Un maître-joueur qui réussit sur la scène mondiale
« Vladimir Poutine n’est probablement pas excessivement psychotique, même si au cours des dix dernières années, il a développé quelques traits inquiétants », constate le slaviste et historien Wim Coudenys. « Il connaît très bien ses limites. Il sait parfaitement que sur les plans économique et militaire, il ne ferait pas le poids face à l’Occident si celui-ci devait constituer un front uni contre lui. Mais il n’a pas son pareil pour dresser ses adversaires les uns contre les autres ». Entretien avec Wim Coudenys, qui enseigne l’histoire et la culture russes, à propos d’ « une petite frappe qui a réussi ».
« Àla récré, le petit tyran, la petite frappe sent parfaitement où se situent les fragilités des autres et les attaque immanquablement par ce côté-là. Voilà le portrait de Poutine. Il voit les points faibles de chacun et les exploite sans le moindre scrupule. Lorsqu’un autre acteur sur la scène mondiale, comme l’Union européenne, lui met des bâtons dans les roues, il n’a de cesse de se venger. »
« Dès que la cour de récréation tout entière se ligue contre le petit tyran, celle-ci s’en va la queue entre les jambes. Dans l’ordre mondial actuel, ce scénario ne se réalise pas, tout simplement. Les États-Unis renoncent à leur rôle de leader mondial puisque Donald Trump joue aux mêmes jeux de harcèlement que Poutine. De plus, le président américain jalouse son confrère russe dont il envie l’inaccessible autocratie. Simultanément, Trump émet des signaux ambigus à ses alliés, l’Otan et l’UE, ainsi qu’aux voisins directs de Poutine. Dès avant l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, Poutine sent d’ailleurs très bien qu’il peut beaucoup se permettre. Comme lors de la guerre des cinq jours contre la Géorgie, de son intervention en Moldavie et en Ukraine, et de l’annexion de la Crimée. »
« PROTÉGER TOUS LES RUSSES »
« C’est avec une confiance retrouvée que la Russie annonce une nouvelle politique étrangère au début de 2008. La Fédération de Russie ne veut plus se soumettre à un monde unipolaire, mais promet de ne jamais prendre l’initiative de déclencher une guerre. Et d’ajouter aussitôt que la Russie protégera les Russes partout. Après quoi Moscou distribue dans les pays voisins des passeports russes à quiconque le demande. Poutine y crée ainsi des conflits internes. Il est bien forcé ensuite d’intervenir pour protéger ses concitoyens, comme il l’a fait en Géorgie ou en Ukraine. L’organisation transatlantique craint alors des réactions violentes, et la porte de l’Otan ou de l’UE restera fermée à la Géorgie et à l’Ukraine. »
« Ce scénario est comparable à la manière dont le Premier ministre britannique Neville Chamberlain se laisse gruger par Adolf Hitler à Munich en 1938 dans le vain espoir d’éviter la Seconde Guerre mondiale. Il est utile d’agir avec fermeté à l’égard d’une petite peste comme en témoigne l’intégration rapide des pays baltes dans l’Otan et l’UE – puisqu’il y a cessé ses petits jeux dangereux. »
« Poutine n’a pas son pareil pour intimider le monde extérieur et semer la discorde pour menacer ensuite les opposants isolés. L’hésitation de l’Occident fait son affaire. Voyez comment Guy Verhofstadt et d’autres politiciens européens le tançaient au sujet de la liberté de l’Ukraine sur la place Maidan de Kiev en 2014 – aujourd’hui, on ne les entend plus. Ces actions irréfléchies fâchent considérablement les Russes. Ils n’ont même pas tout à fait tort lorsqu’ils affirment qu’il n’y a certainement pas moins de corruption en Ukraine que chez eux en Russie. Ukraine signifie littéralement « le pays sur le bord ». Les Russes pensent « C’est notre bord ». Mais c’est aussi la limite de l’Europe. L’Ukraine pourrait rendre de superbes services aux Européens comme aux Russes en tant qu’espace de transition où les deux parties pourraient négocier. Mais aujourd’hui, cette solution est rejetée. »
FOU DE GLOIRE
« En effet, le pouvoir corrompt. Dans la psychologie de Poutine, on distingue une évolution durant ces dix dernières années. Aujourd’hui, il est tellement imbu de sa personne qu’il est incapable de dissocier un pays grand et fort et un leader grand et fort. Les deux concepts se confondent dans son esprit. »
« Cela a d’ailleurs souvent été le cas dans l’histoire. L’idée que la Russie est un grand pays et qu’elle a dès lors besoin d’un leader fort est formulée pour la première fois au début du XIXe siècle par l’historien Nikolaï Karamzine. Cette idée maitresse sera ramenée plus tard sous le tsar Nicolas Ier au fameux slogan « autocratie, orthodoxie et narodnost », régulièrement traduit par nationalisme ou enracinement. Pour ma part, je l’interprète parfois par populisme. Ces notions clés font aujourd’hui un retour en force en Russie. Poutine en fait un raisonnement circulaire, la Russie est un grand pays parce qu’elle a un grand leader – et comme elle est un grand pays, il faut bien qu’elle ait un grand leader. »
« Veut-il ressembler aux tsars Romanov ? Oui, mais de façon très sélective. Les grandes réformes réalisées par des personnages comme Pierre le Grand, Catherine II ou Alexandre II ne l’intéressent pas vraiment. Il associe surtout l’ère des Romanov à une inertie étatique bienfaisante. Pour lui, toute modification importante – lisez : toute « révolution » – revient à altérer la réalité parfaite. Il se croit donc lui-même, et donc aussi la Russie, dans le meilleur des mondes. Il se trouve sur ce trône puissant parce que c’est sa place une fois pour toutes, et qu’il vaut mieux que personne ne touche à cette donnée immuable. C’est pourquoi la commémoration du centenaire de la Révolution russe a suscité chez lui une réaction totalement crispée. Car, selon lui, cette révolution est une atteinte au bon ordre qui existait alors. »
« Il présente dans ses organes de presse les critiques à l’égard de son leadership comme autant de tentatives de déclencher un bouleversement dangereux. Cette attitude rejoint une règle énoncée par l’historien Pavel Milioukov, le chef des libéraux sous le dernier tsar et le ministre des Affaires étrangères dans le Gouvernement provisoire au lendemain de la révolution de février de 1917. Milioukov affirme qu’en Russie, seules les révolutions venues d’en haut réussissent. Ce principe convient parfaitement à Poutine, car c’est lui et lui seul qui prend toutes les décisions. Lui et son entourage éprouvent un immense mépris pour la masse. Pour eux, les Russes moyens constituent la populace. Poutine aime qu’on l’adore. Il n’aime pas les gens qui posent des questions critiques sur ce qui va mal. Le syndrome de la démesure évoqué par Lord Owen [voir p. 87] décrit adéquatement ce que je distingue chez Poutine. »
« Il se voit lui-même en dehors du monde de tous les jours pour en garder une vision et un contrôle absolus. La pensée de Poutine date en réalité d’avant la Révolution française avec le Roi-Soleil, « l’État, c’est moi ». D’ailleurs, la Révolution française n’ébranlera jamais vraiment la Russie. Notre séparation des pouvoirs n’y existe que sur le papier. L’idée fausse selon laquelle la Russie est un pays fondamentalement antieuropéen est très vivace dans le grand public. Avant la Révolution française, la monarchie se développe en Russie parallèlement à celle du reste de l’Europe. Ces détenteurs du pouvoir ne cessent d’entretenir une correspondance entre eux. Mais à partir du XIXe siècle, la pensée autocratique et absolutiste se renforce et glorifie en Russie, alors qu’en Europe occidentale, on assiste à la percée de la démocratie libérale. Cette position visant à se distancier du reste de l’Europe, et qui remonte au XIXe siècle, est toujours présente en Russie aujourd’hui. »
LA DÉMOCRATIE » SOUVERAINE «
« La répulsion à l’égard de l’Occident s’estompe temporairement sous Gorbatchev et Eltsine, mais elle s’est de nouveau renforcée, surtout au cours des dix dernières années. Mes amis et collègues russes acceptent de moins en moins facilement que je formule des critiques sur ce qui se passe dans leur pays. Leurs médias ne parlent que des attaques contre notre « prétendue » démocratie et les « prétendues » libertés de l’Occident sous lesquelles se cacherait un « racisme antirusse ». Je constate qu’après dix ans de lavage de cerveau dans l’opinion publique, cette idée commence à gagner jusqu’aux intellectuels. Seul un petit groupe de gens suit l’actualité via des sources internet non censurées. Même si nombre de ces sources sont en russe, c’est à peine si elles sont consultées. »
« Poutine cultive la notion de démocratie « absolue » ou « souveraine ». Cela revient à dire : personne ne doit venir nous faire la leçon. La contradiction sur la tribune publique n’est pas admise. Car lui, Vladimir Poutine, dit que la Russie est démocratique. Et si on ne le croit pas, on s’exclut soi-même de sa démocratie souveraine. Celui qui ne marche pas dans le rang s’exclut lui-même. Et cela fonctionne. »
« Ce qui rend Poutine encore plus intouchable, c’est l’appui inconditionnel de l’Église orthodoxe qui, dans les années 1990, après le communisme, a été ressortie du placard. Le nombre de fidèles pratiquants n’est pas plus élevé en Russie que chez nous, mais l’Église y est beaucoup plus présente. Dans la tradition byzantine, l’Église surveille la morale du pouvoir temporel, et vice versa. En 2000, dans son premier discours du trône, Poutine déclare : « Les gens ont besoin d’une idée nationale. » Ce rôle décoratif est joué par l’Église orthodoxe, qui confère une autorité morale au régime. L’Église orthodoxe est extrêmement conservatrice, et légitime sous l’angle moral l’inertie, le piétinement que représente Poutine. »
« L’Église condamne les homosexuels, les non-croyants et tous ceux qui pensent autrement, et confère une autorité morale aux comportements hyperconservateurs, voire réactionnaires. Si Poutine est fondamentalement homophobe? Chez lui, c’est une question de populisme : Ivan-tout-le-monde se méfie des homosexuels, et donc Poutine fait pareil. Il aime aller dans le sens de ce que les gens pensent selon lui. »
UN MENTEUR PATHOLOGIQUE
« Il se situe comme une sorte de Dieu le Père à l’extérieur ou au-dessus du monde de tous les jours. Avec l’Église, il est la conscience morale de son pays. Ses mensonges incessants et éhontés ne constituent pas le moindre problème selon lui, puisque dans son optique, on ne remet pas en question la moralité d’un leader fort. De plus, la tromperie sérielle est une donnée fréquente dans l’histoire russe. Depuis le XIXe siècle, bien avant donc qu’il soit question de fake news, une propagande fallacieuse est diffusée systématiquement au départ de la Russie. Ainsi, L’Indépendance belge, un journal de premier plan à l’époque, est payé pour écrire des articles favorables à la Russie. Dans les années 1890, les services secrets russes épaulent nos anarchistes dans la préparation et l’exécution d’attentats terroristes, à la veille de la Première Guerre mondiale. Lorsque les bolcheviques arrivent au pouvoir en 1917, ils reprennent la politique mensongère à leur propre compte. La règle de base de leurs services secrets sera la suivante : mentez, mentez toujours, et continuez à mentir – car l’imposture finira par être crue. De là le fait que chez nous, nombreux seront ceux qui, par idéalisme, adhéreront au communisme. »
« Poutine est issu de ces mêmes services secrets, de cette tradition qui consiste à créer des mensonges et à tirer son épingle du jeu. Chez lui, le mensonge est même pathologique. Et cela fonctionne. En niant ou en falsifiant systématiquement la vérité, il finit par semer le doute dans tous les esprits. Et cela explique l’inévitable réponse que me font même les intellectuels à qui je soumets la question : oui, mais les Américains font pareil. Le complotisme gagne du terrain, et Poutine en tire pleinement avantage. Dans ce monde, le dépistage des fake news est quasiment une mission impossible. »
L’ÉCONOMIE DÉRAPE
« L’économie est son talon d’Achille. Ses propres médias ne s’interrogent évidemment jamais sur les causes de la dépréciation incessante du rouble. Son espèce de discours du trône annuel se compose en partie d’invectives patriotiques, mais les quatre cinquièmes de ce discours traitent toujours de l’économie. Et, chaque fois, il promet que les erreurs de l’année précédente seront redressées. Du coup, l’économie demeure chamboulée et tourne quasi exclusivement sur les matières premières, surtout le pétrole et le gaz. »
« Lors de son investiture en 2000, il promet de diversifier son système économique en profondeur. Et en 2018, il est toujours aussi dépendant de ces matières premières. Cette vérité douloureuse est camouflée par des réformettes. En même temps, ces matières premières constituent une source de revenus facile. Surtout lorsque les prix pétroliers repartent à la hausse, ce qui lui permet de refaire le plein de popularité. Et donc, par facilité, rien ne change, d’autant que chaque modification sérieuse implique un risque. Par pure nécessité économique, le régime relève soudain sensiblement l’âge de la pension. Comme chez nous, ces décisions provoquent en Russie une levée de boucliers. Mais je ne crois pas que ces protestations finiront par menacer sérieusement le régime. »
« Chaque fois que la protestation se manifeste, soit elle est réprimée brutalement, soit des boucs émissaires sont sanctionnés, soit l’attention est détournée par la survenance de quelques attentats mystérieux, par exemple. La protestation concernant la pension n’a pas encore été réprimée parce que Poutine et son entourage craignent plus que tout une révolution venue d’en bas. Poutine rejette dès lors de nouveau la faute sur quelques ministres, et il fait quelques concessions – du moins pour les femmes. Sous la critique massive, il tente d’amadouer une partie des protestataires, pour riposter ensuite dès que l’occasion se présente. «
LA CULTURE DE LA PENSÉE CYCLIQUE
« Les Russes sont très résignés. Ils s’opposent rarement, car ils n’en voient pas l’utilité. Cette résignation s’explique une fois de plus par leur histoire. Si nous exerçons une espèce de pensée du progrès linéaire, les Russes, eux, cultivent la pensée cyclique. Un bon leader est toujours suivi en Russie par un mauvais. Cela entraîne alors une crise dans le pays, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau leader qui sortira le pays de la misère. C’est pourquoi Poutine se présente comme un leader qui sauve les Russes de la misère et du capitalisme sauvage qui avait cours sous Boris Eltsine – une misère que les médias de Poutine exagèrent volontiers pour rendre le contraste d’autant plus saisissant, alors qu’aujourd’hui, le capitalisme n’est pas moins fort qu’à l’époque. »
« Ce qui, à la longue, fait plus mal que les protestations, ce sont les sanctions internationales depuis l’annexion de la Crimée. Ces sanctions frappent surtout les personnages clés au sommet de l’État. Un jour, des sanctions complémentaires sont annoncées et le lendemain, je vois le cours du rouble s’effriter un peu plus, de 70 à 80 roubles pour un euro. Le régime veille à ce que les prix en roubles dans les magasins ne changent pas. Mais comme les superriches veulent voyager et claquer leur argent en Occident, ils sont affectés par les sanctions. Pour Poutine, il devient plus difficile de contenter son entourage immédiat que de laver le cerveau de l’homme de la rue. Les sanctions font des dégâts. » « Ce qui m’amène toujours à poser la question suivante : si en Russie, l’histoire est un cycle allant du bon au mauvais et retour, qui viendra après Poutine? Lorsque je pose la question à mes collègues russes, ils me répondent par une boutade. Pour vous, l’avenir est imprévisible alors que pour nous, le passé l’est tout autant puisque l’histoire est réécrite en permanence. Cela revient à dire qu’en Russie, personne, pas même les intellectuels, ne se préoccupe vraiment de l’avenir du pays. »
« Bon, le quatrième mandat présidentiel de Poutine prendra fin en 2024, et il dit lui-même qu’il mettra ensuite un terme à sa carrière politique. Pourra-t-il alors jouir tranquillement de ses innombrables milliards? Pourquoi pas? Lorsqu’il reprend le flambeau d’Eltsine, la première chose qu’il fait, c’est accorder l’immunité à son prédécesseur. Il en attend autant pour lui-même, comme une évidence. »
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