Philippe Destatte : « Les francophones ont souvent manqué d’empathie »
Francophones et Flamands, jusqu’à nouvel ordre unis pour le meilleur et pour le pire. Auteur d’une Histoire de la Belgique contemporaine, Philippe Destatte, directeur général de l’institut Jules Destrée, pointe l’incapacité répétée des uns à se mettre à la place des autres.
La Belgique, savant cocktail de permanences et de ruptures/déchirures : son existence relèverait-elle du miracle permanent ?
Disons qu’il a fallu que les astres se positionnent correctement pour qu’elle puisse voir le jour en 1830. Dans une Europe alors secouée par un mouvement national, les révolutionnaires belges, porteurs de cocardes de toutes les couleurs, courent un peu dans tous les sens sans trop savoir où aller. Le drapeau brandi en 1830 n’a pas encore de sens ou, plutôt, il en a plusieurs. C’est pour la liberté que les gens se mobilisent avant tout, la Belgique n’émerge donc pas naturellement. Le plus surprenant dans cette création réside dans les raisons pour lesquelles la géopolitique européenne consacrée par le Congrès de Vienne de 1815 est remise en cause. Comment l’Angleterre en vient-elle en 1830 à remettre en question le système garant d’une stabilité européenne qu’elle avait elle-même instauré quinze ans plus tôt ? Il faut y voir une volonté de briser la puissance commerciale du royaume uni des Pays-Bas qui menaçait ses intérêts.
Sans le bon vouloir des Anglais, la Belgique indépendante aurait pu ne pas advenir ?
Je le pense ou alors de manière tout à fait différente. La Belgique est notamment le produit de la diplomatie européenne mais le prurit de l’été 1830 dans nos régions, c’est aussi une révolte de la faim, une révolte conjoncturelle à laquelle la bourgeoisie doit répondre impérativement et dans l’urgence car si elle ne le fait pas, la révolution belge ne survivra pas. Le gouvernement provisoire obtient, en stoemelings, comme on dit à Bruxelles, du crédit de la banque Rothschild et de la Société générale française qui vont véritablement accompagner les premiers pas de l’Etat belge en lui fournissant des moyens financiers.
La Belgique, vrai produit du capitalisme financier ?
En tout cas, la bourgeoisie censitaire prend le pouvoir pour l’utiliser à son profit. Révolution belge et révolution industrielle vont de pair et la première initiative du gouvernement belge, c’est de créer un réseau de chemin de fer qui va stimuler considérablement l’économie.
Vous écrivez : » Il n’existe pas de déterminisme qui forcerait Flamands et Wallons à se disputer. » La fracture nord-sud qui traverse durablement la Belgique n’était donc pas inscrite dans les astres ?
Non. L’erreur majeure, qui sera source de frustrations, se produit dès la naissance de l’Etat belge : elle est contenue dans l’arrêt du gouvernement provisoire du 27 octobre 1830, qui décrète que la langue française sera la seule langue officielle, » étant la plus généralement répandue en Belgique « , assertion éminemment contestable puisque inexacte. Si l’Etat belge avait repris la législation linguistique en vigueur sous le règne de Guillaume des Pays-Bas, synonyme d’un retour à la liberté des langues en juin 1830, et qui impose l’usage du néerlandais pour les affaires publiques dans les provinces flamandes mais tolère l’emploi du français dans les provinces wallonnes, on n’aurait pas créé une question sociale en Flandre, assimilée à une question culturelle et linguistique. On aurait très bien pu opter pour une Belgique non pas d’unité mais d’union, basée sur la reconnaissance de deux langues officielles.
La Belgique souffre d’un vice de construction ?
Oui, en quelque sorte, et ce vice est lié à l’incapacité de la bourgeoisie francophone, qu’elle soit de Flandre ou de Wallonie, à se mettre à la place du peuple flamand. Ce ne sera pas la seule manifestation d’un défaut d’empathie à jalonner l’histoire de Belgique. La consultation populaire organisée sur un éventuel retour du roi Léopold III sur le trône, le 12 mars 1950, en est un autre exemple majeur. Du côté wallon, personne ne prend alors conscience de la portée des actes à caractère insurrectionnel qui sont posés et ne réalise le déni de démocratie que représente le refus d’accepter le résultat des urnes, refus qui revient à mettre totalement de côté le voeu légalement exprimé par les Flamands en faveur d’un retour de Léopold III (NDLR : 72 % des Flamands ont dit oui, 58 % des Wallons et 52 % des Bruxellois ont dit non).
De quoi justifier de ranger le » surnationalisme flamand » parmi les éléments du profond malaise citoyen que connaît la Belgique à partir des années 1970, au même titre que les tueurs du Brabant, les CCC, l’affaire Dutroux ou les affaires politico-financières ?
Le surnationalisme flamand, expression dont la paternité revient à mon confrère, l’historien Marnix Beyen (université d’Anvers) pour désigner les activités militantes du Vlaams Blok puis du Vlaams Belang, est à la fois un symptôme et une cause du malaise citoyen lié à la perte de confiance dans les institutions représentatives de l’Etat. La doctrine et le résultat obtenu par ce parti fasciste se sont aussi construits sur certaines attitudes adoptées par les francophones.
C’est un sous-nationalisme wallon qui répond à ce surnationalisme flamand…
Parce que les Wallons ont la chance d’avoir un modèle de nationalisme flamand qui les a précédés. Ils ne sont pas pour autant vaccinés contre l’envie d’imiter ce modèle de fascisme que la Flandre a intégré à un moment de son histoire. Mais pour l’heure, il produit encore l’effet repoussoir des photos illustrant les méfaits du tabac sur les paquets de cigarettes.
Votre ouvrage (1) trouve son origine dans un cours que vous dispensez à l’université de Mons. Etes-vous confronté à des étudiants avertis ?
Ils ignorent beaucoup de l’histoire de Belgique. Ils ne savent rien d’un épisode pourtant essentiel sans lequel on ne peut pas comprendre les différentes réformes de l’Etat et la mise en place du fédéralisme : la question du sort différent que les Allemands ont réservé lors de la Seconde Guerre mondiale aux prisonniers de guerre flamands, qui ont été tôt libérés, tandis que les soldats wallons étaient maintenus en captivité. A la Libération en 1945, ces combattants wallons de 1940 retenus cinq ans en Allemagne ont souffert d’un terrible déclassement, d’un profond mépris lié à leur statut de vaincu. En revanche, le jeune soldat flamand avait pu rentrer chez lui dès 1940, avait pu se marier pendant l’Occupation comme l’a fait le roi Léopold III avec Lilian Baels. Il ne nourrissait donc pas de griefs envers le roi des Belges pas plus qu’il n’avait de motifs de manifester une animosité profonde envers les Allemands. On ne peut comprendre le résultat de la consultation populaire de 1950 et ses lourdes conséquences sur l’avenir du pays sans ce véritable traumatisme wallon qui reste méconnu parce qu’il relève encore du tabou.
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