RENDRE PRÉSENTS LES ABSENTS
La mémoire de guerre belge est, comme dans les autres nations impliquées dans le conflit, dominée par le deuil et le culte des morts. Mais la Belgique se distingue par sa forte volonté d’honorer à la fois les militaires et les civils tombés pour la patrie.
Environ 40 000 Belges sont morts sous les drapeaux pendant les quatre années du conflit. Ce chiffre est faible par rapport aux pays voisins. Il est lié au refus du roi Albert de participer aux grandes offensives alliées, évitant ainsi des pertes inutiles. Il n’empêche que, pendant et après la guerre, l’absence des morts hante les (sur)vivants. Non seulement ils ont disparu de leur vie quotidienne, mais leurs dépouilles sont enterrées loin de chez eux, près du front. Seuls 9 000 des combattants tombés pour la patrie ont finalement trouvé le repos éternel dans le cimetière de leur commune. Plus de la moitié des morts belges (26 000) restent enterrés à proximité du front, dans des cimetières militaires, sans compter les dépouilles de quelque 6 000 disparus. Il est par conséquent difficile pour les familles de surmonter leur deuil.
Presque toutes les communes vont ériger » leur « monument pour commémorer » leurs » morts.
Presque toutes les communes vont ériger » leur » monument pour commémorer » leurs » morts. Ce sont en général les habitants eux-mêmes qui les financent par souscription publique. Cette forte volonté d’établir une trace matérielle s’explique par le lien tangible ainsi retissé entre défunts et vivants, permettant à ces derniers de faire leur deuil et d’exprimer leur reconnaissance. Chacun de ces monuments se veut en réalité un cénotaphe, c’est-à-dire un tombeau ne contenant pas les restes des défunts. Mais en recensant leurs noms, l’absence se transforme en présence, parfois renforcée par de vibrants appels aux morts. Contrairement aux monuments érigés dans les communes, le tombeau du soldat inconnu contient réellement la dépouille d’un combattant belge. Choisi au hasard, il représente l’ensemble des morts du conflit. Sa présence dans la capitale, au pied de la colonne du Congrès, symbole fort de la nation, est censée compenser l’absence de ses compagnons d’armes.
PRÈS DE 20 000 PERTES CIVILES
Le chiffre des 40 000 morts militaires ne donne toutefois pas l’image complète des pertes humaines subies par la Belgique pendant la guerre. Il faut y ajouter les quelque 20 000 civils morts pendant l’invasion et l’occupation. Ces chiffres témoignent du passage à une guerre totale : ses conséquences ne touchent désormais plus seulement les combattants, mais aussi les civils. Contrairement aux pays voisins, où proportionnellement moins de civils ont perdu la vie, la Belgique commémore à la fois les militaires et les civils tombés pour la patrie. Si leurs noms se côtoient sur les monuments, les civils ont simplement subi leur sort, comme les victimes des atrocités allemandes d’août 1914 ou les déportés. Ils sont considérés comme des martyrs, alors que les soldats et patriotes fusillés par l’occupant sont représentés comme des héros.
L’idée de la mort comme sacrifice pour la patrie, qui, dans cette partie du monde, trouve ses racines dans la religion chrétienne et qui domine la mémoire belge pendant et immédiatement après le conflit, ne fait plus guère sens aujourd’hui. Mais dans l’immédiat après-guerre, la Grande Guerre était commémorée par les alliés comme une victoire de la civilisation sur la barbarie allemande et, en Belgique, comme un moyen légitime de défense contre l’envahisseur.
A partir de 1925, après la signature des accords de Locarno, une vague de pacifisme et de solidarité s’empare des anciens belligérants. La guerre n’est plus présentée que comme une » grande boucherie » et les morts ne sont plus que des victimes, de la » chair à canon » sacrifiée. Le traumatisme moral de la Seconde Guerre mondiale ne fera que renforcer cette interprétation du passé. Désormais, la Grande Guerre sera le symbole de l’absurdité de la guerre et sa mémoire brandie pour chanter la paix.
PÈLERINAGES DE L’YSER
Depuis 1920, les Flamands organisent des pèlerinages annuels sur le front de l’Yser. Si leur premier objectif consistait à commémorer les Flamands morts dans les tranchées, rapidement, des revendications politico-linguistiques émergent. Car le flamingantisme s’est fortement radicalisé pendant la guerre, à tel point qu’un puissant courant antibelge se développe. Les pèlerinages de l’après-guerre forment l’occasion idéale pour les nationalistes flamands de rappeler leur message : » Plus jamais la guerre, autonomie et paix de Dieu « .
L’idée d’ériger un mémorial naît en 1925, en signe de protestation contre l’initiative du gouvernement de remplacer les croix celtiques placées sur les tombes des combattants flamingants par une pierre tombale belge officielle. Conçue comme une croix tombale gigantesque, la tour de l’Yser est finalement inaugurée le 24 août 1930. Dans la crypte sont alors transférés les corps de héros flamands. Alors que l’Etat belge rend hommage à » ses » morts à travers la cérémonie ritualisée du 11 novembre au tombeau du soldat inconnu, le mouvement flamand érige ses propres symboles.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les pèlerinages de l’Yser honorent les combattants du front de l’Est et autres collaborateurs. Mais en 2 000, lors des traditionnels discours, Frans Jos Verdoodt, membre du comité du pèlerinage, demande un » pardon historique » : il s’excuse officiellement pour l’engagement du mouvement flamand dans la collaboration. Depuis lors, une aile plus modérée impose ses vues. A l’approche du centenaire de la fin de la Grande Guerre, une nouvelle exposition permanente installée dans la Tour affirme cette volonté de pacifier les relations intercommunautaires.
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