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Igort, l’homme qui dessine le quotidien de la guerre en Ukraine

Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur italien Igort n’avait «aucune envie de dessiner ce livre-là», mais se devait de «donner la parole aux gens qui ne l’ont pas». En résulte un récit-témoignage aussi bouleversant que pédagogique sur les cent premiers jours de l’invasion russe en Ukraine.

La première qu’Igort a eue au bout du fil, dès le matin du 24 février 2022, c’était Sveta, membre de la famille de son épouse ukrainienne. «L’aéroport de Dnipropetrovsk a été bombardé.» Dix minutes plus tard, ce sera Maksim. Maksim a 27 ans, il travaille en Belgique mais est retourné au pays pour enterrer sa maman, décédée du Covid quelques jours plus tôt. «Maintenant qu’il est piégé, il nous a demandé une lettre d’invitation pour sortir. Mais tous les aéroports sont fermés. Il veut tenter le coup avec un minibus […]. Il dit qu’à la frontière polonaise, on pourrait le laisser passer. Mais ce sont des nouvelles incertaines, la situation évolue d’heure en heure. Il y a déjà des dizaines de milliers de voitures sur la route.» Puis il y a Yulia, qui a vu deux immeubles s’effondrer à Kiev ; Yura, qui filme les bombardements depuis son appartement de Kharkiv ; enfin Olya, dont la sœur est infirmière et qui a été réquisitionnée par l’armée ukrainienne. «Elle n’a pu passer qu’un seul coup de fil pour prévenir son mari et sa fille de 4 ans qu’elle ne rentrerait pas du travail.» Au deuxième jour de l’invasion, les premières pénuries s’installent déjà, plus de sel dans les grands magasins: «Les anciens ont emporté tout le sel, ils disent que pendant la guerre, les gens mangeaient tout fade. Maintenant, ils veulent au moins du sel.» Au quatrième jour, l’esprit de résistance s’exprime dans la population ukrainienne. Igort raconte et dessine une femme offrant des graines de tournesol aux soldats russes, avant de leur asséner: «Mets-les dans ta poche. Comme ça, quand tu mourras, quelque chose poussera ici.»

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Et ainsi, de jour en jour, pendant cent jours, Igort va raconter la guerre en Ukraine. D’abord du point de vue de ceux qui la subissent quotidiennement et directement dans leur chair, mais aussi de son point de vue à lui, auteur de bande dessinée italien, «vieux marin de la narration en images», qui a vécu deux ans à Dnipropetrovsk, qui y a de la famille, des repères et des souvenirs, qui connaît mieux que beaucoup le contexte et l’histoire ukrainienne – Igort publiait il y a dix ans Les Cahiers russes et Les Cahiers ukrainiens, qui expliquaient déjà les racines du conflit à venir – et qui, surtout, se devait de raconter «car je connais les immenses possibilités de la bande dessinée en tant qu’outil de communication. C’est Staline qui disait qu’un million de morts, c’était une statistique, mais qu’un seul mort vu de près, c’était une tragédie. Je suis reparti de cette phrase très cynique en me disant “il faut essayer”. Et ce livre a été le plus difficile de ma vie.»

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Hypocrisie et patriotisme

Publié dans un premier temps dans les pages de La Repubblica, Le Journal d’une invasion d’Igort, paru aux éditions Futuropolis, traduit donc comme peu de médias les conséquences d’une guerre pour ceux qui la subissent réellement, au quotidien, mais pas seulement. Entre les témoignages qu’il collecte chaque jour au téléphone ou sur le Web, il revient en flash-back sur tous ces événements qui, au fil du temps, annonçaient l’inéluctable, depuis le Holodomor de Staline qui fit cinq millions de morts en 1933, jusqu’à la guerre de Crimée ou la récente invasion du Donbass. Autant d’événements qui laissent notre témoin convaincu de «l’hypocrisie de l’Occident ; on avait tous les moyens pour comprendre ce qui allait se produire. Quand la Russie a envoyé 150 000 soldats à la frontière ukrainienne, on ne pouvait pas ne pas comprendre, ce n’est juste pas plausible.» Pas question pour autant de tomber dans la propagande pro-ukrainienne aveugle («je ne suis pas journaliste, je suis un raconteur d’histoires, mais lorsque vous racontez la guerre, vous avez un impératif moral: si vous écrivez une information, elle doit être vérifiée et revérifiée, surtout dans un moment si grave») ou unilatérale – Igort recueille aussi des témoignages issus des rangs russes, comme le récit d’un jeune soldat envoyé au front alors qu’il pensait se rendre à des exercices, et assassiné au lendemain de sa démission, ou encore la vision des premiers prisonniers de guerre russes, «des gamins de 18 ou 19 ans qui n’ont rien des mercenaires de Wagner, des gamins étourdis, terrorisés, qui n’ont pas décidé d’aller à la guerre».

Si ce Journal d’une invasion s’arrête aux cent premiers jours du conflit, Igort n’a évidemment pas cessé de passer des coups de fil, d’en recevoir et de prendre des notes. Il nous montre le carnet numéroté dans lequel il écrit et prépare ces récits-témoignages: il en est au numéro 21. Et sait déjà que cette guerre ne s’achèvera pas demain. «Il y aura une longue période de transition, prédit-il, car même si la Russie était amenée à gagner, les Ukrainiens ne se laisseront pas faire. C’est sans doute là la plus grosse erreur de Poutine, d’avoir sous-estimé l’esprit de résistance des Ukrainiens: les premiers soldats russes avaient de la nourriture pour trois jours! Moi, le premier mot que j’ai appris quand j’étais en Ukraine, c’était le mot “patriote”!»

Pendant ce temps, en Russie

Depuis quinze ans, l’artiste graphique russe Victoria Lomasko (1978) raconte la Russie d’aujourd’hui dans des reportages mêlant textes et dessins, témoignages et impressions et, surtout, questions dérangeantes. Quand elle parcourt l’Arménie, le Daghestan, la Géorgie ou l’Ingouchie, c’est pour y parler société civile, activisme, religion, fossé des générations, droits des femmes ou des personnes LGBT, autant de sujets tabous qu’il a toujours été compliqué de publier dans son pays, et impossible désormais: en mars dernier, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, Victoria Lomasko a dû, «comme 90% des artistes russes», prendre le chemin de l’exil, le seul possible pour continuer à s’exprimer et raconter cette Russie et ces Russes invisibles. Son dernier livre paru, achevé peu avant la guerre, devient dès lors un témoignage saisissant et crépusculaire sur la Russie de Poutine, devenue «démocrature». Victoria Lomasko a reçu le prix «Couilles au cul» au dernier festival d’Angoulême, récompensant «la vaillance des artistes de BD menacés dans leur pays».

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