Quand le cerveau ne tourne plus rond
Ils sèment le doute, la zizanie et jettent de la poudre aux yeux en regardant tranquillement se déployer le chaos tout autour d’eux. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans la cafetière d’un psychopathe ? Et quelles sont ses chances de revenir un jour à la normalité ?
Quiconque a déjà eu maille à partir avec un psychopathe se souvient très probablement de l’instant précis où il a clairement commencé à dérailler. Au détour d’une attitude totalement déplacée, d’un incident anecdotique qui fait froncer les sourcils, on se demande subitement ce qui ne tourne pas rond. Mais qu’en est-il dans les faits ? La psychopathie est-elle décelable dans le cerveau et, le cas échéant, est-elle le fait d’une anomalie congénitale ou bien d’un trouble qui se déclencherait dans des circonstances particulières?
« Dans l’état actuel des connaissances, tout individu est susceptible de devenir un psychopathe. Mais il reste impossible de déterminer à la naissance si une personne risque de développer cette maladie ou non. Ce type de diagnostic ne peut être posé qu’à partir de 18 ans « , explique le psychologue clinicien Francisco D’Hoore. « Avant cet âge, la construction de la personnalité n’est pas encore achevée et le cerveau n’est pas complètement développé. Les toutes premières années de notre vie sont déterminantes. Notre cerveau se structure progressivement et certaines parties vont plus ou moins se développer en fonction de la façon dont il est stimulé. Le fait d’avoir été gravement rejeté ou maltraité dans la petite enfance, par exemple, peut engendrer chez certains jeunes des troubles de la personnalité antisociale. Cela se traduit par un comportement socialement déviant, trop agressif ou délinquant. Certains peuvent manifester une tendance narcissique, qui fausse la faculté d’évaluer leur propre attitude et leurs relations avec les autres en perturbant leur capacité d’empathie. »
AMYGDALES ATROPHIÉES
Des perturbations comportementales s’observent chez environ 5 à 6 % des jeunes, dont une majorité de garçons. La moitié d’entre eux souffrira d’un trouble de la personnalité antisociale à l’âge adulte, et un sur deux pourrait devenir un psychopathe. La petite voix que l’on réserve à notre bébé et les câlins devant la porte de l’école ont donc une importance cruciale. Et le lien visuel est encore plus vital. Dans le cas d’enfants atteints de trouble du spectre autistique (TSA), par exemple, on incite les parents à maintenir le contact visuel avec leur fils ou fille et à multiplier les réponses positives. Sans sollicitation, certaines zones du cerveau sont insuffisamment stimulées.
La plupart des psychopathes n’ont pas grandi dans un nid particulièrement douillet. En général, ils traînent derrière eux un lourd passé fait de traumatismes irrésolus. « Nous constatons que des enfants qui ont crû dans un cadre familial problématique attachent souvent une grande importance au besoin de prendre ou de garder le contrôle. Il s’agit là d’une stratégie de survie qui s’avère extrêmement utile dans des périodes de grand chaos, où ils sont confrontés à un grave sentiment d’impuissance. »
Cette stratégie altère le développement du cerveau. La psychopathie est parfaitement identifiable au niveau cérébral. Les psychopathes présentent notamment une atrophie des amygdales – la partie du cerveau qui traite les données transmises par nos sens en les reliant aux émotions – qui indique la présence de dérèglements au niveau des émotions, du comportement, de la focalisation de l’attention et de la reconnaissance de la peur. Au stade de leur éducation, ils sont par exemple moins sensibles à des regards réprobateurs, ce qui tend à perturber leur socialisation et favorise l’émergence de traits de caractère comme l’indifférence et la cruauté.
Le cortex préfrontal ventromédian, zone située à l’avant du globe oculaire qui intervient dans la prise de décision, est également moins volumineux et développé, ce qui influe entre autres sur la gestion du comportement social. Lorsque cette région du cerveau est affectée, intégrer le fruit de nos expériences devient plus compliqué. Un psychopathe est donc moins apte à tirer les leçons de ses erreurs et à appréhender des principes d’ordre moral.
« Dans l’appareil neurologique, le système nerveux autonome connecte le système nerveux central aux organes internes. Il englobe le système sympathique, qui prépare le corps à l’action, et le parasympathique qui gère les activités indépendantes de notre volonté telles que la digestion. Sur le plan psychophysiologique, on observe chez certains psychopathes – du type primaire, surtout – une réaction nettement moindre du rythme cardiaque aux images mobilisant des émotions. C’est le premier signe caractéristique d’un fonctionnement anormal du système nerveux autonome. Certains psychopathes se distinguent aussi par une inhibition de l’activité sudoripare face à des représentations de visages exprimant de la tristesse ou de l’anxiété. C’est encore plus flagrant avec le conditionnement aversif, où l’expérience consiste à exposer le sujet à un son neutre avant un stimulus insupportable. Dès que le son se fait entendre, les sujets non psychopathes se mettent spontanément sur le qui-vive, contrairement aux psychopathes. Cette réaction au son avant une expérience désagréable joue un rôle essentiel dans le développement de la conscience et du comportement moral. »
TROUBLE DE L’ATTACHEMENT
De tous les animaux, l’espèce humaine est celle qui dépend le plus longtemps des autres. Cela nous rend très vulnérables. Pendant plus ou moins 18 ans, l’essentiel de notre survie est assuré grâce à notre entourage. Sur un tel laps de temps, une foule de choses peuvent mal tourner. Tous les parents sortent parfois de leurs gonds, mais la plupart sont bien intentionnés et tendent à rectifier leurs erreurs. Les épisodes susceptibles de hanter un enfant tout le reste de sa vie ou d’affecter sa personnalité en profondeur sont plutôt rares – notre cerveau est très doué et il encaisse à peu près tout. Mais certains faits traumatisants, qui remettent gravement en cause les normes et valeurs généralement admises et portent atteinte à notre intégrité à un jeune âge peuvent laisser des séquelles irréparables.
Comment expliquer que dans une famille dysfonctionnelle donnée, tel enfant grandisse comme n’importe quel citoyen ordinaire tandis que son frère ou sa soeur dévie et se mue en psychopathe? Cela dépend énormément de la stratégie qu’il ou elle a mise au point pour survivre. L’un tentera de s’entendre avec sa mégère de belle-mère pour éviter les foudres de son père, l’autre la confrontera constamment et sera en conflit ouvert avec le père. Hors-jeu, il se tournera peut-être vers de mauvaises fréquentations pour s’éloigner le plus possible de la maison. Il pourrait se mettre à voler et entrer dans une spirale négative. Mais l’issue peut aussi être positive : un enfant fuit un cadre familial difficile et parvient à tisser un lien de confiance avec un enseignant ou entraîneur sportif, par exemple. Le simple fait d’avoir un confident l’aidera à mieux supporter les aléas du climat familial délétère.
» Nous constatons que la façon dont se construisent les relations d’attachement est un facteur prédominant dans le développement de troubles comportementaux », dit Francisco D’Hoore. » L’attachement peut être de type sécure ou insécure, ce dernier se distinguant entre trois sous-types : désorganisé, ambivalent et évitant. L’attachement désorganisé, surtout, est un signal d’alarme. Dans ce cas de figure, nous observons chez ces enfants un comportement anxieux et confus. Ils ne parviennent pas à élaborer de stratégie claire. Ils se figent quand le parent arrive et en ont peur. C’est donc un élément qui intervient dans la genèse de la psychopathie, mais on ne peut y voir de lien aussi direct. L’enfant qui vit une relation d’attachement désorganisé ne deviendra pas nécessairement un psychopathe. »
MANQUE DE CONSCIENCE DE SOI
La plupart des psychopathes ont été émotionnellement négligés durant l’enfance. C’est également la conclusion de Jan Storms, grand spécialiste de la conscience. » L’enfant est très vulnérable. La confrontation à un événement violent peut enrayer son développement émotionnel. Il n’acquiert pas de faculté d’introspection, et c’est précisément là le coeur de la psychopathie. Le manque de conscience de soi se définit par une incapacité d’interagir avec notre propre conscience. Celle-ci possède de nombreuses aptitudes. Lorsque nous dormons, par exemple, notre conscience n’intervient pas, mais en état de rêve, elle s’implique dans sa propre création. La conscience peut aussi s’exercer sur elle-même; on parle dans ce cas de « conscience naturelle ». »
À l’état de veille – lieu de l’interaction entre le monde externe et l’expérience interne -, la plupart des gens ont suffisamment de vitalité en arrière-plan pour interagir avec eux-mêmes. Assez pour ajuster leurs activités si nécessaire. Cela se fait automatiquement. Les expériences vécues au premier plan influent sur la perception fondamentale et la clarté de l’esprit conscient. Quand on se conduit de façon moralement répréhensible, la conscience rétrécit. Lorsqu’on agit de manière positive, elle gagne en vitalité. En grandissant, au fil de nos multiples expériences, ces processus sont de plus en plus structurés et performants. Chez un psychopathe, ce monde intérieur est inopérant. En l’absence de cette flamme, de ce for intérieur, il n’interagit plus qu’avec l’extérieur. Je ne parle pas d’une absence totale de sentiments : si certains psychopathes ont une vie intime très restreinte, d’autres ont certainement des émotions, quoique surtout dans le registre négatif. Ce dont ils manquent, c’est d’une fonction pour rester sur les rails ou, autrement dit, d’une conscience. »
Quand on se penche sur le comportement des psychopathes, on se demande si eux-mêmes se sentent différents des autres. Non! Sans faculté d’introspection, il leur est tout simplement impossible de se rendre compte que leur conscience de soi pose problème. De même qu’un aveugle de naissance ne peut pas « voir » qu’il ne voit pas.
LE TRAUMATISME DE SADDAM HUSSEIN
Le fait qu’un bon départ au sein d’une famille harmonieuse augmente les chances de devenir un adulte passablement équilibré est une évidence. Hélas, parmi les dirigeants les plus exaltés de notre histoire, bien peu ont grandi dans l’insouciance. En pleine conquête de la Corse par les armées de Louis XV, la mère de Napoléon Ier était enceinte. Après s’être fièrement battue contre la France, elle s’est enfuie dans les montagnes pour éviter d’être massacrée avec le reste des siens. C’est dans ces circonstances mouvementées qu’est né le futur empereur, qui oeuvrera toute sa vie pour s’arroger le pouvoir et, à la tête de la France, dominer implacablement l’Europe.
Le dictateur irakien Saddam Hussein n’a pas vraiment non plus été gâté pendant sa gestation. Son père étant décédé avant sa naissance, sa mère enceinte ne se voyait pas élever l’enfant toute seule et a tenté de mettre fin à sa grossesse en se cognant vigoureusement le ventre contre un mur. Un enfant dont les parents ne voulaient vraiment pas en porte les stigmates toute sa vie.
Chez un adulte, l’impact d’un traumatisme ne doit pas non plus être sous-estimé. Mais il peut être suffisamment résilient pour s’en remettre à condition que de bonnes bases soient restaurées. » Après avoir été séquestrée et enfermée pendant des mois, une de mes patientes m’a dit avoir perdu toute sensation au fil du temps », relate Jan Storms. « Après cet épisode extrêmement traumatisant, pendant une très longue période, elle n’avait plus aucune notion de ce qui était susceptible de lui plaire ou lui déplaire. Elle s’est alors privée de thé et a recommencé à en goûter au bout d’un certain laps de temps pour essayer de se rendre compte si elle en tirait encore quelque satisfaction. Il lui fallait se reprogrammer et réparer ses blessures et elle n’y est parvenue que parce qu’il lui restait encore des fondations. Ayant vécu cette terrible expérience à l’âge adulte, sa faculté de résilience était déjà solidement constituée. Ses sensations ont disparu, mais pas ses bases. Quand un enfant vit des choses insupportables, un processus de dissociation s’enclenche. Face à un traumatisme trop prolongé ou ingérable, on perd toute capacité de se connecter. À ce stade, l’enfant se détourne de son moi intérieur et c’est le plus souvent irrémédiable. »
LOURDES CONSÉQUENCES SOCIALES
Comment la société peut-elle se prémunir contre des psychopathes si leur pathologie est incurable? La thérapie cognitivo-comportementale (TCC), une approche couramment utilisée dans la sphère médico-légale, se concentre sur les changements de comportement dans des situations concrètes. En apprenant que toute conduite inadéquate a pour lui-même des conséquences néfastes, le psychopathe peut sciemment en adopter un plus acceptable.
Un autre traitement, la schémathérapie, paraît très prometteur. Ce type de procédé très intensif s’exerce aussi en milieu carcéral. Il implique deux consultations par semaine pendant de nombreuses années, la première étant uniquement focalisée sur la relation entre le thérapeute et le patient psychopathe. La schémathérapie aborde les différents états, ou modes, par lesquels peut passer tout individu. On distingue des modes infantiles, comme l’enfant en colère ou solitaire, entre autres, et des modes parentaux : le parent punitif, exigeant, etc. Durant l’enfance, notre cerveau s’emploie à structurer une multitude d’informations et à concevoir des stratégies de survie efficaces. Ainsi émerge un schéma de réaction donné. Le thérapeute doit avant tout examiner le patient afin d’identifier son mode de comportement avant de pouvoir l’y confronter. C’est un processus très rigoureux qui ne progresse que de façon quasi imperceptible à chaque séance, mais les premiers bilans en la matière sont des plus encourageants.
Vu la propension de certains psychopathes à se livrer au vandalisme, au viol ou même au meurtre, les retombées de leurs méfaits ont un impact social majeur. Mais ils influent en outre sur notre conscience collective : « Voyez le choc causé par Marc Dutroux dans notre société : il y a réellement un avant et un après », constate Francisco D’Hoore. « Tous les parents qui ont grandi parallèlement à cette affaire conçoivent leur rôle très différemment que si celle-ci n’avait jamais eu lieu. Avant de laisser un enfant partir seul à l’école sur son vélo, par exemple, on y regarde à deux fois. Les actes de Dutroux ont eu de lourdes conséquences sur l’autonomie que nous tendons à consentir à nos enfants. Cette tragédie a durablement marqué les esprits. »
PRÉVENTION DE LA RÉCIDIVE
Dans le traitement des psychopathes, il est donc primordial de veiller à ce qu’ils nuisent le moins possible au monde qui les entoure. Ainsi, l’approche privilégiée actuellement vise à restreindre les risques de récidive. » Le modèle RBR établit des principes auxquels doit satisfaire la prise en charge des patients en milieu carcéral pour prévenir le plus efficacement la récidive. Sur la base d’une évaluation des risques (R) que présente le patient et des besoins (B), à savoir quelle personne nécessite quel type d’intervention, on détermine la réceptivité (R), c’est-à-dire le type de prise en charge le plus efficace en fonction du cas considéré. L’équipe souscrit en outre à un principe d’intégrité en vue de garantir que le traitement soit administré conformément à une trajectoire prédéfinie. Ces dispositions requièrent le soutien explicite du cadre judiciaire – autrement dit le ministre de la Justice. La prise en charge d’un psychopathe représente un coût de 23000 euros par an, mais ce montant peut être récupéré lorsqu’elle permet in fine de réduire de plusieurs mois la durée de sa détention. Et si le recours à la schémathérapie parvient effectivement à faire baisser le taux de récidive, on peut alors tabler sur des économies nettement plus substantielles. »
Le cerveau d’un psychopathe résulte en quelque sorte d’une programmation erronée. Et vu le grand nombre d’années qu’il lui a déjà fallu pour développer des connexions défectueuses, il va de soi qu’il faut aussi énormément de temps pour le reprogrammer dans le bon sens ! À défaut d’espérer qu’ils se conduisent au bout du compte en citoyens modèles, on peut au moins tenter de limiter au maximum l’impact que peuvent avoir les psychopathes sur toute la société.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici