Au cours de sa folle nuit au musée, Christophe Boltanski s’est identifié à King Kasaï, cet éléphant chiffonné, immensément vieux et très solitaire. © Alina Gurdiel

La nuit au musée de Christophe Boltanski: au cœur des ténèbres coloniales

Philippe Manche Journaliste

Le grand reporter et écrivain Christophe Boltanski a passé une nuit à l’AfricaMuseum. Entre introspection et recul sur notre histoire coloniale, son percutant King Kasaï interroge notre mémoire.

Ancien journaliste à Libération, rédacteur en chef de la revue XXI, reporter de guerre, écrivain (prix Fémina 2015 pour La Cache), essayiste (Minerais de sang, 2014), Christophe Boltanski, 61 ans en juillet prochain, est une fine plume et son King Kasaï (paru aux éditions Stock) est bel et bien un roman. Avec son carnet de notes, un exemplaire du magistral Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad sous le bras et son sac de couchage, il s’est baladé dans les traverses de l’ancien Musée royal de l’Afrique centrale -aujourd’hui «décolonisé» en AfricaMuseum– pour un résultat confrontant, ludique, admirablement documenté et résolument contemporain. Entre anecdotes personnelles (son papa, ses souvenirs de Tintin au Congo…) et faits réels, chiffres à l’appui, qui flanquent la chair de poule, King Kasaï s’avère indispensable dans la construction de notre identité, avec un I majuscule. Rencontre.

Balancer de la peinture rouge sur des statues? Christophe Boltanski ne trouve pas cela inintéressant: «La statue est toujours là mais prend un autre sens.»
Balancer de la peinture rouge sur des statues? Christophe Boltanski ne trouve pas cela inintéressant: «La statue est toujours là mais prend un autre sens.» © getty images

L’AfricaMuseum est une magnifique porte d’entrée pour évoquer le passé colonial. Comment est né le projet?

Je me suis d’abord posé la question de la légitimité de raconter cette histoire parce que je ne suis ni belge ni congolais. Ce musée est une vision européocentrée du Congo mais ce n’est pas le Congo. A partir de ce constat, je peux m’interroger comme tout un chacun sans m’approprier une histoire qui n’est pas exactement la mienne.

Et vous décidez d’y passer la nuit…

J’avais l’idée, dès le départ, de raconter ma nuit comme un voyage, comme une sorte d’exploration, je n’avais pas prévu que ce serait une nuit dans l’obscurité la plus totale. C’est idiot mais je pensais qu’il y aurait des veilleuses et je n’avais pas de lampe torche. Je me suis retrouvé face à King Kasaï, cet éléphant chiffonné, immensément vieux et très solitaire. J’ai plus de 50 ans, je suis blanc et, cela peut paraître ridicule, j’ai eu un phénomène d’identification avec ce vieux pachyderme ridé. C’est un peu nous, les Blancs, qui nous sommes crus les rois de la Création et avons dominé le monde. Ce n’est qu’aujourd’hui, et heureusement, que ce pouvoir-là est remis en cause avec tous les sentiments contradictoires légitimes lorsqu’on est concerné directement par cette remise en cause.

© Julien Falsimagne

Vous évoquez la mort de George Floyd, aux Etats-Unis, et les statues liées à l’esclavage et aux colonies vandalisées et déboulonnées dans le monde entier. La violence policière a-t-elle fait office d’accélérateur?

Je pense. Il y a sans doute eu aussi un effet post-Covid. Quand on sort après avoir été enfermé, des choses sortent aussi de nous-mêmes. Que fait-on de ces statues? Je suis toujours assez hostile à l’idée de cacher. Je pense qu’il vaut mieux montrer, même si c’est douloureux. En revanche, au risque parfois de choquer, je ne trouve pas inintéressant de balancer de la peinture rouge sur des statues. C’est évidemment symbolique. La statue est toujours là mais prend un autre sens, elle est ressuscitée. C’est ce que l’on peut souhaiter de mieux à une statue parce qu’avant, on passait devant sans même savoir qui c’était alors qu’aujourd’hui, on s’y intéresse à nouveau.

King Kasaï raconte aussi la mobilisation des Mark Twain, Anatole France ou Arthur Conan Doyle qui alertèrent l’opinion pour ce que vous appelez «la première campagne humanitaire de l’ère moderne». Etaient-ils les premiers lanceurs d’alerte?

Cette campagne a été mondiale, beaucoup d’écrivains et d’intellectuels se sont mobilisés à tel point que Léopold II a dû renoncer à sa propriété personnelle. L’un des lanceurs d’alerte est un agent d’une compagnie maritime basée à Anvers: Edmund Dene Morel. Il constate que les bateaux de retour du Congo sont chargés d’ivoire et de caoutchouc tandis que ceux qui repartent sont remplis d’officiers, de soldats, d’armes et de munitions. Ce n’est pas un échange, c’est du pillage! C’est ce qui est passionnant dans cette histoire. Tous ces individus auront le courage de témoigner. Comme cette missionnaire et photographe anglaise, Alice Seeley Harris, qui en parle à sa hiérarchie et n’est pas crue. Il a fallu qu’elle utilise son Kodak pour convaincre.

Que font et où sont les écrivains et intellectuels, à quelques rares exceptions, face aux tragédies humanitaires d’aujourd’hui?

Ce repli sur nous-mêmes, qui s’est accéléré ces vingt dernières années, est assez terrifiant. Je constate avec mon regard de journaliste que la place consacrée à l’actualité étrangère ne cesse de diminuer. Ma femme, qui est anthropologue, me disait que de moins en moins d’étudiants souhaitent travailler sur le lointain. Avec cette question de légitimité qui sous-entend qu’il vaut mieux s’intéresser à nous-mêmes plutôt qu’aux autres. Je pense néanmoins qu’il vaut mieux s’intéresser aux autres. C’est ce qui nous sort de nous et c’est dans ce croisement que naissent des propositions intéressantes.

Histoires singulières

Quand il ne dort pas dans un musée pour les besoins d’un roman ou quand il ne planche pas sur son prochain documentaire télévisé consacré aux oligarques russes, Christophe Boltanski intervient dans le cadre d’un programme de prévention contre la radicalité à la maison d’arrêt d’Osny, dans le Val-d’Oise. C’est dans cet établissement pénitentiaire, et pour la première fois en France, qu’un gardien a été égorgé par un détenu radicalisé. «J’anime des petits groupes d’une dizaine de personnes, toutes volontaires. J’interviens comme reporter parce que les prisonniers ont parfois une vision biaisée de notre métier ; ils nous prennent tous pour des espions, etc. Je raconte mes reportages en Irak et en Syrie de façon très concrète parce que lorsque vous leur sortez de grandes généralités, ils répondent par des stéréotypes. Pour que ça fonctionne, il faut leur parler d’histoires singulières. Histoires qui font écho, chez ceux qui sont allés se battre en Syrie par exemple, à leurs propres expériences.» S’intéresser aux autres qu’il disait…

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