L’ultime dessein

Après deux mois de grèves et de manifestations, les élections législatives voient la victoire de la droite gaulliste à une très large majorité. En dépit du mouvement contestataire encore chaud, le président a su reconquérir l’opinion.

DIMANCHE soir [30 juin 1968], Bernard Tricot, secrétaire général de l’Elysée, lui téléphonait une fois par heure, de 20 heures à minuit, les nouveaux chiffres de son triomphe parlementaire. Le général de Gaulle, seul dans le bureau de la tour de sa propriété de Colombey-les-Deux-Eglises, refaisait son compte avec la France. C’est la neuvième fois qu’il attend d’un peuple  » exemplaire  » et  » vachard  » la réponse aux semonces qu’il lui adresse sans fin au nom de sa  » légitimité « . Les Français, comme il dit, l’ont entendu. Dans les radios, quand tombe l’avalanche de pourcentages sans appel, tous semblent oublier le chef de l’Etat. Mais à l’étranger, personne ne s’y trompe : dans une élection française, il y a un vainqueur ou un vaincu : de Gaulle. Et, dans la simplification des écrans de la TV et des rotatives du monde entier, c’est le nom de De Gaulle, écrasant, qui surmontait lundi 1er juillet le bulletin de santé politique de la France. 22 millions de Français, un mois jour pour jour après avoir douté du général de Gaulle au point – et jusque dans le carré des fidèles – de se résigner à sa retraite, ou de la réclamer, lui constituent, en deux tours de scrutin (23 et 30 juin), la plus forte majorité de toute l’histoire des Républiques françaises : 356 députés dûment étiquetés UDR, dont 299 d’appellation contrôlée ; tous ses ministres – sauf un – élus, dont 20 sur 28 au premier tour ; la plus grande salle de réunion de l’Assemblée nationale trop petite – 200 places – pour loger la massive cohorte des orthodoxes gaullistes.

Quelque part, entre Marx et Henry Ford, il projette désormais d’inventer ce qu’il voudrait bien qu’on appelle une nouvelle forme de civilisation

LE CLOU. (…)

Un Parti communiste laminé, une fédération de la gauche démocrate et socialiste dévitalisée, un centrisme élimé qui ne parviendra qu’à grand-peine au minimum exigé de 30 élus : le général de Gaulle a les mains et l’esprit libres de réaliser, à 78 ans, un ultime dessein. Quelque part, entre Marx et Henry Ford, il projette désormais d’inventer ce qu’il voudrait bien qu’on finisse par appeler une nouvelle forme de civilisation, ce que ses collaborateurs appellent déjà le New Deal gaulliste, et ce que ses adversaires conçoivent plutôt comme une ultime et néfaste illusion. En un mois, le général de Gaulle, spectateur de l’histoire qu’il écrit à la troisième personne du singulier, a, de nouveau, éprouvé la fragilité des destins extrêmes. L’épopée gaulliste n’en est pas à un drame ni à une démesure près. Pourtant, jamais peut-être tant d’hommes en France et dans le monde n’ont autant que cette fois douté de l’impossible come-back. Mais avec sa longue passion que multiplient les passions courtes des Français, l’histoire a cessé, semble-t-il, d’être un balancier – pour devenir un boomerang.

MERCREDI 29 MAI

Neuf millions de travailleurs en grève se demandent si la guerre civile est aux portes. Tandis que les  » bourgeois  » expédient en Suisse enfants et devises, le général de Gaulle disparaît vers Baden-Baden et ses militaires dans un nuage de soufre et de mystère. Georges Pompidou, pour le gouvernement, et Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, pour le pouvoir de la rue, s’efforcent de contrôler l’incontrôlable. Pierre Mendès France et François Mitterrand engagent, diront leurs ennemis, la course au pouvoir – ou prennent leurs responsabilités. Jeudi 30 mai. Le général de Gaulle revient de la sombre et familière Boisserie. Toute une nuit, et tout seul, il a  » envisagé toutes les hypothèses  » et fait, comme il le confiera à un intime,  » le tour de ses pensées et arrière-pensées « . Il a joué avec la tentation de l’abandon avec le vertige de ce qu’il nomme, non sans nostalgique complaisance, son chagrin.

HARGNE BOUILLONNANTE

Mais son parti est pris : il parlera. Sans caméra. Il n’a pas voulu risquer, en passant les écrans de TV, une coupure de courant des syndicats encore tout-puissants. Le transistor est son allié. Il préfère, depuis le 18 juin 1940 et l’apostrophe du putsch d’Alger, le drame à une voix et les sortilèges éprouvés du micro aveugle. Quatre minutes de hargne bouillonnante lui suffisent pour à nouveau  » rassembler  » le peuple inconséquent et divisé. Pour renouer avec la France ce sentiment d’irritation et de fascination qui les lie, pour le meilleur et pour le pire, depuis vingt-huit ans. Le cycle est accompli. Le dernier des chefs de la dernière guerre s’est, comme toujours, laissé porter par la tempête pour la mieux conjurer. C’est au creux de la vague déferlante que de Gaulle forge ses plus théâtrales résolutions, c’est quand elle a commencé de tout emporter, lui compris, qu’il trouve ses plus orgueilleuses raisons d’être. (…)

Le général de Gaulle vote à Colombey-les-Deux-Eglises, le 23 juin, lors du premier tour des élections législatives.
Le général de Gaulle vote à Colombey-les-Deux-Eglises, le 23 juin, lors du premier tour des élections législatives.© AFP PHOTO

LE BILAN

La moindre difficulté ne sera pas de tirer au clair l’ambiguïté fondamentale qui marque les relations du général de Gaulle et de son électorat. Les tendances gaullistes les plus affirmées, on les trouve chez les femmes, les personnes âgée, et chez les patrons, les cadres, les agriculteurs et les inactifs. Or de Gaulle, par tradition catholique, par formation militaire, se méfie des  » affairistes « , et de l’argent tout court. (…) Il s’est toujours fait une certaine idée à la Zola de la  » condition ouvrière « . Il voudrait être l’élu de cette classe pour laquelle il préconisait dès 1946  » l’association capitaltravail « . Et qui, presque toujours, a refusé ses avances. Revenu au pouvoir par la droite, soutenu par des majorités de droite, il a fait avaler à la droite la décolonisation, le désengagement atlantique, la reconnaissance de la Chine, le rapprochement avec l’Est. Tout indique que, ressuscité par le défilé du 30 mai de la Concorde à l’Etoile, il ne songe déjà plus, le 30 juin, qu’à ceux qui n’y défilaient pas.

L’ORDRE DES CHOSES

Car désormais l’ambiguïté est encore plus profonde : le psychodrame où s’est défoulée la France a conduit finalement les Français à voter de Gaulle pour rétablir l’ordre des choses. Au moment même où de Gaulle ne songe plus qu’à le changer. Apparemment plus qu’aucun membre de son gouvernement, il a perçu la gravité et le sens des contestations étudiantes. (…) Son diagnostic sera celui d’André Malraux, son seul vrai confident quand l’histoire trouble la politique des jours ordinaires. Le 7 juin, il s’est entretenu longuement avec cet homme qui partage avec lui le sentiment tragique du destin. Et le 7 juin, à la télévision, il dit :  » C’est une cassure de civilisation « . (…) Dès lors, le plan de bataille pour le général est clair. Il s’agit, pour tenter de guérir la crise qui s’annonce, d’utiliser la situation et le mouvement qu’elle crée. On ne gouverne pas à contre-courant : de Gaulle suscite des affluents, attend que le fleuve soit suffisamment gonflé. Alors il tente de le capter, de le détourner. Il s’empare de la stratégie de l’adversaire et déploie comme un drapeau un mot clé, vague et riche symbole aux couleurs assez incertaines pour rallier une majorité. Naguère autodétermination, indépendance. Aujourd’hui, participation. (…) L’objet, cette fois, est différent : chercher, entre communisme et capitalisme, la  » troisième voie « . L’enseigne est donc en place – participation tous azimuts. (…) Mais il reste que son grand projet se situe au niveau de l’entreprise. Et que c’est là qu’il est, pour le moment, le plus confus et le plus mal accueilli. (…)

SCLÉROSE.

Le successeur du général de Gaulle assumera l’héritage, encombrant et redoutable, de cet homme d’une autre époque, à la fois destructeur et créateur, conservateur et progressiste. (…) De Gaulle a voulu soigner la France de ses scléroses, sans toujours y parvenir. Et même, comme l’explosion de mai 1968 l’a illustré, en les aggravant. Il lui reste peu de temps et, malgré les apparences parlementaires, peu de moyens.  » Rien n’est facile à Paris « , disait-il la semaine dernière. Prophète et visionnaire, armé d’institutions sur mesure et d’une majorité inespérée, il se lève aujourd’hui, derrière la dernière barricade de mai pour lancer, tout seul, le défi d’un autre temps accommodé au goût du jour : la lutte finale. Celle d’un homme. Et peut-être d’une époque.

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