Quelle histoire! Comment le masque a mis du temps à s’imposer au fil des âges
Nez et bouche à couvert : le Belge va enfin faire connaissance avec un écran protecteur qui a mis pas mal de temps à s’imposer en cas d’épidémie.
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La scène devait valoir le détour. » Il se fit faire un habit de maroquin, que le mauvais air pénètre très difficilement : il mit en sa bouche de l’ail et de la rue (sic) ; il se mit de l’encens dans le nez et dans les oreilles, couvrit ses yeux de bésicles, et en cet équipage assista les malades, et il en guérit presque autant qu’il donna de remèdes. » C’est ainsi, couvert de la tête aux pieds, que Charles de Lorme s’aventure dans les rues de Paris infestées par la peste durant l’été 1619. Et c’est ainsi qu’avec le coup de pouce de son ami l’abbé de Saint-Martin qui rapporte l’exploit, le premier médecin de trois rois de France (Henri IV, Louis XIII, Louis XIV) passe pour avoir conçu la première combinaison médicalisée contre les maladies contagieuses. Peste, variole, choléra, on a alors l’embarras du choix.
Les tissus n’étaient pas souvent utilisés comme barrière, on les suspectait de porter la maladie.
Long manteau recouvert de cire parfumée, chemise soigneusement rentrée dans une culotte reliée à des bottes, chapeau et gants en cuir de chèvre. Et par- dessus tout, le masque en carton bouilli ou en cuir en forme de bec d’oiseau incurvé à deux trous avec bésicles incorporées. A la vue d’un tel accoutrement, même le malade au coeur bien accroché avait de quoi défaillir. Le cache-nez de 16 centimètres de long n’a pourtant pas pour seule vocation de tétaniser le patient et d’effrayer le passant, il permet surtout d’y loger des éponges imbibées d’épices et d’herbes aromatiques capables de neutraliser le venin de l’air pestilentiel. Car l’agent corrupteur sévit, croit-on dur comme fer, sous forme de brouillard empli de particules, les miasmata. Si on sait ce qu’est la contagion au Moyen Age, microbes et virus restent inconnus au bataillon. C’est donc l’air qui est chargé de tous les maux, accusé de semer la mort aux quatre vents en propageant la maladie par inhalation ou par pénétration des pores de la peau. On craint comme la peste les quartiers surpeuplés, les endroits confinés tels les cales des bateaux, les hospices ou les prisons, parce qu’on est convaincu qu’un environnement mauvais engendre un air mauvais.
En guise de gestes barrières, on se rabat sur ce qu’on a sous la main. La fuite, la purification de l’air par des fumigations d’épices aux propriétés supposées prophylactiques, le confinement forcé des malades dans leurs maisons frappées d’un signe distinctif en guise de traçage. Plus fort encore, signale Alexis Wilkin, professeur d’histoire du Moyen Age à l’ULB, il arrive qu’on fasse marcher du bétail dans les rues » parce qu’on croit que le bétail « aspirera » les maladies « . Ambroise Paré, sommité de la médecine du xvie siècle, va jusqu’à recommander de garder un bouc chez soi : » (l’odeur) du bouc ayant empli le lieu où il habite empêche que l’air pestiféré n’y trouve place « .
La mort est dans l’air
Le visage n’est pas oublié dans l’éventail des remèdes mais, nous fait remarquer le médiéviste de l’ULB, c’est pour y porter régulièrement au nez des parfums ou des décoctions censés rendre l’air respirable sans danger. Par contre, se couvrir la face lorsque rôde l’odeur de la mort n’est pas dans les usages, faute de confiance envers les tissus. » On ne les utilise pas souvent comme barrière ou comme masque parce qu’on croit que les tissus, y compris neufs, portent la maladie et comme on ne changeait pas souvent de vêtements, les puces ou poux de corps des vêtements usagés pouvaient certainement la véhiculer par morsure. » Se masquer reste plutôt un triste privilège de fossoyeurs qui tentent de supporter la puanteur des charniers et croient pouvoir échapper à la contagion. C’est le cas lors de la terrible épidémie de peste qui ravage Marseille en 1720 : » Pour retirer les corps des maisons, les forçats et les corbeaux (noms donnés aux croque-morts) prenaient la précaution de se couvrir le nez et la bouche d’un linge en double plié deux ou trois fois. Ils imbibaient ce masque de vinaigre et se munissaient d’une bouteille de ce liquide pour réhumecter régulièrement le linge « , relate le docteur français Bertrand Herve, auteur en 2018 d’une thèse sur le traitement des infections respiratoires.
Entre-temps, depuis le xviie siècle, les » médecins de peste » envoyés au charbon à chaque épidémie ont pris l’habitude d’enfiler la tenue de travail que leur a légué le toubib Charles de Lorme. Bouclier olfactif à l’efficacité douteuse puisque la cause du mal n’est pas celle que l’on croit.
Le masque brille par son absence
xixe siècle, changement de cap et de théorie. Au diable la fable des miasmes, place à la dure réalité des bactéries et des microbes. Le masque garde une raison d’être et obtient petit à petit droit de cité en milieu hospitalier. » La compréhension du rôle des micro-organismes dans le développement et la diffusion des maladies conduit à une plus grande attention apportée à l’hygiène « , nous explique Joris Vandendriessche, spécialiste d’histoire de la santé publique à la KULeuven. » Les masques buccaux sont par exemple utilisés par les employés des services de santé qui désinfectent écoles et bâtiments publics. Ils sont aussi très progressivement utilisés à partir des années 1890 par les chirurgiens soucieux de réduire les risques d’infection des plaies durant les opérations « , en épargnant la projection de gouttelettes aux patients au système immunitaire déficient.
Survient la grippe espagnole en 1918-1919. La terrible pandémie (environ 50 millions de morts dans le monde) soumet le masque à un baptême du feu à grande échelle, elle pousse à son premier usage intensif avec d’autant plus de facilité qu’en cette période de guerre mondiale finissante, note le docteur Bertrand Herve, » il était entré dans les moeurs et l’on passa de fac?on naturelle du masque à gaz au masque de gaze « . La presse française de l’époque relève avec un brin de curiosité le va-et-vient de ces Londoniens masqués qui se dévoile à la Une des journaux anglais : » Dans les quartiers les plus fréquentés, on voit maintenant passer des dames, des soldats, des graves civils protégés contre le fâcheux et mystérieux microbe, en la plus étrange des mascarades. » En Belgique, toujours sous occupation allemande, l’écran protecteur n’a visiblement pas l’occasion de faire ses preuves. Non pas que le pays soit épargné par la maladie qui le frappe en trois vagues, de juin 1918 à février 1919, mais Benjamin Brulard, auteur d’un récent mémoire de fin d’études à l’UCLouvain consacré à la gestion de l’épidémie, n’a pas relevé la trace du masque parmi la foule de recommandations et de prescriptions en tous genres du corps médical et des autorités politiques. Certains toubibs préfèrent même parier sur le jaune d’oeuf dans un verre de champagne pour vaincre le mal…
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