Une avenue d'Elisabethville (Lubumbashi) Vers 1950, République démocratique du Congo. © GETTY IMAGES

Un apartheid dissimulé

Au Congo belge, les Congolais avaient la nationalité belge, mais ne jouissaient pas des mêmes droits que les Belges de souche. On n’y pratiquait pas officiellement la ségrégation raciale, mais dans la réalité… Cet apartheid dissimulé se traduit dans l’aménagement du territoire.

Al’époque coloniale, les Congolais n’ont pas leur mot à dire dans le gouvernement de leur pays. Ils ne jouissent pas du droit de vote et ne sont nullement consultés en matière politique. Mais cela vaut aussi pour de nombreux résidents blancs du Congo. La politique est déterminée en grande partie à Bruxelles.

Hormis le ministre des Colonies et le Conseil colonial – qui, sous la direction du ministre, conseille le roi en matière de politique congolaise -, il existe notamment à Bruxelles une instance supposée défendre les intérêts des habitants africains du Congo. La Commission permanente pour la protection des indigènes est créée en 1896 sous l’impulsion de la Conférence coloniale de Berlin. Cette Conférence oblige tous les colonisateurs du continent africain à veiller tant à la protection des autochtones qu’à l’amélioration de leurs « conditions de vie morales et matérielles « . La Commission ne s’est réunie qu’à deux reprises sous le règne de Léopold II. Plus tard, sous le gouvernement belge, les missionnaires catholiques demanderont de réinstaurer la commission dans l’espoir de renforcer leur emprise sur la gestion de la colonie. En 1909, la commission se réunit une nouvelle fois. Elle se penche entre autres sur le taux de mortalité élevé. Elle propose des mesures d’ordre médical (notamment la formation de soignants africains) et une meilleure protection des travailleurs, avec des salaires plus élevés et des soins médicaux gratuits. Dans la pratique, toutefois, l’influence qu’exerce la commission est dérisoire. De plus, elle ne comporte pas de membres noirs : ses représentants émanent de l’Etat, des missions catholique et protestante et des entreprises présentes au Congo. Pour y siéger, il faut résider au Congo, mais aucun Congolais ne peut y siéger. Les seuls membres noirs de l’administration coloniale occupent, tout au bas de l’échelle, des postes de chefs locaux.

Bien qu’on s’y préoccupe quelque peu du bien-être de la population congolaise, on y dénote une différence sensible entre les Blancs et les Noirs. Les Congolais peuvent certes gravir quelques échelons dans les entreprises – ce qui est impensable dans les colonies africaines sous domination britannique, par exemple – mais les Noirs se heurtent immanquablement à un plafond de verre. Les établissements Horeca sont en théorie accessibles à tout le monde, mais la ségrégation est en vigueur dans les cinémas, les églises, les manifestations sportives, etc. Les cimetières sont répartis suivant le critère racial, et les équipes de foot congolaises ne peuvent pas jouer contre les européennes.

Vie coloniale Ouvrage de 1951 à l'usage des colons belges...
Vie coloniale Ouvrage de 1951 à l’usage des colons belges…© DILLEN

La ville coloniale, expression de la pensée raciale

La pensée raciale des colonisateurs européens se traduit dans la structure des villes. C’est un phénomène récurrent dans toutes les colonies, pas seulement au Congo belge. Dans de telles villes, on distingue traditionnellement un centre-ville européen et des banlieues noires, les  » cités indigènes « . Ces deux types de quartiers sont de préférence formellement séparés par une zone neutre.

Au Congo, Elisabethville est le modèle même de la ville coloniale. Elle est créée en 1910 à proximité immédiate des mines où l’Union minière du Haut-Katanga est active depuis 1906, et est conçue par Emile Wangermée, vice-gouverneur général du Katanga, en collaboration avec l’Union minière. Ses créateurs blancs se préoccupent exclusivement de l’aménagement du centre européen où ne peut résider aucun Noir, et aucune infrastructure n’est prévue pour les habitants noirs. Ils sont pourtant très nombreux, car les Congolais ne sont pas les seuls à travailler dans les mines voisines. Des travailleurs venus de Rhodésie britannique (les actuels Zimbabwe et Zambie) ont en effet emprunté la ligne de chemin de fer directe reliant Le Cap au Katanga pour rejoindre la nouvelle ville minière chargée de promesses. C’est ainsi que se crée spontanément un quartier africain, en parallèle à l’européen. La zone de cent septante mètres qui les sépare est aussitôt utilisée par la municipalité pour y établir une prison, et garantir ainsi une scission nette entre les deux quartiers.

Un cordon sanitaire

Les travailleurs des mines des alentours d’Elisabethville ne vivent pas dans la banlieue noire qui a spontanément vu le jour, mais dans des camps de travail qui appartiennent à la mine. En 1921, un de ces camps, le Camp Robert Williams, est transformé par l’administration en un nouveau quartier urbain, le quartier Albert 1er, aujourd’hui Kamalondo.

La raison en est l’aversion qu’éprouve le nouveau gouverneur général du Congo, Maurice Lippens, envers le quartier noir spontané. Sa « saleté repoussante » incite Lippens à vouloir raser ce quartier et à installer ses habitants dans une nouvelle cité indigène, à plus grande distance du centre européen.

Ce nouveau quartier se trouve au sud-est du centre européen. Entre les deux entités, se crée dès lors une zone neutre de cinq cents à sept cents mètres. La dénomination de l’avenue la plus méridionale du quartier européen, attenante à la zone neutre, est significative : l’avenue Limite Sud. Il existe là une véritable frontière qui sépare les habitants blancs et noirs. Comme dans toutes les villes coloniales, la zone neutre est justifiée par un propos d’ordre médical. Comme les anophèles (moustiques porteurs de la malaria) ne peuvent pas franchir une telle distance, elle met les Blancs à l’abri de la maladie. En 1931, l’ingénieur provincial du Katanga fondera ce choix urbanistique sur de tout autres arguments : la zone neutre éviterait une promiscuité entre Blancs et Noirs et servirait à séparer les modes de vie des deux communautés. Une ordonnance datée de 1922 interdirait même aux Blancs d’accéder aux quartiers noirs des villes congolaises entre sept heures du soir et cinq heures du matin.

Zone blanche Cette carte illustre la ségrégation raciale et sociale à Elisabethville dans les années 1920, avec la zone européenne commerciale, la zone neutre et les zones réservées aux
Zone blanche Cette carte illustre la ségrégation raciale et sociale à Elisabethville dans les années 1920, avec la zone européenne commerciale, la zone neutre et les zones réservées aux  » blancs de second rang  » et autres immigrés peu considérés.© DESSIN DE SAM LANCKRIET, GROUPE DE TRAVAIL ARCHITECTURE ET URBANISME DE L'UNIVERSITÉ DE GAND, 2015, FWO G.0786.09N

Des Noirs dans le quartier blanc

Dans la pratique, cette séparation n’est pas aussi stricte que ses créateurs ne l’auraient souhaitée et il est illusoire de croire qu’il n’y a à l’époque aucun Noir dans le quartier blanc. Le personnel domestique – les « boys » et les « ménagères » – habite et travaille dans le centre européen. L’administration entend cependant en limiter le nombre. En 1911, le vice-gouverneur général décide que seuls les « boys » peuvent habiter le quartier européen. Les autres domestiques doivent retourner dans le faubourg noir après le travail. En 1922, un règlement précise qu’au Katanga, chaque Européen peut héberger au maximum deux employés de maison et sa famille. Sur ce plan, la réglementation est moins stricte dans la région d’Elisabethville que, par exemple, à Léopoldville où il sera décidé dans les années 1930 que le personnel ne peut plus loger sur place. A Elisabethville aussi, la liberté de mouvement des Africains est de plus en plus réduite. En 1948, il sera interdit aux Congolais de circuler la nuit dans le centre européen, sauf s’ils y sont obligés par leur fonction dans un service public. De même, on limite autant que possible le contact entre les habitants blancs et le personnel noir. Les « boys » et leurs familles habitent généralement dans des bâtisses séparées. Dans la pratique, il y a en outre à Elisabethville certains hôtels et salles de réunions réservés à l’establishment colonial et formellement interdits aux Noirs.

Une diversité dans le quartier européen

Les domestiques ne sont pas les seuls à transgresser les frontières entre quartiers blancs et noirs. La réalité sociale est bien plus complexe. Le centre européen n’est certainement pas exclusivement blanc, et moins encore belge. En 1912, quarante pour cent à peine de la population européenne est belge. Le nombre de Belges augmentera certes avec le temps, mais, à la fin des années 1940, trente pour cent de la population blanche est toujours d’origine autre que belge.

Les Blancs qui font partie de l’élite européenne, riche et instruite, sont les bienvenus, quelle que soit leur origine, mais une grande partie de la population blanche est représentée par des immigrés plus pauvres. Ce sont des cheminots britanniques, grecs, juifs, italiens… qui ont participé à la construction des chemins de fer dans le sud de l’Afrique. Quand Elisabethville se développe à un rythme accéléré, ils profitent des bonnes communications ferroviaires établies à partir de la Rhodésie britannique pour tenter leur chance dans la nouvelle cité minière, en tant que petits commerçants, par exemple. Tout comme les immigrés arabes et indo-pakistanais, ils s’installent dans la zone de cent septante mètres établie entre le quartier européen et le quartier africain qui y a vu spontanément le jour.

L'Hôtel de Bruxelles Sur la prestigieuse avenue de l'Etoile, ce palace a été fondé par un Grec.
L’Hôtel de Bruxelles Sur la prestigieuse avenue de l’Etoile, ce palace a été fondé par un Grec.© DR

Ils forment une partie importante de la population blanche, mais sont considérés par les autorités de la ville comme des habitants moins respectables. La ville tirerait un meilleur parti de personnes plus fortunées qui auraient adopté la vision et la façon de vivre de l’administration coloniale. Les petits commerçants entretiennent des liens tant avec les Noirs qu’avec les Blancs. Ils apprennent souvent les langues indigènes et adoptent les habitudes locales. De nos jours, on les dirait  » intégrés « , mais l’administration coloniale de l’époque les qualifie de « Blancs de second rang ».

La zone où vivent ces petits commerçants sera démolie en 1921, en même temps que le quartier africain. La population sera relocalisée dans quatre zones spécifiques dans le centre européen ou dans ses environs.

Le Comité spécial du Katanga (CSK) édicte tous les règlements imaginables pour compliquer la vie aux immigrés intégrés qui voudraient acheter une propriété dans le centre blanc. Le code d’urbanisme impose notamment de construire en matériaux durables. Celui qui n’en avait pas les moyens ne peut pas satisfaire à cette contrainte. Dans de nombreux actes de vente, il est même explicitement précisé que le terrain ne peut être vendu à un membre de la « société de couleur » – autre terme que le colonisateur utilise pour désigner ce groupe d’immigrés – qu’avec l’autorisation du Comité spécial du Katanga.

Cette autorisation, le CSK est prompt à la donner dans le cas où le  » Blanc de second rang  » en question a un projet qui satisfasse aux intérêts des Blancs. De nombreux hôtels, comme l’Hôtel de Bruxelles sur la prestigieuse avenue de l’Etoile du Congo, sont construits par des immigrés grecs. Le Théâtre Parthénon, un point de ralliement fameux dans la ville, est également exploité par un Grec. De plus, certains immigrés blancs ont mis suffisamment d’argent de côté pour s’acheter une parcelle lors d’une vente publique. Le CSK ne peut pas refuser une offre sur une base aussi manifestement raciste, et ne peut donc pas éviter que des « Blancs de second rang » s’établissent dans le centre européen. Les immigrés arabes et indo-pakistanais sont interdits sur des bases plus explicites encore dans toute la colonie. Un décret de 1922 stipule que les personnes incapables de lire ou écrire une langue européenne ne peuvent pas s’établir dans la colonie, et que l’on peut être exclu sur la base de son style de vie.

Malgré ces mesures discriminatoires, Elisabethville n’est pas une ville où vivent deux mondes parallèles. Entre le quartier européen et les cités africaines vivent et travaillent des commerçants originaires d’Europe, d’Asie et du monde arabe qui n’appartiennent pas à l’élite. Ils jouent un indispensable rôle d’intermédiaires dans les échanges de biens et dans l’interaction entre des personnes venues des quatre coins du monde.

Un apartheid dissimulé
© DR

Le Comité spécial du Katanga

L’administration d’Elisabethville repose en grande partie entre les mains du CSK, le Comité spécial du Katanga. Il s’agit d’une organisation semi-gouvernementale qui gère la région depuis 1900, en échange d’un droit d’exploitation des mines dans une moitié de la province. Après la cession du territoire congolais à l’Etat belge, le CSK n’exercera plus qu’une fonction de développement économique, à savoir la gestion des propriétés du gouvernement belge et de l’Union minière du Haut-Katanga. Ce qui lui donnera une influence considérable sur l’essor d’Elisabethville.

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