Les germanophones, les derniers Belgicains
Incorporés à la hussarde il y a cent ans, en butte au délit de » sale boche » à leur libération des nazis voici septante-cinq ans, les cantons de l’Est auraient des raisons de maudire la Belgique. Trêve d’aigreur : ils ne s’y sont jamais si bien sentis.
Longue vie à la Belgique germanophone. Ce 9 janvier, l’alerte centenaire aura droit aux honneurs du Sénat. Tapis rouge, champagne, musique, brochette de personnalités politiques (la Première Sophie Wilmès, le ministre-président de Rhénanie-du-Nord – Westphalie Armin Laschet) et parterre de diplomates réunis pour l’occasion. Aucun sourire crispé prévu au menu. Les cantons de l’Est sont ici chez eux. Ils s’en souviennent en ce moment. Et deux fois plutôt qu’une.
Ils se souviennent surtout qu’ils reviennent de loin. Et d’abord d’une intégration douloureuse à la Belgique, livrés à titre de butin de guerre par l’Allemagne vaincue en 1918. Le couperet tombe le 10 janvier 1920 lorsqu’est activé le Traité de Versailles signé un an plus tôt. Les territoires d’Eupen et de Saint-Vith font la culbute en même temps que Malmedy et Waimes, cette Wallonie » prussienne » depuis 1815. Les populations locales cacheraient-elles leur joie de passer sous pavillon belge ? Qu’à cela ne tienne, une consultation populaire se chargera de prétendre le contraire en donnant un vernis démocratique à l’incorporation. Tout qui s’y oppose est libre de se manifester, à condition d’inscrire son nom dans un » registre de protestataires » ouvert à Eupen et Malmedy. Ils sont 271 sur 33 726 électeurs à s’y risquer et à braver la peur fondée de représailles.
Les germanophones ne veulent plus s’appesantir sur les sujets qui pourraient encore fâcher ou chagriner.
C’est que le petit dernier de la fratrie belge, jugé fort mal élevé par ses parents allemands, a besoin d’une reprise en main. » Vous serez comme le gouverneur d’une colonie qui est directement en contact avec la métropole « , a signifié le Premier ministre Léon Delacroix à Herman Baltia, le lieutenant-général investi des pleins pouvoirs pour mener l’intégration » en douceur « . Résultat : cinq ans de régime transitoire où vexations et tracasseries le disputent souvent aux marques de mépris ou de condescendance. Les » nouveaux Belges » souffrent dans leurs habits neufs comme taillés pour des citoyens de seconde zone, charmés d’apprendre que, dès le milieu des années 1920, leur nouvelle patrie a déjà tenté de les refiler à l’Allemagne contre des sous.
Un penchant pour le vert-de-gris
A ce train-là, la nostalgie de la Germanie garde de beaux restes à l’est de la Belgique. L’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933 ne laisse pas insensible. Celles et ceux qui tombent sous le charme rallient le Heimattreue Front, parti germanophile et pronazi qui décroche 45,2 % des voix dans les cantons de l’Est aux législatives d’avril 1939. C’est une défaite au regard des 55 % de voix captées par les partis probelges mais une preuve que la Belgique peine à se faire aimer d’une population partagée fifty-fifty entre pro-Belges et pro-Allemands.
Lorsque les Allemands déboulent en mai 1940, le comité d’accueil n’est pas franchement glacial à Eupen et Saint-Vith. Le vert-de-gris, couleur de l’envahisseur, récolte un succès certain en rue. Le nouveau maître des lieux avale sa proie tambour battant. Ordre du Führer : retour immédiat au bercail des territoires d’Eupen- Malmedy-Saint-Vith-Moresnet, rejoints par dix communes du nord-est du pays de Liège incorporées tout de go au IIIe Reich sous le prétexte discutable qu’un patois germanique y est en usage : Welkenraedt, Plombières, Thimister, Baelen, Gouvy… D’un trait de plume, Hitler fait ensuite de tous ces habitants des Allemands pur jus et offre au passage à sa Wehrmacht un contingent d’enrôlés de force : ils sont 8 700 à partir pour le casse-pipe sur le front de l’Est. 3 200 à 3 400 ne reviendront pas, plus de 1 600 en reviendront invalides.
Vient le temps de la Libération qui n’en est pas vraiment une. Le gouvernement belge se souvient enfin de ce coin de Belgique dont l’annexion brutale au IIIe Reich avait laissé parfaitement indifférent. En 1944-1945, la chasse au boche est ouverte. La vague d’épuration sauvage ne cède le pas qu’à une campagne de dénazification menée sans égard pour le sort particulier qui fut réservé à la région. Pas de doute, les cantons de l’Est doivent fourmiller de coupables, leur compte est bon : un habitant sur quatre est poursuivi pour suspicion d’incivisme ou port d’arme contre la Belgique. Les tribunaux militaires ont la main plutôt lourde et affichent un taux de condamnés (2,4 % soit 1 503 condamnés) quatre à cinq fois plus élevé qu’ailleurs en Belgique. A tel point que les bureaux de vote en sont tout dépeuplés lors des communales du printemps 1946 : 42 % de la population des cantons de l’Est ne peut remplir son devoir électoral. Et si aucune exécution capitale ne vient alourdir le bilan, c’est par volonté des autorités de ne pas faire de martyr.
Deux guerres mondiales et trois changements de nationalité en vingt-cinq ans, le tout couronné par une réputation d’incorrigibles » embochés » : pourquoi tant de haine ? Profil bas, les germanophones apprennent à souffrir en silence. Se réfugient dans le non-dit. Malmedy jadis prussienne mais aux racines bien wallonnes s’aligne, comme le rappelle son bourgmestre Jean-Paul Bastin (CDH). » Les blessures ont continué bien après la guerre et la réponse pour supporter l’insupportable ou l’incompréhensible a souvent été le silence, le tabou, la chape de plomb, a fortiori dans un pays qui ne nous voulait pas de mal mais qui n’avait pas vécu la même chose, avait ses propres plaies à panser, ses propres grilles de lecture et, tout simplement, ne nous comprenait pas… alors que nous parlions la même langue. »
Elle se prénomme Lily, elle est malmédienne et s’est retrouvée à 13 ans parmi ces gens ordinaires aux vies brisées » pour des mots prononcés dans une autre langue « , comme le raconte son petit-fils, Ronald Goffart (1). Pour Lily, l’heure de la Libération en 1944, ce fut la fuite en famille vers l’Allemagne, par crainte des viols par les GI et de la traque aux » boches « . Puis le retour à Malmedy la peur au ventre, dans une ville dévastée, et la descente du train au milieu de poings vengeurs. Sa maman interrogée, giflée, internée parce qu’elle ne pouvait plaider son innocence qu’en allemand. Son papa, arrêté pour » incivisme « , interné à Verviers avant sa remise en liberté : mais ce n’est pas un père libre que Lily folle de joie va chercher au centre d’internement, c’est un homme mort qu’éplorée, elle découvre, couché sur un brancard, terrassé par l’annonce de sa libération… » Ma grand-mère n’a pourtant jamais manifesté de ressentiment envers la Belgique « , nous précise Ronald Goffart.
C’est décidément trop injuste. Emerge dans la population un discours de victimisation qui colle parfois mal à la réalité mais sert au moins de prétexte commode pour esquiver des rapports que l’on a pu entretenir avec l’Allemagne nazie. Et si linge sale il y a eu, c’est en famille qu’il se lave. » Jeune, j’ai connu les tensions entre familles proallemandes et probelges qui pouvaient dégénérer à l’occasion de fêtes de mariage, lorsque les gens avaient un peu trop bu « , témoigne Alfons Velz, enseignant et ex-député germanophone (ProDG) dont le père, enrôlé dans la Wehrmacht, a tâté de la prison pendant quelques semaines à la Libération. » Les cinquante premières années d’appartenance à la Belgique ont été difficiles à vivre pour nos parents et grands-parents. Le respect pour leur culture et leur langue n’était pas conforme à ce qu’on attendait d’un Etat démocratique. Ils se sont retrouvés dans une patrie pas du tout aimable à leur égard. La confiance n’était pas grande au départ. »
Kolossale gratitude
Mais la suite de l’histoire tourne au conte de fées. Oubliés dans leur coin, les » germanos » s’appliquent à devenir des Belges sans histoires pendant que leurs voisins de palier flamands et wallons n’en finissent pas de se crêper le chignon. Les gens de l’Est récoltent sans bruit les fruits de l’interminable querelle Nord-Sud, obtiennent leur part du gâteau belge à chaque dépeçage, prospèrent à l’abri de leur statut de minorité bien protégée. Danke schön, bitte schön.
A quoi bon venir gâcher la fête en remuant encore des affaires classées ? Plus jamais ça : mai 2020, qui sera le temps fort du souvenir de la fin des hostilités en communauté germanophone, sera placé sous le mot d’ordre » 1945 – Lasst den Krieg in Frieden « , » laissons la guerre en paix « . » Les commémorations se déroulent dans un contexte où les germanophones ne doivent plus prouver qu’ils sont de bons Belges. La dimension victimaire, émotionnelle, s’est estompée « , souligne l’historien Christoph Brüll (université de Luxembourg).
Ce n’est pas que les cantons de l’Est occultent les malheurs de leur passé. Ils préfèrent s’en souvenir pour se féliciter des bienfaits du présent. Etre germanophone en Belgique ? Que du bonheur. Oliver Paasch (ProDG) indique au Vif/L’Express qu’il n’aura pas d’autre message à délivrer sous les ors du Sénat : la Communauté germanophone dont il est le ministre-président » est une success story née de moments difficiles aujourd’hui surmontés « . Son prédécesseur, Karl-Heinz Lambertz (PS), ne tient pas un autre langage : » Le premier demi-siècle de notre jeune histoire fut une période de souffrances et de guerre à l’issue de laquelle notre minorité aurait pu être réduite à néant. Qu’il en ait été autrement, nous le devons à deux événements historiques : la signature du Traité de Versailles, qui a rendu belge notre territoire, et la transformation de la Belgique en un Etat fédéral. »
Aucune voix revancharde ne s’élève pour réclamer des comptes. Exiger des excuses solennelles de l’Etat belge pour tout le mal infligé n’est pas le genre de la maison. L' » Ostbelgien « , 76 000 âmes sur 868 kilomètres carrés, n’est pas la Flandre, elle ne tient pas (plus) rigueur à la » marâtre belge » de ses errements passés. » Le fait de nous prendre en compte dans les réformes de l’Etat, de nous prendre au sérieux, le respect que l’Etat belge témoigne aux germanophones valent toutes les excuses « , prolonge Alfons Velz. Sans rancune. Vraiment.
(1) Lily, une enfance à Malmedy pendant la Seconde Guerre mondiale, par Ronald Goffart, éd. Jourdan, 226 p.
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