L’année d’Adèle Exarchopoulos
Sur le grand ou le petit écran, Adèle Exarchopoulos aura été de tous les bons plans en 2022. Interview sans langue de bois avec une comédienne surdouée qui revendique des choix de carrière intuitifs, et dont la quête de naturel passe avant tout par le corps et le ressenti.
A part peut-être Léa Seydoux, aux côtés de laquelle elle s’affirmait il y a dix ans déjà dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, on ne voit pas d’actrice française qui aura été aussi présente et convaincante sur les écrans ces douze derniers mois qu’Adèle Exarchopoulos. Dès mars, elle mettait la barre très haut dans le désarmant long métrage Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, en hôtesse de l’air d’une compagnie low cost noyant son mal de vivre dans une inlassable fuite en avant. En mai, elle reprenait avec une bondissante délectation son rôle de Soraya, ex-gardienne de zoo au cœur de gorille transplanté, dans la série Le Flambeau, suite joyeusement outrancière de la comédie parodique La Flamme de Jonathan Cohen. A la rentrée ciné de septembre, elle éclaboussait de classe et de grande profondeur Les Cinq Diables de Léa Mysius, étrange drame pyromane aux accents fantastiques où elle campait une nageuse au cœur froid mais aux souvenirs vivaces. Enfin, elle jouait cette année à nous faire peur, tout en nous faisant rire, dans Fumer fait tousser, nouveau doux délire signé Quentin Dupieux et sorti dans les salles à la fin du mois de novembre.
Avant de jouer dans La Vie d’Adèle, mon ambition était de travailler six mois de l’année dans la restauration puis de voyager les six mois restants.
Où s’arrêtera Adèle Exarchopoulos? Certainement pas aux frontières de l’Hexagone, puisqu’on la verra prochainement dans Passages, le nouveau long métrage de l’Américain Ira Sachs, aux côtés de l’Allemand Franz Rogowski et de l’Anglais Ben Whishaw. Capable de passer d’une émotion à son contraire en un clignement de paupières, elle donne, à même pas 30 ans, le sentiment de pouvoir désormais tout jouer et, donc, tout se permettre.
En 2022, le cinéma, comme le reste des activités humaines, s’est déconfiné. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur les mois de paralysie dus au Covid?
Disons que, pendant le Covid, je me suis encore davantage rendu compte de tous les privilèges que j’avais. C’est-à-dire un confort de vie, des gens que j’aime qui sont proches de moi, la santé… Et puis, je pense que, comme tout le monde, le fait de se retrouver un peu face à moi-même, de faire certains constats et de comprendre ce qui est essentiel intimement et humainement, m’a pas mal fait réfléchir sur mes dépendances, mes besoins, mes manques… J’ai pris conscience que, quand tout est à l’arrêt, il ne me manque pas grand-chose, au fond. A part peut-être une certaine idée de la liberté… Durant plusieurs mois, j’ai passé énormément de temps avec mon enfant. Or, ça n’aurait pas été possible en temps normal. Pas à ce point, en tout cas. D’une manière générale, j’ai réalisé à quel point ma famille et mes amis comptent pour moi.
Quels sont vos critères pour accepter un projet et embarquer dans l’aventure d’un film?
Je ne sais pas. Honnêtement, je n’ai pas vraiment d’autre critère que mon ressenti. Parfois, je lis quelque chose de nouveau et je ne sais absolument pas où ça va mener, alors je sens que je suis intriguée. La fois suivante, ce sera le scénario d’un réalisateur dont je connais très bien le travail, et c’est ça qui m’excitera. S’agissant des Cinq Diables, par exemple, j’avais vu Ava, le précédent film de Léa Mysius, et j’avais été très touchée par la manière dont elle approchait et filmait les corps. J’ai aimé son écriture et réalisé en la rencontrant que c’était quelqu’un d’assez simple, en fait. Un peu comme Quentin Dupieux. Tous les deux ont l’art de raconter des histoires incroyables mais ils les racontent comme s’il s’agissait de choses tout à fait normales. A contrario, si l’histoire ne m’emballe pas ou si je sens que c’est un moment de ma vie où je n’ai pas envie de jouer ça, alors je n’irai pas. Tout ça est très instinctif. La seule chose qui est sûre, c’est que je sais que je n’irai jamais sur un film avec un demi-désir. Parce que c’est une chance incroyable d’hériter d’un rôle et qu’il y a trop d’actrices à côté de moi qui attendent leur tour. Donc si je choisis d’en faire un, il faut vraiment le faire bien.
D’un film à l’autre, on sent que vous prenez plaisir à changer assez radicalement de registre. Là où Rien à foutre, par exemple, est très ancré dans le réel, Les Cinq Diables, pour sa part, s’aventure du côté du fantastique et de la magie…
Dans Rien à foutre, il s’agissait en effet de traquer une certaine vérité au cœur même du réel. Alors que, dans Les Cinq Diables, c’était vraiment l’idée de tendre vers quelque chose d’irréel dans ce cadre extraordinaire encerclé par les montagnes. On y passe de Get Out à Twin Peaks, du kitsch au surnaturel… C’était vraiment très ludique. Puis j’aime l’idée de mêler l’intime au fantastique. Alors, après, est-ce que moi je crois à la magie? Je pense qu’on croit tous un peu dans une forme de magie, non? Il y a des gens, par exemple, qui pensent que manger de l’avocat ou faire du yoga les apaisera et les amènera à faire les bons choix dans la vie (sourire). Plus sérieusement, je ne crois pas vraiment à la magie ou au surnaturel, mais en un sens, j’ai la foi. Je crois à la Création. Il suffit de regarder le paysage pour toucher à quelque chose de l’ordre de l’émerveillement pur.
De l’intérieur, en tant qu’actrice, avez-vous le sentiment qu’il se passe quelque chose au sein du cinéma français aujourd’hui? On y voit de plus en plus de films d’auteur intégrer des éléments de fantastique ou même d’horreur…
J’ai le sentiment, oui, que le cinéma de genre s’injecte de plus en plus naturellement dans le travail des cinéastes en France. Et je trouve ça très enthousiasmant. Toutes les nouvelles expériences ont quelque chose d’excitant, et là j’ai l’impression que ça se fait sans trop de prises de tête, c’est assez réjouissant. De toute façon, à partir du moment où tu y crois et où tu fais quelque chose avec le cœur, je trouve que ça en vaut la peine. Après, moi, je ne connais pas tous les classiques du cinéma de genre, mais quand je vois un film comme Grave de Julia Ducournau ou Les Cinq Diables de Léa Mysius, je trouve qu’on ne peut que se réjouir de ce type de prises de risque qui me semblent assez nouvelles dans le cinéma français.
Etes-vous sensible à la question du female gaze?
Pour être honnête, le female gaze (NDLR: théorie féministe au cinéma prônant la traduction du point de vue féminin par la caméra), je sais à peine ce que c’est. Je pense avoir la chance d’être entourée d’hommes assez merveilleux, autant dans ma vie que dans le monde du cinéma. Quentin Dupieux est quelqu’un de très doux. Autant que Léa Mysius. Cédric Jimenez, avec qui j’ai tourné BAC Nord l’an dernier, est une personne très sensible également. Comme Jonathan Cohen peut l’être aussi. Ce que je veux dire, c’est que mes rapports humains ne sont pas forcément genrés. Je ne réfléchis pas en ces termes-là. En soi, je ne sens pas de différence fondamentale entre le regard d’un homme et celui d’une femme. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il faille absolument vivre une situation pour la comprendre. En ce sens, je pense que certains cinéastes hommes sont tout à fait capables de traduire de manière complexe et sensible l’expérience et la subjectivité d’une femme à l’écran.
Avez-vous une méthode pour construire vos personnages?
Je ne suis pas du genre à étudier mais disons que je me nourris de certaines choses. Pour Les Cinq Diables, Léa Mysius m’avait demandé de revoir Twin Peaks. Pour que je n’aie pas peur d’aller vers le kitsch dans mon jeu. Et je dois dire que moi, j’aime plutôt bien les scènes qui flirtent avec le ridicule, où on se sent même un peu bête de faire certaines choses devant les figurants (sourire). Ce sont des moments souvent très intéressants. Mais un personnage ne se construit jamais seul: on s’aide des costumes, de la lumière… Et puis, c’est important de s’adapter à ses partenaires de jeu. Dans Les Cinq Diables, je donne beaucoup la réplique à une enfant, c’est-à-dire quelqu’un qui ne calcule pas, qui n’a pas d’ego, qui n’a pas de stratégie. Ça implique de toujours s’adapter, de fonctionner à l’instinct. Chaque prise est forcément très différente… Par ailleurs, un personnage se construit souvent à travers le corps. Sur le tournage des Cinq Diables, je n’ai pas pu faire moi-même les scènes de natation, parce que ce qui se passe dans l’eau n’est pas assurable. Mais pour les scènes de gymnastique, je me suis beaucoup entraînée. J’ai vraiment cherché à avoir le corps et le cardio d’une sportive. D’une manière générale, je vais davantage me nourrir de petites choses banales qui construisent un personnage tout en nuances que de grandes théories.
Nourrissez-vous un rêve hollywoodien?
J’ai surtout l’ambition de faire des expériences différentes. Ça m’intéresse autant de travailler en Italie ou en Espagne qu’aux Etats-Unis, par exemple. Je n’ai pas de rêve hollywoodien à proprement parler. Même si j’adore certains cinéastes américains. Récemment, j’ai adoré le premier film de ce jeune cinéaste californien, Joe Talbot, The Last Black Man in San Francisco. Sinon, ça oui, j’adorerais faire un Marvel ou un X-Men (sourire). Il n’y a pas de vraie raison mais ouais, jouer une méchante dans un X-Men, un rôle absolument dénué d’empathie, ça m’exciterait beaucoup.
Vous mettez-vous des limites dans votre jeu d’actrice?
Non. J’ai un autre rapport à la nudité maintenant que je suis maman, j’avoue. Parce que ça a développé chez moi une forme de pudeur. Mais sinon, non, je ne me mets aucune barrière a priori.
Pensez-vous que le cinéma peut encore jouer un rôle consolateur ou transformateur?
Je pense que le cinéma peut nous faire ressentir plein de choses. Dont un sentiment de consolation, oui. Il y a des films qui nous font nous poser des questions, il y a des films qui nous aident à poser des choix, il y a des films qui nous donnent envie de rappeler quelqu’un, il y a des films qui nous donnent envie de pardonner… Le cinéma, c’est l’art de transformer la réalité et de toucher des humains très différents.
Rien à foutre et Les Cinq Diables sont deux films qui parlent beaucoup des choix qu’on pose dans la vie et de la possibilité, à un moment donné, de changer de cap. Avez-vous parfois le vertige de vous dire que vous auriez très bien pu ne jamais percer dans le cinéma? A quoi pourrait bien ressembler votre vie sans ce métier?
C’est quelque chose qui me traverse souvent l’esprit, à vrai dire. Pas tellement un vertige, mais la curiosité de me demander quels auraient été mes choix si je n’avais pas fait La Vie d’Adèle. Est-ce que je me serais écoutée? Est-ce que j’aurais été fidèle à mes envies? Un peu avant de jouer dans La Vie d’Adèle, mon ambition était de travailler six mois de l’année dans la restauration puis de voyager les six mois restants. Est-ce que j’aurais vraiment fait ça? C’est sûr que ça peut être compliqué en matière de stabilité comme plan de vie (sourire). Mais oui, je pense souvent à ça. Et je n’ai pas de réponse définitive à mes questions. Mais c’est assez excitant, je dois dire, de me demander: si je n’avais pas fait La Vie d’Adèle, où serais-je aujourd’hui?
Bio express
1993 Naissance, à Paris, le 22 novembre.
2005 Fait ses débuts au cinéma dans Martha, de Jean-Charles Hue avant d’apparaître dans le film Boxes, de Jane Birkin.
2013 Connaît un succès fulgurant avec La Vie d’Adèle, long métrage pour lequel elle reçoit, grâce à une dérogation exceptionnelle demandée par Steven Spielberg, la Palme d’or à Cannes au même titre que son réalisateur Abdellatif Kechiche et sa partenaire de jeu Léa Seydoux.
2014 Remporte le César du Meilleur espoir féminin.
2020 S’essaie avec bonheur à la comédie dans le film Mandibules, de Quentin Dupieux, puis dans la série La Flamme, de Jonathan Cohen.
2022 Joue dans Rien à foutre, Les Cinq Diables et Fumer fait tousser au cinéma, ainsi que dans Le Flambeau en télé.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici