PILLAGES ET LYNCHAGES : LES VIOLENCES POPULAIRES
En novembre 1918, la Belgique est libérée. Pendant quelques semaines, l’heure est à la vindicte populaire : les magasins des commerçants soupçonnés d’avoir profité de l’occupation pour s’enrichir sont saccagés, tandis que des femmes accusées de relations avec l’ennemi sont tondues en place publique.
La seconde moitié de la guerre est particulièrement pénible pour une population occupée qui vit sous perfusion depuis 1914. A partir de 1916, les conditions socio-économiques se dégradent à vue d’oeil : désormais, ce ne sont plus seulement les classes populaires qui sont menacées par la famine. Les sacrifices exigés au nom de la patrie deviennent d’autant plus difficiles à accepter que certains semblent, eux, profiter de leur proximité avec l’occupant pour mieux s’en sortir, voire s’enrichir. Dès lors, avant même la libération de novembre 1918, des violences éclatent contres ces Belges qui ne partageraient pas les souffrances communes. En juin 1917, au marché aux fruits d’Anvers, la foule s’en prend aux fermiers qui ne respectent pas le prix maximum imposé sur les denrées. Quelques mois plus tard, dans le Hainaut, des mineurs en colère marchent vers les campagnes et boutent le feu aux fermes de paysans soupçonnés de trafic avec l’ennemi. Au printemps 1918, à Bruxelles, des activistes qui collaborent politiquement avec l’occupant sont molestés.
JUSTICE EXPÉDITIVE
C’est toutefois à la libération du pays qu’émerge une justice populaire visant à punir ceux et celles qui auraient trahi la communauté nationale. D’octobre à décembre 1918, des tavernes, charcuteries et autres boulangeries » embochées » sont saccagées à travers tout le pays. Plus d’une fois, la punition tourne au pillage : pris d’assaut par une population fortement appauvrie par la guerre, ces commerces n’ont pas seulement leurs vitrines brisées, mais sont aussi vidés de leurs biens. Les campagnes sont touchées comme les villes : dans la province de Liège, des dizaines de fermes sont attaquées par plusieurs centaines d’hommes pour avoir, selon un rapport de la gendarmerie locale, » exploités leurs compatriotes » sous l’occupation.
Les » traîtres » sont parfois directement pris à partie. Quoique rarement mortelles, les agressions physiques se multiplient, au même titre que les humiliations publiques qui prennent la forme de lynchages. Les profiteurs de guerre sont les principaux visés, même si les activistes n’échappent pas à la vindicte populaire. Les femmes soupçonnées d' » inconduite » sont, elles aussi, prises pour cibles.
FEMMES TONDUES
A Bruxelles, des bandes sillonnent les boulevards en chantant » Aan de duitsche wijven moet men het haar afsnijden ! » (Aux Allemandes, il faut couper les cheveux). Ce ne sont pas là des menaces en l’air : au fur et à mesure que le pays est libéré, de Bruges à Liège en passant par Alost et Wavre, des femmes accusées d’avoir eu des relations sexuelles avec l’ennemi sont tondues, déshabillées et exposées en place publique. Ces violences sont le fait de la population locale, mais également de soldats rentrant du front. C’est ainsi que, dans les faubourgs de Bruxelles, des combattants tout juste revenus de l’Yser rassemblent une quinzaine de femmes, les rasent et les dénudent, avant de les faire défiler en carriole, affublées d’un casque à pointe.
Visant à punir les femmes » coupables « , les tontes sont aussi un moyen de réaffirmer une identité masculine mise à mal par l’occupation : la plupart des hommes belges étaient restés en territoire occupé, alors que le devoir » viril » en temps de guerre commande de se battre arme au poing. Quant à ceux qui étaient au front, ils avaient dû se résoudre à abandonner leurs familles pendant quatre ans aux mains de l’ennemi, manquant à leur rôle » naturel » de protecteurs du foyer. Au sortir d’une occupation synonyme d’humiliation nationale, les tontes permettent de reprendre le contrôle des événements et de rappeler l’ordre sexué.
Passée cette tumultueuse sortir de guerre, plusieurs femmes portent plainte pour les violences subies en novembre et décembre 1918. Elles entendent obtenir justice pour avoir été exposées à tort à la vindicte populaire. En 1920 se tient ainsi le procès de deux frères, Valère et Norbert M., accusés d’avoir molesté Marie S. avant de la livrer à une foule vengeresse, sous prétexte que cette » sale putain » (sic) avait entretenu des relations avec l’occupant.
Cette ménagère originaire de Roulers avait été sexuellement agressée par des civils et des soldats à la Bourse, coeur de la sociabilité bruxelloise, le 23 novembre 1918. La scène s’était déroulée devant une foule estimée par un témoin à plusieurs milliers de personnes. Les forces de l’ordre n’avaient pu intervenir à temps, le rapport de police établi ce jour-là se bornant à noter qu’il s’agissait » tout simplement d’une femme qui s’était méconduite durant l’occupation étrangère « .
Marie S. obtient gain de cause en 1920. Le procès établit qu’elle n’avait pas entretenu de relations avec l’ennemi. Les deux frères M., chez lesquels elle avait un temps travaillé sous l’occupation, sont reconnus coupables et condamnés respectivement à 15 et 13 mois de prison, ainsi qu’au paiement de 5 000 francs de dommages et intérêts à la victime. Le jugement doit en outre être publié dans Het Laatste Nieuws, et ce afin de rétablir l’honneur de la femme tondue. Un an et demi après la libération, la justice populaire est donc, à son tour, condamnée.
RETOUR À L’ORDRE
La vague de violences qui éclatent en 1918 ne dure guère plus de quelques semaines. Revenue de l’Yser, l’armée supplée bientôt les policiers débordés, empêchant notamment les pillages de se poursuivre. Quant à la presse, qui se montrait dans un premier temps pour le moins complaisante face aux désirs de vengeance – » Malheur à tous ceux qui ont eu des accointances avec l’ennemi ! « , s’écriait La Métropole le 7 novembre -, elle en appelle désormais au calme.
L’appareil judiciaire belge ne tarde guère à se remettre au travail. Alors que la répression judiciaire de l’incivisme se met en place, la justice populaire s’efface. Elle ressurgira brutalement une génération plus tard, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec à nouveau des femmes en victimes emblématiques de ces violences populaires.
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