur en scène pour ce genre de sons, y va à fond. A l’instar du plateau brut remplaçant l’intérieur bourgeois, le piano guindé de John Gabriel Borkman cède la place aux guitares punk et aux solos chantés. «Plutôt qu’un lamento sur une époque qui se noie, nous sommes allés vers quelque chose qui nous parlait, continue Sermet, et qui parle d’aujourd’hui, de cette émancipation des femmes et de la jeunesse.»
La playlist du spectacle
You can’t put your arms around a memory – Johnny Thunders
Rich Folks Hoax – Rodriguez
I’m not a looser – Amyl and the Sniffers
Off you – The Breeders
Pills – New York Dolls
Words and Guitar – Sleater Kinney / Courtney Barnette
Lost song – Jane Birkin
Personality Crisis – New York Dolls
Devant derrière Californie – Chocolat Billy
That’s all right – Elvis Presley
We’re a Happy Family – The Ramones
Final cut
Résultat: la pièce est un inclassable, parce qu’on y entend autant les mots anciens que les révoltes actuelles, en musique. Les comédiens sont à la hauteur de l’exercice. Gwendoline Gauthier et Adrien Drumel, époustouflants en double rôle, changent de personnage à vue. Vanessa Compagnucci est fantasque et emportée en voisine libérée. Sarah Lefèvre, précise dans sa rage de femme flouée. Yannick Regnier (John Gabriel Borkman), en salaud déchu et rockeur abîmé. Les coulisses à vue racontent autant de vies en métamorphose. Les acteurs se fondent dans les personnages en y laissant un peu d’eux-mêmes. Quelque chose s’est tramé dans le cocon du hangar de répétition, et explose sur scène, aux yeux de tous. Parce qu’il y a de ça dans le théâtre de Christophe Sermet: «Je suis attaché à cette fin du XIXe siècle, ce moment du début de la modernité, de la conscience de l’intime. J’ai une sensibilité pour la choralité. Pour ce théâtre qui demande un riche jeu d’acteur, qu’on ne peut réduire à des stéréotypes. Je veux que ce soit corrosif, mordant, tragique. Pour faire ressortir la fragilité des êtres, fragilité qu’on a de plus en plus tendance, sur nos scènes actuelles, à écraser sous le naturalisme.»
On sort de la représentation les oreilles emplies de riffs, le corps vibrant de rébellion et d’envies d’ailleurs. Ce Borkman est dense, il faut prendre le temps de le maturer. S’éloigner des sons pour faire chemin. Mais garder en tête l’énergie féroce, furieuse et rockeuse de cette scène qui dit tout de la violence des relations humaines et de l’échec d’un monde ancien. Et, pourquoi pas, rêver au monde d’après.
Les Borkman, du 17 au 28 janvier, au théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles.
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