Immersion à la bibliothèque vivante: « Ce concept a un véritable apport psychologique »
A la bibliothèque vivante, les ouvrages sont faits de chair et d’os. Au fil des chapitres, ceux qui ont été confrontés aux préjugés décollent les étiquettes.
Fermez les yeux. Vous êtes une petite fille de 10 ans qui vit au Congo. Vous dormez paisiblement. Soudain, votre maman débarque en toute hâte, vous réveille et dit: “Prends la chose la plus importante à tes yeux et viens, on s’en va! ” Voilà. Vous êtes une petite fille de 10 ans et vous pouvez ouvrir les yeux.» Longue robe colorée, fleur à la boutonnière, Nicole est aussi joliment apprêtée que douce et accueillante. Seules deux bougies, posées sur une table basse, la séparent de son lecteur. Très naturellement, la septuagénaire déroule le fil de ses premières années d’enfance au Congo belge. L’agréable compagnie des boys, sa vie libre de sauvageonne qui, pour effrayer sa maman, ramasse la peau des serpents qui ont mué. Les «Zévénements» annonciateurs de l’indépendance et de la guerre coloniale, elle ne les a connus qu’épisodiquement. Ils l’ont malgré tout forcée à évacuer et à aboutir dans une société belge totalement étrangère.
Nicole s’excuse d’avoir «sauté quelques pages», mais elle ne perd jamais le fil de son récit.
Dans l’entrée lumineuse du centre culturel d’Uccle, face au parc de Wolvendael, chacun choisit son horaire d’emprunt du livre qui lui fait de l’œil. Les titres sont éloquents: Maman d’un jeune parti en Syrie, Black… Blanc, Femme à roulettes. Un bibliothécaire se charge ensuite d’escorter le lecteur dans une grande pièce à l’ambiance plus tamisée, silencieuse, aux coins de laquelle sont disposés cinq livres en chair et en os. Tous ont un jour été confrontés à des préjugés et veulent partager leur expérience. La rencontre dure trente minutes. Les bibliothécaires viennent ensuite signifier avec tact qu’il est temps de refermer le bouquin. Pour ne pas le rendre en retard. Ou trop abîmé. L’un des objectifs de La Concertation, l’asbl derrière l’initiative, est de «revaloriser la diversité comme source d’enrichissement réciproque et encourager une réflexion plus critique».
Un message d’espoir
La vie post-Congo de Nicole commence à Liège, où la future ado traverse une période compliquée. D’abord les brimades de ses camarades, pour qui les «colons» méritent d’avoir tout perdu. Ensuite ce choc de culture qui la fait passer pour impertinente alors qu’elle reproduit simplement le schéma de vie de son enfance, tutoiement des adultes compris. «Je ne voulais plus de ça, narre la septuagénaire. Un soir, j’ai demandé à mon père quand on rentrait chez nous.» La justification vaguement géopolitique qui suit lui fait comprendre qu’elle devra s’adapter à la Belgique. «Pour me protéger, j’ai alors décidé de taire ce passé, si beau soit-il.»
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Nicole marque une pause. Parfois, elle s’excuse d’avoir «sauté quelques pages», mais elle ne perd jamais le fil de son récit, qu’elle incarne avec tendresse, sans pathos. Avant chaque bibliothèque vivante, La Concertation organise deux jours d’ateliers de préparation avec les livres humains, qui sont soit volontaires, soit contactés via des associations. «On ne travaille pas un discours commercial, mais on réfléchit avec le témoin à ce qu’il veut transmettre», précise Francesca Magagni, à l’origine du projet en Belgique. «La grande difficulté, c’est de contenir cette urgence de vouloir tout raconter. Il est préférable de cibler l’une ou l’autre anecdote suffisamment explicite ou de fonctionner par chapitres à ouvrir en fonction de l’interlocuteur.» Pas question non plus de reproduire une séance chez le psy: à la bibliothèque vivante, le livre a déjà pris suffisamment de recul pour porter un message d’espoir et expliquer comment tel événement a contribué à faire de lui la personne résiliente qu’il est aujourd’hui. Une façon originale d’apprendre à s’adresser à l’autre, à s’ouvrir en toute confiance. Mais pas sans limite. «Personne n’est obligé de tout dévoiler, reprend Francesca. La réponse à une question un peu trop intimidante peut tout à fait se trouver dans un chapitre qui n’a pas encore été écrit…»
Le concept de bibliothèque vivante naît au début des années 2000 à Copenhague, quand l’association Stop the Violence crée un moyen de réfléchir aux préjugés et discriminations. «C’est une autre approche que les manifs et les conférences, il faut se mettre en jeu et faire face à soi-même», précise Francesca Magagni, qui découvre le concept quelques années après son lancement, la bibliothèque ayant traversé les frontières, notamment jusque dans sa ville de Bologne. Elle tente alors l’expérience en tant que lectrice. «La question des préjugés et stéréotypes me fascine depuis l’adolescence, confie-t-elle. Peut-être parce que je me suis moi-même sentie enfermée dans des cases: la fille émotionnelle, la psychologue, la personne qui a des problèmes alimentaires, etc. J’avais envie de casser tout ça.» Séduite par cette possibilité de décoller des étiquettes, elle se forme à la méthodologie auprès de l’association italienne puis organise des événements une fois débarquée à Bruxelles. D’abord pendant son temps libre et, depuis six ans, via La Concertation.
Audiobook à émotions
L’Alcoolique. Le titre est fort. C’est le but. Et puis Pierrot aussi est fort. Physiquement – un sexagénaire bien bâti – et mentalement ; il ne faut pas plus d’une minute avant qu’il s’ouvre totalement sur ses faiblesses. Pierrot, c’est un roman dramatique truffé d’anecdotes et d’histoires drôles sur sa relation avec l’alcool. Profession, santé, famille, couple, finances, justice et vie sociale, sept chapitres bien structurés dévoilent la descente aux enfers du Namurois. Tantôt gêné, tantôt ému, le militaire de carrière débute son récit par ce jour où, à seulement 26 ans, un médecin lui prédit qu’il n’a que 50% de survivre dans les mois à venir, même s’il arrête de boire illico. Pierrot a tenu 24 heures, puis une semaine, un mois… Aujourd’hui, le senior ne doit plus arrêter de boire, il en a simplement la volonté. «Mon rétroviseur sera toujours à côté de moi, assure-t-il. Je suis devenu livre vivant pour dire à ceux qui pourraient en avoir besoin que malgré les idées préconçues sur l’alcoolisme, on peut s’en sortir.» Pierrot est aussi un homme de conférences et d’interventions publiques, mais il apprécie particulièrement l’atmosphère de la bibliothèque vivante. «A deux, on est tranquille et l’écoute est plus active.»
La grande difficulté, c’est de contenir cette urgence de vouloir tout raconter.
Assise le long d’un zinc jonché de cafés, de jus et de gâteaux, Annelyse vient tout juste de terminer une lecture. «Au fur et à mesure du récit, j’avais énormément de questions à poser, mais je ne voulais pas interrompre mon interlocutrice, tellement prise par son histoire, commente la jeune femme. J’ai apprécié sa façon d’être: elle me tutoyait, c’était un peu comme parler à une amie.» Dans son dos, quelques visiteurs ont un casque vissé sur les oreilles. Installés dans des divans et transats, ils écoutent des témoignages pré- enregistrés. Fanny et Catalina n’auront pas le temps de s’y éterniser, elles ont déjà contracté suffisamment de prêts cet après-midi. «J’avais peur d’être intimidée par le protagoniste, mais tout s’est fait de manière très naturelle. C’est presque comme un audiobook, mais avec de l’empathie et des émotions», entame la première tandis que son amie embraie: «C’est tellement prenant que l’on voudrait plus de temps pour créer une véritable relation.»
Questions sans réponses
Chaque livre détermine la façon dont il se lit. Certains laissent place aux questions une fois la dernière page tournée, d’autres encouragent d’emblée l’échange, notamment lorsque le lecteur trouve un écho dans le sujet choisi. «Ce concept a un véritable apport psychologique, estime Francesca Magagni. La vie est une narration. Il y a des faits objectifs, mais la façon de les vivre et les dévoiler est subjective. Etre livre vivant, c’est une façon d’être acteur de son vécu.» De prouver que toute personne est constituée de multiples identités et de nuances, aussi. «Participer à une bibliothèque vivante ne permet pas, a priori, de se défaire de tout, nuance toutefois la médiatrice culturelle. Mais à partir du moment où l’on ressort d’une expérience avec des questions, c’est déjà gagné parce que souvent, quand on colle une étiquette, on n’a que des réponses.»
Nicole a seulement commencé à reparler du Congo à l’aube de ses 40 ans. Elle venait de rencontrer un homme de son âge qui lui avait raconté l’époque où ces Belges du Congo étaient arrivés dans sa classe, «bêtes» et «complètement à côté de la plaque». «Ça a agi comme un déclic, sourit la septuagénaire. J’ai compris que je n’étais pas seule et j’ai enfin pu m’ouvrir à nouveau.» Auprès de son fils, qui lui consacre des soirées entières à prendre des notes, mais aussi de parfaits inconnus, comme ces deux mineures congolaises alors tout juste arrivées en Belgique. «Passée la déception de voir une Blanche parler de leur pays, elles ont fini par trouver des résonances entre nos parcours, rembobine-t-elle. A la fin, l’une d’elles m’a dit craindre de perdre les codes acquis au Congo. Je lui ai répondu qu’elle devait s’épancher sur ce passé. Après m’être tue pendant trente ans, c’est uniquement ça qui m’a permis de me réapproprier cette enfance que j’ai tant adorée.» Fin de l’histoire.
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