Herman " Leo " Van Breda consacra sa vie à préserver l'oeuvre de quelqu'un plus grand que lui. © kuleuven

Qui est Herman Van Breda, l’homme qui sauva la philosophie ?

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Au milieu du chaos qui précéda le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, un Belge parvint, au péril de sa vie, à préserver l’héritage d’Edmund Husserl, le plus grand penseur de sa génération – qui était d’origine juive. Deux livres rendent hommage au héros que fut le frère franciscain Herman Van Breda.

C’était le 23 septembre 1938. Descendant du train en provenance de Constance, un grand jeune homme vêtu de la robe de bure des frères franciscains se débattait avec deux énormes valises à l’évidence trop lourdes pour lui. Son nom était Herman  » Leo  » Van Breda. Il était Belge, avait 27 ans et venait d’entamer la rédaction d’une thèse de doctorat à l’université de Louvain consacrée à la pensée du philosophe allemand Edmund Husserl, inventeur de la phénoménologie. Quelques mois plus tôt, le 27 avril, Husserl était décédé, à 79 ans, laissant derrière lui son épouse Malvine, plusieurs disciples éplorés et un héritage théorique qui faisait causer le monde entier.

Edmund Husserl, le plus grand penseur de sa génération, inventeur de la phénoménologie.
Edmund Husserl, le plus grand penseur de sa génération, inventeur de la phénoménologie.© isopix

En Allemagne, toutefois, il était un paria : malgré qu’il se fût converti au luthérianisme un peu plus d’un demi-siècle auparavant, ses origines juives lui avaient valu l’expulsion de l’université – et, surtout, une interdiction de publication et de voyage qui avait flétri ses dernières années. Cantonné dans sa maison de Fribourg-en-Brisgau, il avait dû se contenter de la compagnie des quelques rares proches qui osaient braver l’opprobre social qu’il y avait à fréquenter un proscrit, jusqu’à ce que la maladie finit par l’emporter.

Souffle coupé

Husserl laissait aussi derrière lui un certain nombre de papiers dont Van Breda, qui souhaitait les étudier pour les besoins de sa thèse, avait eu vent. C’est ainsi que le Belge débarqua à Fribourg un jour d’août 1938, espérant bénéficier de l’aide de Malvine Husserl pour accéder aux précieux documents – sans savoir que ceux-ci étaient bien plus nombreux que ce qu’il imaginait. Au lieu des quelques notes ou carnets auxquels il s’attendait, c’étaient près de quarante mille pages sténographiées à l’aide d’un système archaïque, ainsi que plus de dix mille pages de transcriptions et une bibliothèque de près de cinq mille pièces, qui lui furent révélés. Van Breda en eut le souffle coupé. Mais, aussitôt, pressentant que le trésor qu’il venait de découvrir ne serait sans doute plus longtemps en sûreté, les bruits de bottes résonnant en Allemagne avec une insistance croissante, il conçut un plan pour le sauver – qu’il présenta à la veuve de Husserl et à ses disciples. Pour préserver l’héritage du maître de tout risque de destruction, que ce fût des mains des nazis ou des suites d’une guerre qui semblait inévitable, il fallait faire sortir ces documents d’Allemagne et les dissimuler dans un pays plus sûr. Il fallait les cacher en Belgique.

Bien après les faits, alors qu’il avait toujours refusé de s’étendre sur cet épisode, Van Breda finit par raconter les circonstances qui l’emmenèrent de Fribourg à Constance, où les documents furent tout d’abord stockés de manière temporaire, puis à Berlin – d’où il espérait les faire passer en Belgique via la valise diplomatique. En 1956, à l’occasion d’un de ces colloques dont les universitaires ont le secret, les organisateurs parvinrent à le persuader d’y consacrer sa communication, publiée ensuite sous le titre de : Le Sauvetage de l’héritage husserlien et la fondation des Archives-Husserl. C’était un véritable roman de guerre que Van Breda y esquissait en quelques pages – un roman que les éditions Allia republient aujourd’hui, quatre-vingt ans après les événements, y substituant le titre sans doute meilleur de : Sauver les phénomènes (1). Pour Gérard Berréby, directeur des éditions Allia, qui avait appris l’existence de ce texte par un de ses auteurs, Bruce Bégout (auteur, dans la maison, d’essais cultes comme Zéropolis ou Lieu commun), une telle réédition était une nécessité : celle de saluer un héros oublié.

(1) Sauver les phénomènes, par Herman Leo Van Breda, éd. Allia, 96 p.
(1) Sauver les phénomènes, par Herman Leo Van Breda, éd. Allia, 96 p.

Un héros très discret

 » Je ne savais pas que je tomberais un jour sous le charme d’un frère franciscain, explique Berréby. Pourtant, il est le type d’individus qui me réconcilient avec le genre humain.  » Là où rien n’y personne ne l’y obligeait, Van Breda a en effet décidé de prendre les risques les plus inconsidérés pour tenter de sauver des documents que seules deux personnes sur Terre étaient capables de déchiffrer : Eugen Fink et Ludwig Landgrebe, les deux disciples les plus proches de Husserl, qui connaissaient la clé sténographique utilisée par leur maître. Pire : une fois qu’il eut réussi à convaincre les autorités universitaires de Louvain et l’ambassadeur de Belgique à Berlin de son projet, il dissimula avec soin le rôle qu’il y avait joué, se contentant de continuer à protéger les archives du philosophe tout au long de la guerre, les déplaçant dans toute la Belgique au gré des besoins.  » J’ai contracté une dette envers Van Breda, rajoute Gérard Berréby. Cette dette, c’est celle que l’on doit à ceux qui font le nécessaire alors que personne ne le leur demande, et qui ne réclament pas d’autre récompense que leur geste même. Il est un exemple qu’il faudrait davantage méditer aujourd’hui.  »

(2) Le Sauvetage, Bruce Bégout, éd. Fayard, 368 p.
(2) Le Sauvetage, Bruce Bégout, éd. Fayard, 368 p.

Depuis l’époque du mémoire sur Hume et Husserl qu’il rédigea au sortir de l’Ecole normale supérieure, Bruce Bégout, précisément, n’a pas cessé de méditer le destin de Van Breda. Outre d’attirer l’attention de Berréby sur le petit texte où le frère a raconté son odyssée dans une Allemagne au bord de l’abîme, il a fini, lui aussi, par y consacrer un livre – mais qui n’a rien à voir avec les écrits savants qu’il a pu dédier au fil du temps à la pensée phénoménologique. Ce livre est un roman, Le Sauvetage (Fayard) (2), et raconte, en multipliant les styles et les tons, les registres de langue et les couches narratives, les aventures de Van Breda tirant ses valises tout en tentant de se soustraire à la curiosité de la Gestapo, en une geste grinçante et expressionniste, entre Ballard et Fassbinder, où la seule lumière est apportée par les récits d’épisodes de la vie de saint François d’Assise lui-même. Pour Bégout,  » Van Breda ne fait pas partie des premiers ou des seconds rôles. Il ferait plutôt partie de ceux qu’on pourrait appeler les  » tiers-rôles « , comme au cinéma : ces personnages qui n’apparaissent qu’une seule fois et ne disent qu’une réplique avant de disparaître. C’est exactement ce qu’il a fait.  »

Héros improvisé, personnage de roman,  » tiers-rôle « , philosophe ayant consacré toute sa vie à la préservation de l’oeuvre de quelqu’un de plus grand que lui, Van Breda fut peut-être le plus Belge des résistants. Il fallait bien que ce soient deux Français qui aident à le redécouvrir.

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