Quelle autre Belgique sous une république ?
Des révolutionnaires de 1830 se sont démenés en vain pour lui forger un destin républicain : et si la Belgique n’était jamais passée par la case royale, s’en serait-elle mieux portée ?
Royaume ou république ? Question pas franchement idiote lorsque se pose la nature du régime qu’il convient de donner à l’Etat belge surgi d’une révolution en 1830. Le suspense n’a rien d’insoutenable tant la lutte s’avère inégale : le bloc monarchiste a pour lui la loi du nombre, le soutien massif de l’opinion et surtout l’impératif catégorique de l’Europe monarchique pour laquelle une Belgique indépendante sera un royaume ou ne sera pas. La messe est d’autant plus vite dite que la république est parée de tous les vices, que ceux qui réclament son avènement la voient de préférence de gauche et que les plus farouches de ses partisans sont prêts à l’imposer les armes à la main. L’adopter, s’alarme-t-on, serait livrer la Belgique à l’instabilité, aux intrigues, au despotisme, à l’anarchie, aux crises politiques. Autant asseoir le nouvel Etat sur un volcan, résume l’historienne Els Witte (VUB).
Les républicains ont contribué à rendre la monarchie constitutionnelle, » la plus belle des républiques « .
Malheur aux vaincus : victimes de leur sinistre réputation, les républicains sombrent dans l’oubli. Injustice aujourd’hui réparée : Els Witte, spécialiste de la révolution belge de 1830, leur rend pour la première fois la place qu’ils méritent dans la période postrévolutionnaire (1). L’historienne a approché au plus près leurs faits et gestes, décrypté leurs intentions, suivi pas à pas les tribulations dans la Belgique naissante d’une minorité agissante, follement turbulente et bien plus influente qu’on ne l’imagine.
Loin d’abdiquer et de désarmer, les républicains mènent en effet la vie dure au royaume durant les vingt premières années de sa fragile existence. Puisqu’ils n’ont pu empêcher l’instauration de la monarchie, c’est sur le monarque qu’ils s’acharnent. » Ils vont très loin dans la lutte. Que l’on songe au coup d’Etat républicain organisé en 1831, à la résistance opiniâtre qu’ils opposent à la montée sur le trône de Léopold Ier et, jusqu’en 1848, aux coups qu’ils planifient dans le but de déposer le roi, de l’enlever ou de le bannir « , explique Els Witte. Complots, intimidations, chahut au Parlement, tous les moyens sont bons pour contrarier le nouveau régime dans l’espoir de le renverser.
Las. A dater de 1850, le rêve républicain, déjà sans issue dans les faits, est une affaire définitivement classée, il s’évanouit dans une répression sévère qui a raison de ses derniers combattants à la faveur du coup d’arrêt réactionnaire au printemps des révolutions que connaît l’Europe (mais pas la Belgique) en 1848. Les républicains belges quittent alors la lumière pour l’ombre. Mais sans se retirer les mains totalement vides. S’ils n’ont pu éviter la monarchie, ils ont au moins contribué, par leur agitation, à la rendre constitutionnelle et à en faire » la plus belle des républiques « , relève Els Witte. République couronnée ou monarchie républicaine : d’emblée, l’art du compromis à la belge a fait merveille. Les plus modérés et les plus pragmatiques parmi les républicains s’en accommodent aisément, comme ils se satisfont des accents progressistes du régime, décrochés sous leur inlassable pression : un Sénat élu, la contre- signature et la responsabilité ministérielle pour les actes du roi, la transparence des débats parlementaires.
Plus belle la vie sous une république fédérative ?
Mais les plus radicaux, eux, enragent et restent inconsolables. Quelle ingratitude : la révolution de 1830 leur doit beaucoup et voilà que ses fruits leur échappent. La formule républicaine n’aura jamais l’occasion de faire ses preuves sous nos latitudes. Elle sera toujours restée à l’état d’ébauche sans jamais vraiment dépasser le stade du slogan : » Vive un chef d’Etat élu et proche du peuple. Vive la république, régime le plus démocratique et le moins coûteux. » Les républicains avançaient en ordre bien trop dispersé pour pouvoir s’accorder sur un modèle unique et abouti. La version présidentielle ne s’imposait pas forcément. Après tout, la Révolution française avait tourné le dos à la monarchie en confiant la conduite de sa république à des organes de gouvernement collégiaux, un Comité de salut public (neuf membres) puis un Directoire (cinq directeurs). » Les républicains belges partent néanmoins du principe que leur république doit avoir un président. Pour preuve dès septembre 1830 lorsque Gendebien (NDLR : membre du gouvernement provisoire) se rend à Paris pour proposer à Lafayette (NDLR : grande figure de la Révolution française, héros de la révolution américaine) une présidence belge « , précise Els Witte au Vif/L’Express.
La république centralisée, une et indivisible, chère aux néojacobins héritiers des révolutionnaires français, ne fait pas l’unanimité. Elle heurte les partisans d’une république fédérative. » Pour ce groupe de républicains, les provinces doivent conclure un contrat entre elles, chaque province reçoit sa propre Constitution et on songe à un organe directeur collectif. A leurs yeux, une structure fédérale au pouvoir limité au niveau fédéral facilitera la mise en oeuvre de la souveraineté du peuple « , écrit Els Witte. Ceux-là louchent avec admiration en direction du modèle américain, alors considéré comme le must, la forme de république la plus parfaite et la plus optimale. Une structure étatique qui serait plus proche des gens et, qui sait, plus à l’écoute de la question linguistique, future bombe à retardement. » Différents radicaux défendent le néerlandais et s’insurgent contre la liberté linguistique qui a érigé le français en langue dominante après 1830, ils jugent le dédain francophone déplacé. Du côté radical émerge ainsi un discours démocratique engagé, à un moment où les fondateurs du futur mouvement flamand ne se font pas encore entendre « , prolonge l’historienne.
Après la monarchie, une république… flamande
On se prend alors à rêver, à laisser courir son imagination. A risquer un joli saut dans l’inconnu. Et si ? Et si la Belgique sous les ors de la république s’était épargnée une interminable instance en divorce entre conjoints du nord et du sud ? Et si la paix dans le ménage belgo-belge s’en était mieux portée ? » Ces questions relèvent de réflexions spéculatives que les historiens n’aiment pas « , botte en touche Els Witte, qui préfère s’en tenir aux faits. » La constellation en 1830 était d’une nature telle que la possibilité de l’avènement d’une république en Belgique n’avait quasi aucune chance « .
Retour sur terre. Défis socio- économiques, conflits entre catholiques et anticléricaux, tensions linguistiques n’auraient pas disparu comme par enchantement sous une présidence de la république remise périodiquement en jeu dans les urnes. » Il est même très probable que les élections présidentielles auraient été dominées par les mêmes conflits. La possibilité que le président soit une émanation de la même élite politique aurait été tout aussi grande « , avance Els Witte. Et même à l’ère du suffrage universel masculin pur et simple, » un président élu aurait de toute façon représenté un élément politique de ces processus conflictuels. » Pas de quoi supputer dans une hypothétique république de quoi inverser la marche de l’histoire de Belgique. » Une république se serait tout autant heurtée à la logique d’affrontement entre deux projets de société fondamentalement différents entre le nord et le sud du pays « , abonde Philippe Destatte, directeur général de l’Institut Jules Destrée.
There is no alternative. La monarchie républicaine/république couronnée s’est imposée comme le moins mauvais des régimes. Comme un facteur de stabilité du pays, acceptable pour les deux communautés et même accepté parmi ceux qui affichent des penchants républicains, observe encore Els Witte. Les rois des Belges ont veillé et veillent à maintenir le brol, cahin-caha, en dépit de certains faux pas. » Malgré les conflits causés par certains souverains – pensons à la politique coloniale controversée de Léopold II, à la violente crise autour de Léopold III, à la question de l’avortement sous Baudouin -, ils se sont évertués à maintenir l’unité du pays et certainement depuis que le processus de fédéralisation s’est engagé. » Si des républicains devaient un jour avoir raison du trône de Belgique, ils seront nationalistes flamands. Les paris sont ouverts.
On ne réécrit pas l’histoire ? Si, justement. Avec des si, un collectif d’historiens flamands chevronnés a osé, en 2014, mettre sens dessus dessous les moments clés de notre passé depuis 1830. Parmi ces épisodes sortis droit de leur imagination mais conçus avec rigueur : l’avènement d’un régime présidentiel à l’issue d’une Question royale fatale à Léopold III et à la monarchie en 1946. Groggy, la Belgique se réveille ainsi en république. Qui trouve miraculeusement sa voie. Parvient à tourner proprement la page du douloureux passé de guerre en posant les gestes qu’il faut pour réconcilier le pays. Puis s’engage dans le cycle vertueux d’un fédéralisme d’expansion à caractère socio-économique dénué de ressentiment communautaire et d’antibelgicisme, où le maintien de l’unité du pays n’est pas remis en cause. Les nationalistes flamands d’une fantomatique Nieuw-Vlaamse Unie en ont le souffle et l’élan coupé. La patrie un temps en danger est sauvée. Vive la république !
Ceci n’était donc qu’une fiction. Son auteur, l’historien Nico Wouters, justifie alors la plausibilité de son scénario : » J’ai voulu simplement montrer qu’il existe peu de « processus naturels » à l’issue inéluctable mais qu’il s’agit surtout de choix idéologico-politiques conscients qui sont présentés comme « logiques », « naturels » ou « inévitables ». » La république en a fait les frais.
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