Thomas Dodman: « La nostalgie est devenue une industrie lucrative »
L’historien franco-britannique et maître de conférences à l’université Columbia de New York a publié une éclairante étude sur la nostalgie, émotion aujourd’hui investie à souhait par le monde politique et culturel.
Une émotion hante toute l’Europe, occupe temps et espace, jouit d’un spectaculaire retour en grâce, n’épargne plus aucun domaine – marketing, mode, consommation, culture, y compris de masse, tout y passe. Sans oublier la politique, qui utilise elle aussi très largement ce ressort.
Quand les soirées rétro affichent salle comble, c’est de la nostalgie. Quand les ventes privées vintage sont prises d’assaut par les consommateurs, c’est encore de la nostalgie. Quand Poutine envahit l’Ukraine, il n’agit pas sans une certaine nostalgie d’une Russie toujours vue comme un empire. Dans un futur proche, faute d’une relève de la même trempe, la Belgique pourrait être nostalgique d’une génération divine de Diables Rouges qui l’a tant fait exulter.
C’est à retracer la généalogie et l’évolution de cet affect que s’attelle Thomas Dodman dans Nostalgie. Histoire d’une émotion mortelle (1). Ogre de la recherche et brillant universitaire, l’historien franco-britannique remonte à la fin du XVIIe siècle pour exhumer le diagnostic précurseur posé par un étudiant en médecine de Mulhouse. Jadis pathologie mortelle, plus tard émotion bénigne, la nostalgie est, de nos jours, le théâtre d’enjeux politiques tous azimuts dépassant largement le champ médical.
Attention, avertit cependant Thomas Dodman: ne réduisons pas la nostalgie à un affect fétiche des réactionnaires. Non, regorgeant de vertus, la nostalgie peut être «un moyen de résister aux sirènes du retour en arrière et de préserver, au contraire, des espoirs utopiques».
Votre ouvrage est sous-titré Histoire d’une émotion mortelle. Comment une émotion comme la nostalgie en est-elle arrivée à devenir mortelle?
La nostalgie n’est pas devenue mortelle du jour au lendemain ; elle est née en tant que pathologie pouvant entraîner la mort. Lorsque Johannes Hofer, un jeune Mulhousien qui fait ses études de médecine à Bâle, invente le terme en 1688, c’est pour définir une nouvelle maladie proche de la mélancolie et qu’il observe autour de lui. Ce mal, c’est le Heimweh, le mal du pays, une souffrance de l’arrachement pensé dans l’espace plutôt que dans le temps. En forgeant un nouveau diagnostic, Hofer légitime cette souffrance, lui donne un nom savant à l’étymologie ancienne (de «nostos», retour au pays, et «algos», douleur). Mais cette médicalisation d’un sentiment sert aussi à le maîtriser: Hofer invente la nostalgie comme maladie mortelle pour pouvoir la guérir. Les soldats suisses qui souffrent de nostalgie doivent y survivre, sans quoi l’indépendance de Mulhouse ne serait plus assurée. L’histoire des émotions est aussi une histoire politique.
Historiquement, la nostalgie sévit particulièrement dans les groupes dominés soumis à un déracinement sous contrainte.
Quand a-t-on cessé de la considérer comme une maladie et comment est-elle devenue un affect plutôt bénin et normal?
La démédicalisation de la nostalgie, au bout de laquelle nous trouvons une nostalgie plus proche de la définition que nous en donnons aujourd’hui – c’est-à-dire le regret proustien d’un temps perdu, plutôt bénin, voire réconfortant – est un processus long qui s’élabore durant tout le XIXe siècle. Plusieurs facteurs y contribuent: le romantisme favorise les cultes du passé et de la maladie comme expériences esthétiques ; la marchandisation fait de la nostalgie un phénomène de mode (bien avant les clichés sépia d’Instagram) ; les médecins finissent par s’en détourner au gré de nouveaux paradigmes scientifiques, dont les pseudosciences de l’acclimatement et de la race, qui mettent en garde contre le métissage et valorisent l’attachement aux origines. Ce qui étonne, c’est que la nostalgie n’a pas disparu, comme d’autres maladies éphémères. Au contraire, elle se naturalise, devient quelque chose qui semble inhérent à l’espèce humaine. C’est en cela que nous pouvons la qualifier d’émotion moderne: la nostalgie traduit notre souffrance et habituation aux régimes spatio-temporels particuliers de la modernité.
La nostalgie touche-t-elle une catégorie sociale plus qu’une autre? On songe par exemple aux populations immigrées…
Historiquement, la nostalgie touche des catégories sociales diverses, mais il est clair qu’elle sévit particulièrement dans les milieux populaires et les groupes dominés soumis à un déracinement sous contrainte. Ainsi, les soldats deviennent vite les victimes types de la nostalgie, comme auraient pu l’être les travailleurs migrants et, surtout, les esclaves de la traite, si seulement la médecine avait attaché autant d’importance à la survie de leurs corps qu’à ceux des soldats. Les migrants à longue distance, qu’ils soient colons ou en quête de nouvelle vie, souffrent aussi de nostalgie. Au XXe siècle, l’expérience des réfugiés et des immigrés contribue à transformer notre rapport à la nostalgie: elle se mue en un sentiment qui aide désormais à se ressourcer et à préserver des identités collectives loin de chez soi. Aujourd’hui, la plupart des psychologues parlent d’une émotion positive, qui donne un sens à notre vie et nous permet de faire face à ses aléas.
Quid des sexes et des genres? Certains seraient-ils plus concernés que d’autres?
Oui et non. La nostalgie n’est pas particulièrement «genrée» dans ses premières descriptions cliniques. Elle devient une maladie plutôt masculine dans l’armée, au tournant du XIXe siècle, lorsque s’installent des codes de virilité martiale en contrepoint d’une effémination perçue comme stigmatisante – et d’une autre maladie mentale assignée plutôt aux femmes à ce moment-là: l’hystérie. Si la nostalgie est ainsi genrée au XIXe siècle, elle renvoie aussi à des hiérarchies raciales. En souffriraient principalement des populations dites «primitives»: paysans et montagnards, mais, surtout, popu- lations racisées aux colonies ou dans les armées occidentales – comme le sont les soldats noirs pendant la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865), ou les troupes indigènes sur le front de l’Ouest en 1914-1918.
La nostalgie se décline aussi de nos jours dans plusieurs domaines: la mode, les soirées reprenant les codes et musiques du XXe siècle ou encore les séries Netflix. De quoi cette «nostalgiemania» est-elle le signe?
Si on ne meurt plus de nostalgie aujourd’hui, on risque tout de même d’en faire une overdose… Depuis la seconde moitié du XXe siècle, elle est partout: chaque décennie cherche dans les précédentes une source de réconfort ou d’évasion. Le phénomène n’est pas neuf: le passé est toujours (ré)écrit depuis le présent – même les historiens les plus scrupuleux n’y échappent pas. Ce qui change aujourd’hui, c’est la récupération du passé et de nos sentiments par la culture de masse, qui en fait une marchandise. La friperie, le vinyle, le recyclage de l’ancien peuvent, en soi, s’inscrire dans un mode de vie alternatif, plus écolo et lent en opposition à la fast fashion et à une société de consommation débridée. Le problème est que cela peut facilement être récupéré et transformé en mode à son tour: c’est le vintage. Le rétro devient alors une manie, et cette recherche de choses perdues, ou jamais vraiment eues, ne fait qu’alimenter les grands fourneaux à désirs artificiels que sont nos sociétés capitalistes. La nostalgie promet bien une forme d’authenticité dans tout ça ; mais quand on peut l’acheter dans le rayon bio d’un grand magasin, on peut se poser des questions. Selon moi, la nostalgie n’est pas une véritable alternative au monde moderne ; ce sont deux faces d’une même pièce.
Qu’en est-il des séries télé? On pense, notamment, à Stranger Things, dont l’ambiance est inspirée des années 1980 et qui a suscité un engouement extraordinaire…
A l’instar de la mode, le cinéma et, surtout, les séries sont eux aussi sous l’empire de la nostalgie. Qu’il s’agisse de quadragénaires regardant Friends, d’amateurs de préquels et de reboots, ou de fans de séries situées dans un passé plus ou moins réaliste, on assiste là à un phénomène puissant: une immersion sensorielle dans l’expérience même du passé, par l’image, les objets, les musiques, les souvenirs… Cette reconstitution du décor est souvent un travail de virtuose. Seulement voilà, il s’agit le plus souvent d’un passé idéalisé tel qu’on l’imagine, vu d’aujourd’hui, une sorte de best of trompeur. Lissage des rapports de classe dans l’Angleterre édouardienne de Downton Abbey ; gommage du sexisme et du racisme banalisés dans l’ Amérique profonde des années 1980 dans Stranger Things ; ou, a contrario, projection d’un imaginaire ultraviolent sur un passé vaguement médiéval dans Game of Thrones : on a là différentes façons de construire un passé qui nous convient au présent, qui nous transporte là où nous ne sommes jamais vraiment allés, et qui est vendeur.
Peut-on parler d’une «industrie de la nostalgie», comme nouveau vecteur de la société de consommation?
Depuis les années 1970, les études sociologiques se multiplient, s’intéressant à cette «industrie» lucrative qu’est devenue la nostalgie. Le phénomène ne se décline pas uniquement dans le vintage et les séries, mais également dans la prolifération des musées historiques et des œuvres de patrimonialisation, autant de «lieux de mémoire», pour paraphraser l’historien Pierre Nora, qui essaient de fixer le passé face à un sentiment de perte de repères. Ce qui me frappe dans cette nostalgie postmoderne, c’est son côté à la fois général et spécifique: on retrouve les mêmes motifs nostalgiques à travers le monde – muséification ou clichés sépia sur Instagram – alors que ce sentiment nostalgique fait appel à une authenticité spécifique, qu’il s’agisse de modes de vie balayés par la modernité, ou d’attachements à une époque particulière, comme peuvent l’être l’ostalgie dans l’ancien bloc communiste, ou la nostalgérie de l’ Algérie française coloniale. La nostalgie est à la fois authentique et universalisable.
La politique de la nostalgie puise dans l’idéologie du ressentiment. Mais cette forme de populisme n’est pas exclusivement « de droite ».
La nostalgie traverse également le monde politique. Est-elle forcément une émotion réactionnaire, dont l’expression la plus emblématique serait le fameux «c’était mieux avant»?
Difficile d’échapper aujourd’hui à la politique de la nostalgie. Du «Make America Great Again» au Brexit, en passant par les réécritures souverainistes et néoimpériales du passé qui pullulent un peu partout, on voit à quel point la nostalgie peut servir de levier politique en temps de crise. Le raisonnement est simple: si ça ne va pas mieux aujourd’hui qu’hier, c’est que quelqu’un en profite, et ce quelqu’un est toujours le dernier venu, celui qui ne peut se défendre: l’immigré, l’étranger, le différent, etc. La politique de la nostalgie puise dans l’idéologie du ressentiment. Mais attention, cette forme de populisme n’est pas exclusivement de droite. A gauche, on la retrouve notamment dans la célébration d’un âge d’or industriel et de l’Etat-providence , que l’on sait, aujourd’hui, avoir occulté d’autres rapports de domination (de genre et de race) et être fondés sur un colonialisme extractif ayant poussé la planète au bord du gouffre.
Mais la nostalgie peut-elle avoir des vertus progressistes ou critiques? Dans votre livre, vous parlez de son «potentiel critique insoupçonné»…
Plusieurs chercheurs essaient, en effet, de récupérer la nostalgie à des fins critiques, l’arrachant aux discours conservateurs. Ils insistent, par exemple, sur la dimension «réflexive», plutôt que «restaurative», de la nostalgie, trouvant dans le rêve et le sentiment de perte lui-même un moyen de résister aux sirènes du retour en arrière et de préserver, au contraire, des espoirs utopiques. On perçoit cela notamment dans le mouvement écologiste, dont la critique de la modernité industrielle risquerait, autrement, de trop s’aligner sur le romantisme antimoderne que l’on décèle, à de toutes autres fins, dans le fascisme. On relève également des formes «d’ Afronostalgie» assumée, en tant que revendication de fierté et volonté de joie malgré le poids oppressant d’une histoire aussi marquée par le trauma que le sont celles de l’esclavage et du racisme.
Au début de l’invasion de l’Ukraine, on a abondamment relevé la nostalgie de Vladimir Poutine pour l’Empire russe. Cette analyse vous semble-t-elle pertinente?
Oui, du moins en partie. On le sait, Poutine regrette le démantèlement de l’Union soviétique. Il puise une justification pseudohistorique de l’invasion de l’Ukraine dans la mémoire glorieuse de l’Empire tsariste et des mondes slaves et orthodoxes. C’est un autre exemple, particulièrement dramatique, de la politique de la nostalgie. Mais il ne faudrait pas non plus s’arrêter à cela, car il existe des raisons stratégiques très pragmatiques à ce qui se passe: la revendication d’une sphère d’influence et de sécurité face à l’expansionnisme de l’Otan. Français et Allemands ont fait de même pendant plus d’un siècle le long du Rhin… Et puis, ce qui se joue aussi en Ukraine, c’est notre boulimie pour l’énergie fossile et le monde consumériste que nous avons construit autour et que nous ne savons pas lâcher – une «nostalgie toxique», pour reprendre Naomi Klein (NDLR: journaliste et essayiste canadienne, altermondialiste).
On a vu des images de soldats russes téléphonant à leur mère et exprimant l’envie de retrouver leurs foyer, famille, maison, etc. Ce facteur peut-il se révéler psychologiquement décisif, surtout si la guerre s’installe dans la durée?
La nostalgie a plus ou moins disparu de la psychiatrie militaire à la fin du XIXe siècle, lorsque les théories du traumatisme psychique prennent la relève: d’abord la neurasthénie, puis le «shell shock» (choc de l’obus) en 1914-1918 et, finalement, le trouble de stress post-traumatique, ou PTSD, après la guerre du Vietnam. Or, depuis les années 2000 et les longues guerres en Irak et en Afghanistan, on assiste à un regain d’intérêt pour l’ancien diagnostic de la nostalgie dans l’armée américaine, avec l’importance que le concept accorde aux émotions des soldats, ballottés entre le front et l’arrière. Il est vraisemblable que l’on assiste à une évolution similaire dans l’armée russe, avec l’enlisement du conflit et la nécessité de rotation du personnel.
Dans un monde incertain et traversé par plusieurs crises, dont la crise environnementale, pensez-vous que la nostalgie est vouée à un avenir radieux durant les prochaines décennies?
Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle mutation de la nostalgie: lorsqu’en 2003 le philosophe australien Glenn Albrecht invente le mot «solastalgie», il pense à la nostalgie, mais à l’envers: un trouble causé non pas par le fait de quitter son pays, mais plutôt de voir celui-ci se déliter. La solastalgie, ou ecoanxiété, essaie de définir les troubles psychiques et somatiques produits par la destruction de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais comme la nostalgie pathologique d’antan, elle se transforme désormais en sentiment éthique: une révolte sourde contre les causes humaines du dérèglement climatique et une ode à un autre mode de vie plus respectueux de l’environnement.
Bio express
1980
Naissance, le 23 février, à Londres.
2011
Soutenance de sa thèse de doctorat à l’université de Chicago, sous le titre «Homesick Epoch: Dying of Nostalgia in Post-revolutionary France» (L’ époque du mal du pays: la mort de la nostalgie dans la France postrévolutionnaire).
2017
Est nommé maître de conférences à Columbia University.
2018
Copublie Une histoire de la guerre. Du XIXe siècle à nos jours (Seuil).
2018
Rejoint le comité de rédaction de la revue Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales.
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