L’insurrection permanente
Après les premières échauffourées, le soulèvement s’intensifie et se propage en province. Dans les facultés occupées, on débat sur la réforme de l’Université, le changement de société et l’urgence d’une action conjointe entre étudiants et ouvriers.
L’autre samedi (11 mai) de ce drôle de mai, quand, rue Gay-Lussac à Paris, les cantonniers effarés commencèrent à démonter les barricades désolées de la nuit, les étudiants semblaient politiquement vainqueurs : le soir même, Georges Pompidou annonçait la réouverture de la Sorbonne et promettait la clémence pour les manifestants emprisonnés. La Sorbonne était libérée. Mais pour en faire quoi ?
D’abord pour l’occuper, » comme les ouvriers ont occupé leurs usines en 36 « . Ensuite pour l’ouvrir à tous, étudiants ou non. Enfin, et surtout, pour y instaurer » l’Université critique « , ce rêve de révolution culturelle à l’occidentale destiné à remettre en question à la fois l’université traditionnelle – Sorbonne année zéro – et la société » dont elle n’est que le reflet « . Toute la semaine dernière, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la Halle-aux-Vins et aux Beaux-Arts comme à l’ombre de la chapelle de Robert de Sorbon pavoisée de rouge, la révolution qui se jouait à portes ouvertes et à guichets fermés était permanente. (…)
Un jour de ce printemps incertain s’achevait place Denfert-Rochereau. Tandis qu’un demi-million de manifestants, les jambes lourdes, le coeur fondant et la conscience apaisée repartaient vers leur vie quotidienne, les étudiants allaient emménager chez eux, à la Sorbonne. Ils prenaient, comme on dit, possession des lieux, avec la conviction aveuglante de s’installer dans l’histoire. L’un d’eux sur le parvis de la chapelle faisait dans le silence de tous chanter un air de flûte, et les vieux murs si longtemps sourds leur renvoyaient l’écho fragile et têtu de cette incroyable évidence : avec des idées et des pavés, ils avaient fait éclater l’ordre capitaliste des choses et la sagesse bourgeoise des nations. Il y a longtemps qu’on n’avait connu en France une exaltation aussi symboliquement sans mesure. Le samedi 11 mai, la » prise » de Censier, annexe de la Sorbonne, et de Strasbourg, avait été moins exubérante. (…) A partir du dimanche 12, la Halleaux-Vins (Sciences) et les Beaux-Arts » tombent » à leur tour. La province suit. Partout on dialogue, partout on s’interroge, partout on conteste, mais les hauts lieux du mouvement restent Strasbourg pour la réflexion et la Sorbonne pour le spectaculaire.
Réformistes et révolutionnaires s’opposent. Un soir, quelqu’un propose un vote. Indignation : » Une révolution, camarade, ne se vote pas. Elle se fait
Les visiteurs du soir qui, dès lundi 13, ont défilé à travers le Quartier latin, intimidés ou stupéfaits, essaient de comprendre ce que veulent inventer leurs enfants. » Il est interdit d’interdire « , » L’imagination prend le pouvoir « , » Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui « , ne sont plus des slogans affichés à la sauvette par d’obscurs anarchistes. Voilà qu’on nomme des » comités d’action révolutionnaire » : le sérieux de ce qui se dit les affole autant que la pagaille de ce qui se voit. (…) Les discussions tournent sur deux grands axes : problèmes politiques et problèmes de l’Université. (…)
Dans les premières heures, on plongeait avec volupté dans des débats libérateurs, par exemple : la sexualité. Au-delà des dissertations sur le rôle de l’orgie dans l’Empire romain et le puritanisme en Chine, il s’agissait de définir quelles structures et quelles sociétés permettent d’éliminer la répression sexuelle, de libérer les hommes. Mais, dès mardi 14, l’action politique immédiate a semblé plus urgente à définir. La plupart des étudiants expliquent ou admettent que l’Université ne peut être réformée efficacement sans réforme corrélative de la société. Le débat s’oriente sur les moyens d’obtenir ces réformes, et en particulier sur la nécessaire liaison étudiants-ouvriers. » Si nous ne savons pas nous rapprocher des travailleurs, la Sorbonne deviendra un ghetto, et tout cela n’aura servi à rien « , » Les travailleurs ont besoin de savoir ce que les étudiants peuvent apporter à leur lutte « , étaient les thèmes les plus souvent repris. Dès le jeudi 16, les comités d’action ouvriers étudiants envoyaient des délégations » discuter » aux portes des usines avec les ouvriers en grève. (…) Réformistes et révolutionnaires s’opposent. Un soir, quelqu’un désireux d’en finir une bonne fois, propose qu’on vote. Indignation : » Une révolution, camarade, ne se vote pas. Elle se fait « . Mots historiques, théories définitives, suggestions timides, propositions extravagantes, accusations terribles, espoir insensé : au-delà des mots et du moment, il fallait comprendre que l’ensemble des participants remettait librement et publiquement – naturellement – le monde en cause. (…)
Craignant par-dessus tout l’immobilisme et la sclérose des appareils et des bureaucraties, les étudiants ont éprouvé dans les premiers jours le paradoxe de la situation : comment organiser, sans organisation et sans organisateurs ? Comment sortir de la Sorbonne, maintenant qu’elle n’est plus fermée ?
La première » sortie » s’est faite le mercredi 15 mai, quand 3 000 étudiants et quelques comédiens se sont emparés, tout simplement, du Théâtre de France (NDLR :Théâtre de l’Odéon): il s’agissait d’occuper » le bastion de la culture gaulliste et de promouvoir une véritable culture populaire « . L’après-midi même, à Strasbourg, le » groupe de percussion » était venu devant le hall de la faculté de Droit » manifester sa solidarité « .
LES LEADERS
Pour la deuxième » sortie-commando » on parlait, ni plus ni moins, de prendre I’ORTF (NDLR : la télévision publique). Les plus prudents, ou ceux qui ne se faisaient pas à l’idée qu’il soit si facile d’investir sans mitrailleuses les édifices publics commencèrent à renâcler, à différer, à chercher l’avis de leaders. Mais s’ils reconnaissent, pour le rôle qu’ils ont joué durant » la semaine rouge « , Jacques Sauvageot (25 ans, trois licences, vice-président de l’Unef), Alain Geismar (29 ans, ingénieur des Mines, doctorat de physique des solides, secrétaire général du Snesup) et Daniel Cohn-Bendit (23 ans, certificat de sociologie, mouvement du 22 Mars) comme des représentants, comme des porte-parole, ils hésitent à les considérer comme leurs chefs : pourtant, M. Cohn-Bendit, qui a sûrement plus d’envergure qu’on ne voudrait lui en prêter, a eu droit à une ovation en demandant qu’on mette un peu d’ordre dans la maison. (…)
Au début de la semaine dernière, en investissant la Sorbonne, les chefs du mouvement de mai semblaient avoir deux ambitions : s’enfermer suffisamment dans les amphithéâtres pour y réfléchir à ce qu’ils voulaient faire de l’Université ; en sortir suffisamment pour trouver, dans les usines, le relais de leur action politique. » Continuons notre réflexion ici aussi longtemps qu’il faudra, disait mercredi soir, dans le grand amphithéâtre, Daniel Cohn-Bendit. Après tout pourquoi résoudrions-nous en trois jours ce que d’autres ont mis quinze ans à ne pas comprendre ? » A quoi un ancien dirigeant de l’Unef, Marc Kravetz, avait opposé un peu plus tôt : » Il faut sortir tout de suite du périmètre maudit de la Sorbonne. Le gouvernement se trouve bien que nous nous soyons battus uniquement pour nous y enfermer, au lieu d’aller joindre notre action à celle des travailleurs. «
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