Vietnam la bataille perdue du têt
Le 30 janvier 1968, durant la trêve du Nouvel An vietnamien, l’armée du Nord-Vietnam et le Vietcong déclenchent simultanément une vaste offensive contre toutes les grandes villes du Sud. Si la victoire ne fut guère au rendez-vous sur le plan militaire, pour le camp communiste, elle fut indéniable sur le front politique. L’envoyé spécial de L’Express raconte l’affrontement qui conduisit les Etats-Unis à se retirer d’une guerre devenue insoutenable pour le peuple américain.
» Il y a des coups de feu à la grille. Je pense qu’il vaut mieux que j’y aille. » Celui qui parle : un adjoint du général William Westmoreland, commandant en chef américain au Vietnam. Il répond à l’appel téléphonique du correspondant de L’Express à Saigon. Le lieu : le grand quartier général américain à la base de Tan Son Nhut, à 7 kilomètres du centre de Saigon. Il est 11 heures 50 du matin, le 31 janvier 1968. Westmoreland attendait ses ennemis à Khe Sanh, près du 17e parallèle, à 600 kilomètres au nord de la capitale ; ils sont à sa porte. Même son bureau n’est pas épargné par les projectiles. Quelques heures plus tôt, en pleine nuit, un commando du Vietcong s’est emparé de l’ambassade des Etats-Unis à Saigon. Les GI viennent à peine de la reconquérir, en tuant un à un les petits hommes porteurs de brassards rouges. Simultanément, en ville, le canon des chars et les bombes des avions ponctuent le crépitement des mitrailleuses. Des dizaines d’autres commandos-suicide, obéissant au même mot d’ordre fulgurant, ont attaqué les points névralgiques et occupé des quartiers entiers. La veille, de Da Nang à Nha Trang sur une bande côtière de 500 kilomètres du nord au sud, le Front National de Libération a investi une dizaine de villes. Cette semaine devait être celle de la trêve du Têt, le Nouvel An vietnamien. C’est l’embrasement, la guerre généralisée. Les Américains sont partout sur la défensive. Le général Fred Weland, commandant à Saigon, déclare que pour assurer la sécurité en ville, il lui faudrait les 500 000 GI déployés sur l’ensemble du Vietnam. Le gouvernement de Hanoi et le FNL, en envoyant leurs soldats à la mort, leur ont promis la victoire pour le mois de février, selon les documents interceptés par les services de renseignements américains. Pour ces services, qui n’ont cessé de décrire, au cours des mois, l’usure de l’ennemi, il s’agit d’un » sursaut de désespoir » ou d’une » diversion « . Mais pour des dizaines de millions d’Américains, à 14 000 kilomètres de distance, c’est un réveil brutal. On parlait d’impasse, d’enlisement. L’incendie de Saigon illumine une guerre et un Vietnam ignorés. (…) Que va faire le président Johnson ? Envoyer de nouveaux renforts ou, comme Hanoi et le Vietcong veulent l’y forcer, négocier ? Depuis plusieurs jours, comme par hasard, il était surtout question de négociations. C’est le moment choisi par les chefs militaires du Front National de Libération (FNL), et sans doute aussi par ceux du Nord-Vietnam, pour innover. Les vastes assauts contre les villes, alors que la population urbaine n’est pas encore gagnée à l’idée d’une participation directe aux combats, ne sont pas prévus au chapitre de la » guerre populaire » selon Mao Tsé-toung. Ce chapitre, les Américains, comme les Français avant eux, l’ont lu et relu. L’assaut s’est produit, pourtant, et la perspective de négociations ne fait que lui donner son poids et son ampleur. (…)
Pour des dizaines de millions d’Américains, à 14 000 kilomètres de distance, c’est un réveil brutal
… LES PIRES CAUCHEMARS
Le 8 janvier déjà, les Vietcong ont occupé plusieurs heures la ville de Han Nghia, à 40 kilomètres au nord-ouest de Saigon. Cette » répétition » a bien marché. Du 15 au 17 janvier, l’état-major du FNL s’est réuni, quelque part au Sud-Vietnam. L’ordre est d’attaquer partout. Le mot d’ordre, de » combattre et négocier « . Ce combat, il faut le livrer, même au prix de lourdes pertes. Il faut que l’ennemi ne trouve nulle part de repos. Il faut que, à Saigon, Hué et Da Nang, le petit peuple des rues sache que, s’il y a négociation, ce n’est pas parce que le FNL et le Nord sont vaincus, mais parce que les Américains ont perdu l’espoir de gagner la guerre. Il faut que soit démontrée, et dans les conditions les plus spectaculaires possible, la faiblesse insigne du gouvernement pro-américain des généraux Nguyen Van Thieu et Cao Ky. (…)
Pour soutenir l’assaut, les hommes du FNL disposent de plusieurs unités régulières nord-vietnamiennes. Ils bénéficient de l’abcès de fixation créé près de la zone démilitarisée du 17e parallèle, à Khe Sanh, par les troupes du général Nguyen Van Giap, ministre de la Guerre du Nord-Vietnam. Cinq mille Marines sont enterrés dans la base américaine et ils peuvent compter sur l’appui de 40 000 soldats d’élite américains et sud-coréens. En face d’eux, la menace de quatre divisions nord-vietnamiennes, 40 000 ou 45 000 hommes arrivés avec une artillerie impressionnante. Les rapports et les déclarations de Westmoreland sont tels que les correspondants américains parlent déjà d’un » nouveau Dien Bien Phu » avec l’espoir secret, bien sûr, que ce serait un » Dien Bien Phu à l’envers « , que la puissance de feu incomparable des Marines et de l’aviation américaine va leur permettre de réussir là où les Français échouèrent, il y a treize ans. (…)
Sur toute l’étendue de la côte orientale, le FNL attaque. Villes et villages sont investis par les hommes en pyjama noir, bande rouge au bras gauche. Les bases américaines sont pilonnées au mortier et au lance-roquettes. De sauvages combats s’engagent au corps à corps, à la lueur des dépôts d’essence qui s’enflamment. Des Marines de Da Nang doivent se battre à coup de clef anglaise. A Hoi An, des officiers américains tirent à bout portant sur leurs assaillants à coups de canon de 105. Les Sud-Coréens se dégagent à la baïonnette. Le combat s’étend jusqu’à Nha Trang, au sud, et gagne la région des hauts plateaux. Des milliers d’hommes attaquent Kontum et Pleiku. Dans cette ville, les hommes du FNL troquent leurs hardes contre des uniformes sud-vietnamiens trouvés dans les dépôts de l’armée. Les défenseurs, pour s’y reconnaître, n’ont plus qu’une solution : tirer sur les uniformes de leur propre parti s’il y manque les chaussures. Il n’y en avait pas dans les dépôts.
LES PYJAMAS NOIRS SURGISSENT DANS LA NUIT
Mardi, les Américains affirment qu’ils reprennent peu à peu le dessus, mais les coups les plus durs vont venir. Dans la soirée, le commandement fait afficher à Saigon un » avis urgent » : des commandos vietcong sont signalés en ville. L’alerte est donnée. Pourtant, Westmoreland se doute si peu de ce que l’audace va dicter à ses ennemis qu’il ne prend même pas la précaution de renforcer la garde de l’ambassade des Etats-Unis. Cinq hommes seulement, deux Marines et trois policiers militaires, veillent sur cette forteresse de béton de cinq étages sans autre ouverture que la porte d’entrée, entourée d’un mur épais de cent mètres de côté. Mercredi, 3 heures du matin. Les Vietcong arrivent à Saigon dans des autocars des services municipaux. Vingt pyjamas noirs surgissent devant l’ambassade. Ils ont avec eux des lance-roquettes soviétiques et des bazookas. En l’espace de quelques secondes, ils foudroient en deux endroits le mur d’enceinte, ils investissent la forteresse et se déploient dans le jardin.
Protégés par leurs jeeps et les arbres, 30 paras de la 101e Division doivent tuer un à un les Vietcong aveuglés par les gaz lacrymogènes
Les cinq Américains se défendent à la grenade et au fusil automatique M 16. Dans une villa d’un étage, située à l’un des coins du quadrilatère, le colonel George Jacobson, adjoint militaire de l’ambassadeur Ellsworth Bunker, qui dort à cinq cents mètres de là, dans sa résidence personnelle, peut appeler Washington au téléphone. Au bout du fil, un des conseillers spéciaux du président Johnson. La Maison-Blanche a été alertée par les premières dépêches d’agence, mais le président ne sait pas encore. Le conseiller spécial se précipite dans le bureau Ovale : » Je vous annonce, Monsieur le Président, qu’ils ont investi l’ambassade. – Qui, ils ? répond le Président. – Le Vietcong, Monsieur le Président. » Johnson tape du poing sur son bureau, ses gorilles, alertés, accourent. » Non, non, non, ce n’est pas vrai ! « , écume le successeur de Kennedy. (…) Il faudra six heures pour » libérer » l’ambassade. Trente paras de la 101e Division sont déposés par hélicoptère sur la piste de ciment aménagée sur le toit de la forteresse. Avec l’aide de policiers militaires qui tirent de la rue, protégés par leurs jeeps et les arbres, ils doivent tuer un à un les Vietcong aveuglés par les gaz lacrymogènes. (…) Il y a dix-neuf Vietcong tués dans l’enceinte. Les paras fouillent les cadavres : ce sont tous des ouvriers et des employés de Saigon et de Gia Dinh, dans la banlieue de la capitale. Ils avaient emporté avec eux un casse-croûte enveloppé dans un petit sac en plastique. (…)
La bataille la plus dure, cependant, se livre autour de la base de Tan Son Nhut. Les avions des lignes commerciales ne peuvent plus se poser sur l’aérodrome, où la piste est endommagée. Américains et Sud-Vietnamiens font évacuer le quartier populaire de Ba Queo. Dans le crépuscule, les réfugiés arrivent à Saigon. Le faubourg est aussitôt soumis au pilonnage des chasseurs-bombardiers. Les Américains en sont là : semer la destruction, allumer des incendies aux abords mêmes de la capitale. Le correspondant de L’Express parle de la » lassitude et du découragement » qui atteignent jusqu’à l’entourage de Westmoreland. L’état-major américain est incapable de rédiger le communiqué quotidien. (…)
Sur les villes des hauts plateaux, les Américains doivent faire donner les » spookies « , des avions Dakota équipés de mitrailleuses tirant 18 000 coups à la minute. A Hué, les Vietcong font flotter leur drapeau sur la vieille citadelle, et Hanoi se targue d’avoir institué un » gouvernement révolutionnaire « . A Dalat, le Front tient la ville et se permet même de rassembler la population sur la place du Marché central pour l’exhorter au combat. Pour la première fois, Westmoreland admet que les Américains ne pourront venir à bout de la furie adverse qu’après plusieurs jours. Le chef orgueilleux des légions américaines n’en démord pas. L’assaut contre les villes n’est que la deuxième phase de l’offensive hiver-printemps, dont la première a été marquée par les combats de Dak To en novembre dernier. La troisième phase va se produire à Khe Sanh et le long de la ligne démilitarisée. (…) Si le président Johnson obtient des pouvoirs plus étendus et rappelle sous les drapeaux de nouveaux réservistes, ce sera surtout, dans un premier temps, pour rassurer l’opinion américaine et celle des alliés. Quant au public, comment va-t-il réagir en cette année électorale ? Il va se trouver confronté plus que jamais aux arguments de l’hystérie nationaliste et à ceux du nouvel » isolationnisme « , qui lui dit que les Etats-Unis doivent se replier sur leur continent. Au Président aussi, la raison devrait dire qu’il ne reste qu’à » combattre et négocier « .
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