Napoléon « Un joueur d’échecs ? Non, un joueur de poker! »
L’Aigle aura profondément planté ses griffes sur la carte de l’Europe. Il lui a manqué le temps de lui imprimer une vision aboutie. « Napoléon agissait constamment à flux tendu », explique l’historien Philippe Raxhon (université de Liège) 250 ans après la naissance de l’Aigle, né le 15 août 1769 à Ajaccio.
Que reste-t-il de l’héritage napoléonien dans l’Europe d’aujourd’hui ?
On en garde trace au travers de la légende napoléonienne qui a pris le relais de l’homme Napoléon. Cette légende est véhiculée au XIXe siècle par des esprits qui avaient une certaine idée de l’Europe. Victor Hugo et ses Etats-Unis d’Europe en est un des vecteurs les plus connus. L’image de Napoléon est ainsi transmise au fil du temps par les partisans d’une Europe qui aurait, pour dénominateur commun les grands principes constitutionnels que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. L’une des conséquences des campagnes victorieuses de Napoléon en Europe, c’est la diffusion de ces principes constitutionnels conjuguée à l’effondrement des structures monarchiques d’Ancien Régime et, partant, de leur légitimité.
Napoléon a toujours misé sur sa bonne étoile, servie par son exceptionnel talent de joueur.
Napoléon lui-même a-t-il jamais eu une vision arrêtée, une conception personnelle de l’Europe ?
Il a parlé d’Europe, notamment dans son exil à Sainte-Hélène. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, son » testament « , il se profile comme un homme animé par la volonté de trouver chez les Européens davantage d’éléments qui les rapprochent que de choses qui les séparent. Selon lui, il devait être possible d’envisager pour le continent européen un ensemble nouveau, bâti sur les principes d’un nouveau régime.
Cette vision était-elle sincère ou dictée par la volonté de construire sa légende ?
Lorsqu’il est au faîte du pouvoir, Napoléon exprime une idée précise de l’Europe. Elle a évidemment la France pour coeur mais cette domination française, Napoléon la conçoit de manière positive. A ses yeux, elle peut être favorable à la paix, au commerce et finalement à l’épanouissement des peuples. Napoléon est un autocrate paradoxal. Ce n’est pas un tyran au-dessus de la masse, qui règnerait, lointain et déconnecté, sur des peuples soumis. Il témoigne d’un sens aigu de l’égalité, il est dans l’interaction permanente. C’est en quelque sorte un amiral sur un bateau : il se doit d’être proche des hommes d’équipage pour que le navire avance correctement. Mais sa vision positive de l’Europe a aussi pour agenda caché qu’elle doit contraindre l’Angleterre, par un blocus continental, à accepter le règne napoléonien.
Napoléon considérait-il les Anglais comme des Européens ?
C’est très complexe à décrypter. Il existe incontestablement un fossé entre Français et Anglais. Mais c’est un étrange fossé parce qu’en France, on admire les philosophes, le libéralisme, le parlementarisme anglais. L’Angleterre est le pire et le meilleur ennemi de Napoléon, elle n’aura de cesse de vouloir sa chute. Une des clés de cet acharnement se situe chez nous : il était impensable pour les Anglais qu’Anvers, devenu française, reste un » pistolet » braqué sur eux. L’excès de la puissance napoléonienne en Europe contrariait trop l’idéal anglais, à savoir : un continent fondé sur l’équilibre des puissances avec lesquelles l’Angleterre veut commercer sans s’impliquer dans leurs affaires politiques.
Ce qui rendait toute paix avec l’Angleterre inconcevable ?
La paix d’Amiens, conclue en mars 1802 entre la France et l’Angleterre, n’a duré que quelques mois. Elle ne pouvait se prolonger à partir du moment où Napoléon pose un acte intolérable aux yeux des Anglais : il se fait proclamer empereur afin d’assurer une continuité dynastique à son oeuvre qu’il ne veut pas voir disparaître avec lui. Or, l’Angleterre misait sur la disparition de Napoléon sans descendance, parce qu’elle ne pouvait envisager la pérennité du modèle napoléonien synonyme de déséquilibre des puissances en Europe.
Napoléon allait-il jusqu’à envisager des Etats-Unis d’Europe ?
Non, ce serait aller trop loin. N’oublions pas que tout va tellement vite à cette époque. Napoléon est proclamé empereur en 1804, la destruction de la flotte française à Trafalgar en octobre 1805 ruine son projet d’une invasion de l’Angleterre et le fait alors basculer vers l’Est du continent pour aller battre les Autrichiens et les Russes. L’empereur opère constamment à flux tendu, par successions ininterrompues de campagnes militaires. L’année 1810 finit par marquer une pause qu’il cherche à mettre à profit pour stabiliser son régime, lequel se durcit à ce moment-là. Napoléon n’a donc pas le temps de penser et de mettre en pratique une certaine Europe. Il invente la géopolitique au gré des circonstances. C’est un joueur de poker là où d’autres grands stratèges européens, comme le chancelier allemand Otto von Bismarck au XIXe siècle ou le Premier ministre anglais Winston Churchill au XXe siècle, seront des joueurs d’échecs. Napoléon a toujours misé sur sa bonne étoile, servie par son exceptionnel talent de joueur. Le poker est le seul jeu de hasard où le plus malin remporte la partie….
L’action de Napoléon accélère le processus d’unification de l’Allemagne.
… Mais cette bonne étoile l’égare et finit par l’abandonner au coeur de l’immense Russie…
C’est effectivement le début de la fin pour Napoléon. Sa campagne de Russie de 1812 n’a pas pour but de conquérir le pays mais d’impressionner et de punir le tsar pour ne pas respecter le Blocus continental décrété contre l’Angleterre. Napoléon ne souhaite pas mener cette campagne à son terme, il veut arriver au plus vite à des négociations. Mais ce scénario se dérobe. Alexandre Ier refuse le combat, laisse la Grande Armée s’enfoncer toujours plus loin en Russie et l’entrée des Français dans Moscou n’était pas du tout inscrite à l’agenda de l’empereur, décontenancé par cette situation tout à fait absurde à ses yeux.
Le grand vainqueur de Napoléon, c’est l’Angleterre ?
Elle retire le prestige de la victoire ultime de Waterloo, la seule bataille où Napoléon a personnellement croisé le fer avec les Anglais, si l’on excepte le siège de Toulon en 1793 où Bonaparte était jeune officier d’artillerie. L’Angleterre a toujours détesté envoyer des troupes sur le continent européen. Elle s’y est résolue mais de manière très modérée, pour combattre l’armée napoléonienne dans la péninsule ibérique puis en Belgique en juin 1815. Au Congrès de Vienne, chose remarquable, l’Angleterre ne revendique rien, hormis quelques points d’appui pour sa flotte, comme Malte. Ce qui importe pour elle, c’est que les grandes puissances européennes coexistent sans se faire la guerre, s’il le faut au détriment des petites puissances. Ce qui explique le rattachement à la Hollande de nos régions en 1815, sans qu’on leur demande leur avis. Il s’agit de créer un Etat tampon contre la France. La Russie s’en sort bien aussi, elle qui se considère comme le véritable vainqueur de Napoléon. Le tsar Alexandre Ier dit d’ailleurs : » Nous sommes Européens, nous voulons exercer une influence au coeur de l’Europe. » L’obsession géopolitique de la Russie est là : accéder aux mers chaudes contrôlées par un Empire ottoman auquel on ne touche pas au Congrès de Vienne, au grand dépit des Russes.
Quel était donc le vrai visage de l’Europe napoléonienne ?
D’un point de vue géopolitique, l’Europe napoléonienne n’a existé que dans une dynamique de la victoire, avec l’année 1810 pour point d’apogée. L’Empire compte alors 120 départements, avec des villes comme Hambourg ou Rome intégrées à cette France gigantesque qui est complétée par des royaumes satellites que Napoléon confie à des membres de sa famille, à ses frères : Louis roi de Hollande, Joseph roi de Naples puis d’Espagne, Jérôme roi de Westphalie. Mais cette Europe franco-napoléonienne compte aussi de terribles abcès comme la péninsule ibérique et, bien sûr, l’Angleterre, adversaire traditionnel de Napoléon. Un grand marché français de 120 départements se développe, il s’avère profitable aux industries de nos régions puisque l’Empire vient s’y approvisionner en charbon et en armes. Des députés issus de tous les départements de cet Empire viennent siéger à Paris, dans une sorte de » Parlement européen » avant la lettre.
L’épopée napoléonienne, c’est donc plus qu’une parenthèse dans le processus évolutif de l’Europe ?
Tout à fait, il y a clairement un avant et un après-Napoléon en Europe, notamment par rapport à cette idée qu’une Constitution, un texte écrit, peut conduire le destin d’une nation selon des principes libéraux. Le Congrès de Vienne, qui réunit les vainqueurs de Napoléon en 1814-1815, est un congrès de restauration dans le sens où il ambitionne de restaurer les légitimités emportées par la Révolution française et l’Empire napoléonien. Les souverains renversés retrouvent leurs trônes et leurs prérogatives d’Ancien Régime. Mais les graines semées par Napoléon vont déboucher, dès les années 1818-1820, sur des insurrections à caractère libéral, hostiles à l’ordre européen façonné par le Congrès de Vienne. Ces révoltes éclatent dans les réceptacles du souvenir napoléonien que sont l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, le territoire polonais, là où Napoléon n’a pourtant pas laissé que de bons souvenirs, loin de là. Ainsi, dans le sillage de ses armées, Napoléon a ensemencé les idéaux constitutionnels et libéraux dans une Europe bouleversée par sa perpétuelle reconfiguration.
Une telle hégémonie a aussi pour conséquence durable l’éveil des nationalismes…
Et c’est surtout en Prusse, puissant royaume vaincu, qu’émerge le concept de libération des peuples, en contrepoint de l’occupation de Berlin par les Français en 1806. C’est dans ce creuset antinapoléonien que se développe l’idée du » volksgeist « , d’une » âme nationale » qui a ses caractéristiques propres liées à la langue, la religion, le folklore, les mythes fondateurs. Ce sentiment national prussien est appelé à devenir le moteur naturel pour tous les autres Allemands. L’action de Napoléon accélère en cela le processus d’unification de l’Allemagne et certains patriotes allemands ne s’y trompent pas à l’ère romantique, dans les années 1820-1830. Beaucoup de ces romantiques allemands ne cachent pas leur fascination et leur admiration pour Napoléon, présenté comme un lutteur solitaire qui finit par s’effondrer. Ses ennemis puisent chez lui des éléments qui viennent nourrir leur sentiment identitaire.
Dans le sillage de ses armées, Napoléon a ensemencé les idéaux constitutionnels et libéraux dans une Europe en perpétuelle reconiguration.
Napoléon, c’est la magie d’une éternelle fascination ?
L’admiration pour le personnage reste réelle. Napoléon est constamment revisité. C’est très clair lors de la Première Guerre mondiale, lorsque les alliances sont complètement inversées par rapport à celles qui prévalaient à l’époque napoléonienne puisqu’en 1914, Français et Anglais se retrouvent côte à côte face à l’agresseur allemand. La France républicaine fait brusquement de Napoléon un héros. Elle ressort l’image du » petit caporal « , du » petit tondu » qui mobilisait ses Grognards et qui a occupé Berlin. L’Angleterre se retrouve mal prise, elle qui s’apprêtait à commémorer le centenaire de la victoire de Waterloo en juin 1915 et qui décide de minimiser le programme de commémorations. Le Times va jusqu’à déclarer que si Napoléon a perdu à Waterloo, c’est parce qu’il a eu moins de chance que Wellington, discours impensable jusqu’alors. On va jusqu’à trouver des liens entre les deux personnages que l’on représente côte à côte pour les besoins de la propagande.
Même ses pires ennemis tombent sous le charme…
Les Anglais eux-mêmes sont fascinés par Napoléon, ce personnage déconcertant qui devient leur prisonnier. Sur le navire anglais qui le mène à son exil à Sainte-Hélène, Napoléon exprime le souhait de passer en revue les marins anglais, ce qui lui est volontiers accordé. Il veut ensuite récompenser les soldats du régiment chargé de sa garde à Sainte-Hélène, en offrant une collection de livres à ses geôliers. Le général Hudson Lowe, gouverneur de l’île, ne l’entend pas de cette oreille et confisque le cadeau. L’affaire remonte jusqu’au Parlement anglais qui condamne le geste d’Hudson Lowe et ordonne la restitution des livres offerts par Napoléon au régiment qui, depuis, les conserve religieusement dans sa bibliothèque.
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