La déconstruction s’installe dans les cases de BD
La bande dessinée contemporaine, déjà à l’avant-garde des combats féministes, s’attaque désormais aux questions de genre ou d’identité, en déconstruisant parfois avec brio, tel Le Bel Alex, les codes des récits et les normes sociétales.
Il n’y a qu’à regarder de récents palmarès et les titres mis en avant à la dernière rentrée littéraire par la plupart des éditeurs de BD pour s’en convaincre: depuis quelques années, un peu plus vite et un peu plus loin qu’ailleurs, le monde de la bande dessinée, poussé par une nouvelle génération d’autrices et de lectrices, est en train de rattraper un évident déséquilibre des représentations. Les valeurs sûres du roman graphique contemporain et de l’autofiction s’appellent désormais Aisha Franz (Work-Life Balance arrive à L’Employé du moi) ou Alison Bechdel (Le Secret de la force surhumaine, chez Denoël Graphic) pour ne citer que les sorties les plus proches, mais cette première vague de fond est déjà suivie d’une deuxième, cette fois encore plus «dégenrée» et ouverte à toutes les identités, tout en continuant à remettre en question nos modèles de société et de pensée basés sur la domination masculine et le patriarcat. Des récits qui jouent totalement le jeu de la déconstruction.
Toutes les bandes dessinées sont militantes, on ne transmet juste plus les mêmes codes.
Celle-ci peut parfois être frontale, éducative et «réflexive», avec des livres comme Si les hommes avaient leurs règles de Camille Besse et Eric La Blanche (Le Lombard) dont tout le concept tient dans le titre, ou le très réussi et très rigolo Le Cœur des zobs, prépublié sur le compte Instagram @matin_queljournal et désormais chez Dargaud: l’auteur Bobika y raconte en détail comment il a décidé, avec sa compagne, de passer à la contraception masculine et au «remonte-couilles» artisanal et ce faisant, a découvert cette charge mentale de la contraception qui pèse sur la moitié de l’humanité, de manière mathématiquement totalement inégalitaire puisque «une femme fabrique en moyenne 150 ovules tout au long de sa vie, alors qu’un homme produit un million de spermatozoïdes par jour»!
D’autres auteurs et autrices, comme le Belge Mathieu Burniat avec Furieuse, la Coréenne Yudori avec Le Ciel pour conquête, le Français Quentin Zuttion avec Toutes les princesses meurent après minuit ou la jeune Française Julia Reynaud avec Le Bel Alex (1), s’attaquent désormais, eux, aux codes mêmes des récits de bande dessinée, qui véhiculent inconsciemment ou non des stéréotypes et des «normes» sexuelles et sociétales qui n’en sont plus. Ainsi dans Le Bel Alex, Noah est amoureux d’Alex et va tenter de la séduire. Mais contrairement aux clichés habituels, Alex est une jeune femme très sûre d’elle qui n’a pas envie de s’engager, et Noah un garçon plein de doutes qui s’enfoncera dans une spirale infernale pour correspondre à tout prix aux standards de beauté masculine que lui renvoient médias et réseaux sociaux. Une charge mentale comme on en avait rarement lue et racontée en BD.
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Changer de codes
«L’intimité entre deux personnes et les relations contemporaines sont des sujets qui m’inspirent beaucoup, mais j’ai aussi voulu intervertir un peu les genres dans le récit. L’héroïne a plutôt une attitude qu’on attend normalement d’un homme – la peur de l’attachement, par exemple, est soi-disant très masculine – et le personnage masculin a, lui, une grande part de féminité, ou en tout cas des traits de caractère qu’on associe à tort ou à raison à la féminité», détaille la jeune autrice, passée par l’école Estienne et Saint-Luc à Bruxelles, et récompensée il y a deux ans par le prix Raymond Leblanc de la jeune création pour aller au bout de ce projet effectivement aussi original que réussi – «et qui permet ainsi d’interpeller le lecteur sur des attitudes, des clichés, qu’on n’a pas l’habitude de remettre en question parce qu’on ne les remarque même plus. Mais surtout, je ne voulais pas pointer du doigt un genre ou un autre, ou savoir si un genre est plus opprimé que l’autre. Au contraire, nous sommes tous concernés par d’autres diktats: la publicité, le culte du corps, la surconsommation, la pression sociale des réseaux sociaux… Ici, si je dénonce quelque chose, c’est plus un système qu’un genre.»
Julia Reynaud rejoint ainsi, presque à son corps défendant, toute une génération de nouveaux auteurs francophones aux nombreux points communs: une éducation à la bande dessinée qui a commencé par le franco-belge à l’enfance, bifurqué sur le manga à l’adolescence puis est venue au roman graphique à l’âge adulte ; des auteurs très influencés par leur formation et leurs écoles, entre autres belges, «où les questions d’identité et de déconstruction sont très présentes et même encouragées». Enfin, des auteurs et autrices très conscientisés et qui souvent estiment, comme Julia, «qu’il est difficile de ne pas avoir d’avis aujourd’hui sur le monde qui nous entoure». Quant à savoir si leur bande dessinée se veut militante, Julia Reynaud répond du tac au tac, et comme beaucoup de ses jeunes collègues: «Le plus important, c’est l’histoire. Mais dans l’idée qu’on transpose toujours des expériences et des convictions personnelles dans les récits que l’on crée, alors toutes les bandes dessinées sont militantes. Et souvent, on y transmet de manière délibérée ou non les codes de la société. Si militance il y a dans mon chef et dans celui de ma génération, c’est alors dans l’idée de ne plus transmettre les mêmes!»
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