12 septembre 2003, le président américain George W. Bush salue les soldats de la 3e division d'infanterie qui ont passé l'année dernière au Koweït et mené la guerre en Irak. © AKG-IMAGES

Quand la démesure dirige le monde

Né en 1938, David Owen a 30 ans à peine quand il devient secrétaire d’État dans le gouvernement travailliste du Premier ministre britannique Harold Wilson (1964-1970). Aujourd’hui octogénaire anobli, il siège à vie à la Chambre des Lords. Après son passage à la Santé publique et aux Affaires étrangères, il se lance dans les affaires internationales, à la fois en tant que diplomate et dans le business. Mais il ne perd jamais de vue sa première vocation, la neurologie. En 2016, il réécrit son ouvrage classique paru en 2008 In Sickness and In Power : Illness in the Heads of Government, Military and Business Leaders since 1900. David Owen vient de rassembler une nouvelle fois ses réflexions dans Hubris. The Road to Trump. Power, Populism and Narcissism. L’occasion rêvée pour le rencontrer chez lui, à Londres, à deux pas de Westminster.

L’arrogance mène-t-elle nécessairement à la déchéance? Lord Owen en est convaincu. « Dans leur mythologie, les Grecs ouvrent largement la porte à ce que j’appelle le syndrome de la démesure. À la détestable arrogance ou mégalomanie, ils associent toujours la némésis, le désastre de la chute. La démesure se manifeste souvent chez les maîtres du monde, les patrons des affaires et les militaires de haut rang. Les personnages clés doivent absolument être testés sur leur dangereuse suffisance, pour protéger leurs concitoyens contre leurs excès. »

UN STRESS DESTRUCTEUR

 » J’ai écrit mon premier article sur la démesure, en 2009 dans le magazine Brain, en collaboration avec Jonathan Davidson, un professeur en psychiatrie américain. Nous nous posions alors la question de savoir si la mégalomanie est une variante du Trouble narcissique de la personnalité (TNP). C’est surtout aux États-Unis que l’on a effectué des études sur ce trouble. Le manuel diagnostique DSM décrit en détail le narcissisme nuisible. Quant à moi, je considère la démesure comme un syndrome indépendant qui, contrairement au TNP, ne se déclare pas dans la prime jeunesse, mais peut se développer plus tard chez des personnes par ailleurs normales. C’est, par exemple, le cas chez les politiciens de haut rang élus lors d’élections démocratiques, qui se trouvent soudain confrontés longtemps à un stress sévère. Il arrive aussi que des hommes d’affaires qui font une percée vers le sommet du pouvoir en arrivent à perdre totalement les pédales. « 

David Owen (neurologue et politicien).
David Owen (neurologue et politicien).© D.R.

 » Il est clair qu’un stress important et les insomnies qui en découlent sont les causes principales de la démesure. C’est pourquoi ce syndrome apparaît aussi fréquemment chez les personnages clés. Un professeur de Cambridge explique ainsi que le neurotransmetteur qu’est la sérotonine joue un rôle crucial dans le développement du stress, donc de la démesure. Une sérotonine mal équilibrée est aussi associée à l’agression et à la dépendance, des phénomènes qui vont de pair avec la démesure et le narcissisme. Il est probable qu’un autre neurotransmetteur, l’adrénaline, revête la même importance. L’adrénaline influence l’équilibre mental, influence la pression sanguine et réagit au stress. Un conseiller de Bill Clinton, l’ancien président des États-Unis (1993-2001), commente avec ironie un entretien avec le Premier ministre britannique, un Tony Blair manifestement surmené. « Il met trop d’adrénaline sur ses céréales du petit déjeuner ». L’alcool exerce aussi un impact majeur sur le fonctionnement du cerveau et peut attiser la démesure. Un exemple typique en est George W. Bush Jr (2001-2009) : jeune adulte, il buvait exagérément et il n’est pas évident du tout qu’il ait renoncé ensuite à cette habitude. Je crois personnellement que la démesure résulte de facteurs très divers. Certains ont une aptitude innée à ce travers. »

Juin 1961. Le président John Fitzgerald Kennedy quitte une réunion à Washington sur des béquilles.
Juin 1961. Le président John Fitzgerald Kennedy quitte une réunion à Washington sur des béquilles.© GETTYIMAGES

DES MAUX CACHÉS

Les Grecs de l’Antiquité ont appris par expérience que le pouvoir a des effets secondaires fâcheux. Le mépris désastreux qu’exercent les dictateurs à l’égard des conseils raisonnables est leur principal souci. L’intellectuel Lord Acton (1834 – 1902) est le père de l’expression : « Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands personnages sont souvent des gens profondément mauvais. » L’historienne américaine Barbara Tuchman décrit : « Le pouvoir cultive parfois le délire. Un pouvoir débridé peut affecter la capacité de prêter correctement l’oreille aux idées des autres. » Et le philosophe Bertrand Russel décrit la démesure comme « une intoxication par le pouvoir ».

Dans son livre In Sickness and in Power (Dans la maladie et le pouvoir) paru en 2008, David Owen examine le rôle de la maladie dans les prises de décision des chefs d'État durant les 100 dernières années.
Dans son livre In Sickness and in Power (Dans la maladie et le pouvoir) paru en 2008, David Owen examine le rôle de la maladie dans les prises de décision des chefs d’État durant les 100 dernières années.

In Sickness and in Power contient un catalogue de personnalités secrètement malades de l’époque contemporaine. Theodore Roosevelt, par exemple, président de 1901 à 1909, et Lyndon Johnson, président de 1963 à 1969, souffraient l’un et l’autre de troubles bipolaires, de dépression, de manque chronique de sommeil et de quantité d’autres facteurs liés à la démesure – alors que l’un et l’autre sont considérés dans les traités d’histoire comme des dirigeants couronnés de succès.

UNE PHARMACIE AMBULANTE

Lord Owen assure qu’il est particulièrement satisfait de son chapitre sur John Kennedy, le prédécesseur de Johnson, parce qu’il a pu étudier en profondeur tous les documents relatifs à la santé de ce président idéalisé. Kennedy souffrait de diverses affections graves, et pas seulement de maux de dos chroniques, que le grand public continue à lui reconnaitre. Son affection la plus lourde, mais la plus soigneusement cachée, est une maladie rare, la maladie d’Addison : une défaillance du cortex surrénal qui ne produit pas ou trop peu de cortisol et d’aldostérone. Ces deux hormones développent une résistance au stress.

C’est surtout au début de son mandat présidentiel que Kennedy s’est vu attribuer des quantités considérables de médicaments, parmi lesquels des substituts hormonaux, des amphétamines, divers stéroïdes et antidouleurs. Des cocktails qui, selon Lord Owen, minaient sa capacité de décision, d’autant plus que le président se faisait prescrire ces médicaments par des médecins indépendants les uns des autres. Ses expérimentations avec la cocaïne, la marijuana, le LSD et d’autres drogues récréatives aggravaient cette situation. Owen considère que la désastreuse invasion de la Baie des Cochons, à Cuba, en avril 1961, est à porter au compte des capacités affaiblies de Kennedy à prendre des décisions réfléchies. Par contre, un an et demi plus tard, en octobre 1962, Kennedy prend des décisions bien réfléchies au moment du déminage de la crise des missiles cubains. Pour la simple raison que de meilleurs médecins se sont alors concertés pour ajuster convenablement sa médication.

Au même titre que Kennedy, d’autres chefsde gouvernement contemporains mententeffrontément à leurs électeurs à propos de leurétat de santé. C’est ainsi que le président français François Mitterrand a caché pendant desannées qu’il souffrait d’un cancer de la prostate. Et le Premier ministre britannique TonyBlair n’avouera jamais qu’il a connu de gravesproblèmes cardiaques à des moments cruciauxde son mandat.

LE SUMMUM DE LA DÉMESURE

Le chapitre de In Sickness and in Power relatif à George Bush Jr. et Tony Blair – les génies diaboliques de la guerre d’Irak – est particulièrement intéressant. Nous souffrons en effet, aujourd’hui encore, lourdement des suites de ce summum de la démesure.

Lord Owen écrit : « Sur les photos de Bush Jr. prises lors de l’attentat contre les tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001, on voit émerger chez lui la démesure. Il se trouve dans une école de Floride au moment où le deuxième Boeing s’écrase sur la tour, et on peut lire sur son visage à quel point il est choqué. Il est envahi par un stress insurmontable parce qu’il se rend tout à coup compte qu’il se trouve à la tête d’un pays en guerre. Quand il visite Ground Zero à New York, il saisit un mégaphone pour dire : ceux qui ont détruit ces tours ne tarderont pas à avoir de nos nouvelles. »

« Dominé par son stress, il subira avant et pendant les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak une modification abrupte de sa personnalité. Peu après cette deuxième invasion, il pose en tenue de combat sur un bateau de guerre au large de la côte californienne. Derrière lui, sur la photo, une banderole portant le slogan « mission accomplie ». C’est pure folie, un superlatif de la démesure, car le fiasco commence tout juste à se concrétiser. »

Le jugement d’Owen est plus sévère encore quand il parle de Tony Blair.  » À l’approche de l’invasion de l’Irak, je constate pendant un déjeuner à quel point sa démesure émerge clairement. Il sollicite mon aide, car je suis, moi aussi, convaincu que nous devons éjecter Saddam Hussein pour garantir un bon déroulement des événements dans le Moyen-Orient. Mais pas à cause de ses armes de destruction massive – car il n’en possède simplement pas, pas plus qu’il ne possède des missiles balistiques à longue portée qui pourraient nous atteindre. Blair ne fait aucun cas de mes arguments. Il me ment effrontément à propos de ce que les services secrets auraient découvert sur ces armes. »

Le président George W. Bush, le 1er mai 2003. Derrière lui une bannière avec les mots Mission Accomplished. La catastrophe irakienne ne fait encore que commencer.
Le président George W. Bush, le 1er mai 2003. Derrière lui une bannière avec les mots Mission Accomplished. La catastrophe irakienne ne fait encore que commencer.© BELGA IMAGE

« Je suis abasourdi du manque d’attention qu’ils accordent, lui et Bush, à la préparation de l’invasion et, surtout, à l’attitude correcte à adopter une fois que l’armée irakienne sera vaincue. Ils ne savent pratiquement rien des conflits entre sunnites et chiites en Irak. Ils ne tiennent simplement aucun compte des Kurdes et n’en veulent rien savoir. Ils ignorent les indices relatifs aux soulèvements que Saddam Hussein prépare bien avant l’invasion. Bush et Blair se comportent comme des missionnaires autoproclamés. Ils ne se préoccupent pas de leur isolement sur le plan international et montrent le plus grand mépris à l’égard des opinions des autres. Quand un personnage de haut rang fait preuve d’un tel mépris, on peut être sûr qu’il souffre d’un syndrome de démesure. Un tel mélange d’incompétence et de démesure chez les grands décideurs ne peut avoir que des conséquences désastreuses de longue durée. Un exemple frappant en est la montée du fondamentalisme djihadiste et du terrorisme. « 

George Bush et son complice Tony Blair. Le premier ne souffrira plus de démesure après son mandat, le second ne parviendra jamais à s'en défaire.
George Bush et son complice Tony Blair. Le premier ne souffrira plus de démesure après son mandat, le second ne parviendra jamais à s’en défaire.© AKG-IMAGES

DIFFICILE D’Y ÉCHAPPER

« Comme la démesure est un dérèglement qui se développe à l’âge adulte, il va de soi qu’il doit être possible de s’en défaire. Par exemple, en se déstressant. George W. Bush Jr. en est un exemple classique. Depuis son départ de la Maison-Blanche, il s’est totalement libéré de sa démesure. Mes contacts du secteur pétrolier – d’où est issue la famille Bush – m’assurent qu’il est redevenu un homme jovial, rieur et modeste. Il avoue lui-même aujourd’hui qu’il a commis quelques fautes graves dans sa phase hypertendue. Surtout en ne déployant pas suffisamment de forces terrestres pour mettre et garder l’Irak sous contrôle. »

« Il faut par ailleurs se rendre compte que son complice Tony Blair ne s’est pas débarrassé de sa démesure, même après son mandat. Il continue à arpenter le monde en tant que consultant et orateur, pour engranger un maximum d’argent et de luxe. Il continue à s’occuper de la politique britannique, bien que personne ne prenne plus ses avis au sérieux. Il se dit toujours socialiste – une honte et un scandale, car il ne reconnaît toujours aucun des crimes de guerre qui devraient l’amener devant la Cour pénale internationale de La Haye. »

 » J’espère mourir en tant que social-démocrate authentique qui n’a jamais abjuré les idéaux de sa jeunesse », explique Owen. « Au cours de ma longue carrière, le pouvoir a naturellement pu me corrompre. En tant que ministre, on ne peut pas faire autrement que travailler très dur. Il faut impérativement prendre des décisions. Sous le Premier ministre James Callaghan, je me trouvais aux Affaires étrangères, au sommet de mon cursus. Mais son gouvernement agissait de manière concertée, et cela offrait un contrôle social bénéfique. Tony Blair a rompu avec cette tradition. C’était lui et lui seul qui prenait les grandes décisions sur l’Irak. Ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense comptaient pour du beurre. »

Winston Churchill en 1953, réinvesti Premier ministre.
Winston Churchill en 1953, réinvesti Premier ministre.© BELGA IMAGE

« Il y a des similitudes entre la démesure et le narcissisme, mais ils ne se chevauchent pas totalement. Le mépris, par exemple, ne fait pas toujours partie du narcissisme, à savoir l’égocentrisme absolu. En effet, si vous vous centrez exclusivement sur vous-même et n’accordez aucune attention à ce qui se passe en dehors de vous, vous ne méprisez pas pour autant le monde extérieur – à moins que vous ne puissiez pas faire autre chose que d’attirer sur vous-même certaines données externes. Les narcissiques ne montrent généralement aucun signe d’empathie alors qu’une personne maladivement téméraire peut parfaitement faire preuve d’empathie. Tant Bush Jr. que Blair sont de toute évidence empathiques. L’empathie est un élément important qui permet d’établir la différence entre démesure et narcissisme. C’est pourquoi il est important d’approfondir les recherches à ce propos et de développer des tests qui permettent de mieux détecter ces traits de caractère. »

GARDE-FOU

Lord Owen lance un nouveau concept : toe-holders. Il n’existe pas d’équivalent français de ce terme. « Garde-fou » serait assez proche de ce concept. « La démesure n’est pas la suite inéluctable d’une carrière (trop) longue au sommet. Les personnes de l’environnement immédiat d’une victime potentielle qui lui servent de garde-fou peuvent le protéger. »

« Ce concept a été imaginé par Louis Howe, un confident proche de Franklin Roosevelt, l’homme paralysé par la polio qui fut président des États-Unis de 1933 à 1945. Howe ne l’appelle jamais « Monsieur le Président », mais s’adresse à lui par son prénom. Un jour, il lui dit : « Désolé, Franklin, ceci est la plus grande absurdité que je t’aie jamais entendu dire, et j’en ai pourtant déjà entendu pas mal ». C’est le rôle que joue un toe-holder : mettre la main au collet du chef et lui dire la vérité, sans aucune réserve. Roosevelt est pratiquement condamné à s’effondrer sous le stress avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il est protégé contre la démesure par cinq toe-holders : Louis Howe, sa femme Eleanor, son conseiller Harry Hopkins, sa secrétaire privée et maîtresse Missy LeHand, et le juge Rosenman. »

Le célèbre journaliste David Frost interviewe le président Richard Nixon le 19 mai 1977.
Le célèbre journaliste David Frost interviewe le président Richard Nixon le 19 mai 1977.© BELGA IMAGE

 » Je ne crois pas que l’on mettra un jour sur le marché une pilule qui prévienne la démesure. Et un narcissisme pernicieux est plus difficile encore, voire ou impossible, à traiter. Cela dit, un environnement de toe-holders peut anticiper beaucoup de problèmes. Clémentine, par exemple, l’épouse de Churchill agit ainsi pendant l’été 1940. Elle lui transmet, après avoir beaucoup hésité, une lettre émouvante dans laquelle elle le met en garde contre la démesure. Dans son entourage, écrit-elle, on se plaint que, contrairement à ce qui se passait dans le passé, il refuse de tendre l’oreille à des idées novatrices. Dès après la lecture de cette lettre, je demande à ma femme : « Pourquoi ne m’écris-tu jamais de telles choses? » Elle répond : « Mais ne te dis-je pas tous les jours la même chose, ou à peu près? » » Owen : « Elle et mon assistante Maggie sont mes deux toe-holders. »

Perte du sens des réalités, intolérance à la contradiction, actions à l'emporte-pièce, obsession de sa propre image et abus de pouvoir... Ce seraient quelques-uns des symptômes d'une maladie mentale liée à l'exercice du pouvoir, le syndrome d'hubris.
Perte du sens des réalités, intolérance à la contradiction, actions à l’emporte-pièce, obsession de sa propre image et abus de pouvoir… Ce seraient quelques-uns des symptômes d’une maladie mentale liée à l’exercice du pouvoir, le syndrome d’hubris.

ADULTS IN THE ROOM

Il existe une variante des toe-holders inconditionnellement loyaux, les adults in the room, à savoir des gens consciencieux qui agissent dans les couloirs et qui, quelquefois par intérêt, empêchent un dirigeant dévoyé de commettre des extravagances par trop démesurées. Le concept des « adultes dans la chambre d’enfant » appartient au jargon politique depuis que, le 5 septembre 2018, un grand personnage encore anonyme de l’entourage de Donald Trump s’est manifesté dans le New York Times avec l’allégation que lui-même et d’autres « adultes » protègent le président trop fantasque contre lui-même, quitte à recourir à des astuces interdites.

L'ancien secrétaire américain à la Défense, James Mattis, sur le plateau de Fox News, le 3 septembre 2019.
L’ancien secrétaire américain à la Défense, James Mattis, sur le plateau de Fox News, le 3 septembre 2019.© GETTYIMAGES

« En effet, des adults in the room peuvent éviter qu’une crise dégénère », ajoute Owen. « L’histoire moderne en fourmille d’exemples. Parmi eux, le rôle de Henry Kissinger, ministre des Affaires étrangères sous Richard Nixon, en tout cas pendant ses cinq ou six derniers mois lorsque le président constamment ivre vitupère contre les tableaux de la Maison-Blanche. Ainsi, Kissinger et le général Alexander Haig réussissent à extorquer à Nixon son contrôle sur le bouton rouge nucléaire. Il y a malheureusement peu d’adultes dans le bureau ovale autour de Bush Jr., ou alors ils ne font pas le poids face au vice-président Dick Cheney et au ministre de la Défense Donald Rumsfeld. Dans l’affaire de l’Irak, ces néoconservateurs sont plutôt des « fous dans la même pièce ». Ils ne veulent pas engager davantage de troupes terrestres parce qu’ils sont convaincus qu’ils pourront battre rapidement la retraite après leur victoire sur le champ de bataille. Finalement, c’est Bush Jr. qui prend toutes les grandes décisions concernant l’Irak et, par manque de conseillers de qualité, il nomme son compagnon Paul Bremer chef plénipotentiaire à Bagdad. Bremer mènera l’affaire à la catastrophe. »

Dans son dernier livre, Owen attache beaucoup d’importance au caractère de Donald Trump. « Trump souffre manifestement depuis son enfance d’un narcissisme agressif et c’est plus que probablement la raison pour laquelle ses parents ont envoyé ce jeune ingérable dans une académie militaire, un internat dirigé par des vétérans de l’armée. Il y est immergé dans l’autorité. Depuis, il témoigne un respect considérable aux militaires, lui qui a délibérément veillé à échapper au service militaire pour ne pas devoir aller au Vietnam. Il porte par exemple aux nues son ministre de la Défense James (alias John ou Jim) Mattis. Il lui donne véritablement carte blanche même, entre autres, quand Mattis renforce l’Otan bien que Trump ne soit aucunement favorable à ses Alliés. »

Le secrétaire américain aux Affaires étrangères, Henry Kissinger, en 1979 lors la promotion de son livre Les Années de la Maison-Blanche.
Le secrétaire américain aux Affaires étrangères, Henry Kissinger, en 1979 lors la promotion de son livre Les Années de la Maison-Blanche.© GETTYIMAGES

« Mattis a eu une belle carrière militaire, mais il se révolte souvent contre ses supérieurs. C’est une personnalité intéressante, un célibataire qui dévore des livres. Je le considère comme l’un des rares adultes dans l’entourage de Donald Trump. Il sait tout des sunnites, des chiites et des Kurdes, et des délicats équilibres au Moyen-Orient. La question de l’Iran reste le problème clé du gouvernement Trump. Si James Mattis décide de démissionner, ce sera au moment où Trump et d’autres idiots se laisseront embarquer au Moyen-Orient dans un conflit désastreux entre les sunnites et les chiites. » (1)

UN TEST PRÉVENTIF

À en croire Owen, les présidents et les chefs de gouvernement devraient respecter des règles comportementales contraignantes pour prévenir tout désastre résultant de la démesure. « Les candidats devraient se soumettre à un examen médical indépendant avant de se proposer au poste le plus élevé. Faire réaliser cet examen par son propre médecin traitant n’aurait pas de sens. Le médecin de Trump, par exemple, le fait subir un examen dont il publie les résultats. Mais il va de soi que c’est une blague éhontée. Trump dicte lui-même ce rapport, par téléphone. Publier des données médicales est extrêmement délicat, car les hauts fonctionnaires politiques accordent une importance capitale à leur vie privée. Au cours de sa deuxième campagne, Barack Obama a même refusé de répondre aux questions relatives à sa santé – uniquement parce qu’il considère que, quoi qu’il en soit, un deuxième mandat de présidence lui était nécessaire pour marquer l’histoire en tant que premier président noir des États-Unis. »

Le président Mitterrand, visiblement malade, reçoit un diplôme de philosophie horonis causa de l'université de Naples lors du sommet du G7, le 8 juillet 1994. Durant des années, le cancer de la prostate dont il souffrait est resté un secret d'État.
Le président Mitterrand, visiblement malade, reçoit un diplôme de philosophie horonis causa de l’université de Naples lors du sommet du G7, le 8 juillet 1994. Durant des années, le cancer de la prostate dont il souffrait est resté un secret d’État.© GETTYIMAGES

 » Tout cela devient plus délicat encore quand il s’agit de la santé mentale d’un candidat au poste supérieur. Aucun psychiatre n’acceptera la charge de publier un tel rapport. Un neurologue pourrait peut-être imaginer de le faire. De toute manière, il est mieux placé qu’un généraliste pour constater des anomalies des fonctions cérébrales. Mais la démesure est un syndrome difficile à détecter. Alors, publier une telle information… C’est une mission encore plus compliquée dans le cas d’une réélection. Un exemple en est Mitterrand : il a signalé à son médecin que son cancer de la prostate était un secret d’État, et cela réglait la question. »

« Rendre obligatoire un diagnostic médical indépendant devient extrêmement improbable. Les politiciens vont combattre de telles velléités à toute force. Et il est effectivement possible qu’une telle obligation rebute des candidats prometteurs – ce qui n’est pas favorable à la démocratie. Mais la démesure et d’autres travers cachés sont trop dangereux pour qu’on ne les divulgue pas. Il ne faut pas que cela reste une utopie. »

« Un autre moyen de protection est de limiter à deux mandats ou législatures la durée des fonctions les plus élevées. Aux États-Unis, la présidence est déjà restreinte à deux termes, et nous devrions rendre cette règle universelle. L’Afrique est, par exemple, ravagée par des dirigeants qui s’accrochent indéfiniment au pouvoir. Si nous pouvions imposer une telle mesure en Afrique et à tous les autres systèmes juridiques faibles, une bonne part de nos interventions militaires seraient totalement superflues. Cela dit, le fonctionnement des États-Unis n’est pas idéal non plus. Il faudrait que l’on s’y débarrasse de l’odieux collège électoral. Les Américains ne choisissent en effet pas eux-mêmes leur président : ce sont les grands électeurs qui le font. Trump est ainsi devenu président sans avoir obtenu le maximum de voix. Et cela n’est pas non plus favorable à la démocratie. »

(1) Quelques semaines après cet entretien, juste avant la Noël 2018, le ministre Mattis a soudain remis sa démission, précisément à cause d’un désaccord sur la politique menée par Trump au Moyen-Orient. D’autres personnages clés du Pentagone ont également claqué la porte, ce qui a mené à un Nouvel An agité et chaotique à la Maison-Blanche.

La démesure dans la psychiatrie

Dans les manuels de psychiatrie, le syndrome de démesure ne figure pas encore au nombre des affections spécifiques.  » Mais nous progressons « , affirme David Owen. « Il y a même aujourd’hui des psychiatres de renom qui souscrivent à ce concept. Sa reconnaissance se développe surtout dans le monde des affaires et on cherche des procédures qui permettent de combattre son émergence parmi les cadres prometteurs. Je connais un CEO qui tente d’étouffer le mal dans l’oeuf. Si un manager prometteur fait preuve d’un comportement machiste, le CEO pose à ce petit coq la question de savoir qui il respecte, et dans quel secteur. C’est généralement un représentant de sa propre spécialité. Le CEO demande ensuite à cette personne d’aller de temps à autre dîner avec son candidat successeur – après une entente préalable sur les thèmes de discussion. Après quoi un rapport est discrètement établi. Cette approche préventive semble produire ses effets. Un nombre croissant d’entreprises tentent de corriger le comportement des managers en graine en les encourageant à écouter mieux et plus souvent leurs collègues ou subordonnés, et en abordant les problèmes en profondeur avec eux. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire