LES FEMMES FINIRONT PAR BRISER LE CARCAN
Pour les femmes, la sortie de guerre est le temps des paradoxes où des avancées alternent avec des tentatives de retour en arrière. Mais les profondes modifications psychologiques causées par la guerre et les bouleversements de l’économie constituent un terreau propice aux changements.
Si les armes se taisent à partir du 11 novembre 1918 sur le front de l’ouest, il faut encore plusieurs mois avant que les prisonniers et les soldats ne rentrent chez eux. Après l’allégresse et le soulagement, la sortie de guerre signifie, pour les hommes comme pour les femmes, des mois d’attente, d’innombrables formalités à accomplir pour se réinsérer dans la société ou pour s’adapter à de nouveaux statuts (invalides de guerres, veuves et orphelins de guerre). Le retour à la » vie d’avant « , fantasmée souvent par le souvenir, ne s’effectue pas sans heurts. Après cinquante mois d’occupation, plus rien ne sera jamais comme avant, ni pour les hommes, ni pour les femmes. La guerre a été d’une telle intensité et d’une telle brutalité qu’il est illusoire de croire que la société pourrait simplement refermer la parenthèse après 1918.
Il s’agit de rassurer les hommes dont l’identité a été mise à rude épreuve.
En brisant brutalement tous les codes et les interdits du temps de paix, la guerre a paradoxalement ouvert de nouveaux espaces de transgression entre les classes sociales mais aussi entre les sexes. En dépit des souffrances et des épreuves – et sans doute à cause d’elles – un certain nombre de femmes ont découvert plus de liberté et ne sont pas prêtes à y renoncer. Mais si les femmes changent, les hommes aussi, le retour à la » normale » se solde par des confrontations et de réajustements successifs, réussis ou ratés, au sein des couples et des familles. Ce n’est pas facile : le nombre de divorces augmente dès la sortie de guerre. Mais la plus grande surprise vient sans doute des couples qui, de plus en plus collectivement, manifestent le désir d’une famille réduite : si les mariages explosent avec le retour à la paix, en revanche, le nombre de bébés ne suit pas.
Les premières études en histoire des femmes ont souligné le rôle émancipateur de la guerre pour la condition féminine, mais l’examen des années 1920 a rapidement jeté un doute sur cette interprétation optimiste. Car la société d’après-guerre se caractérise aussi par une reprise en main musclée pour rétablir l’ordre ancien. Dès l’armistice en effet, les femmes semblent être les grandes perdantes de la paix. On observe partout une réaction des autorités politiques et morales qui poursuivent trois objectifs : restaurer la famille traditionnelle, favoriser l’essor de la natalité, remoraliser une société qui aurait perdu ses repères pendant le conflit.
DANS L’ANTICHAMBRE DE LA CITOYENNETÉ
D’égalité entre les sexes, il n’est absolument pas question. Au contraire : il s’agit de rassurer les hommes dont l’identité a été mise à rude épreuve et de réaffirmer leur position de chef de famille. En dépit des revendications féministes, le Code civil demeure inchangé, arc-bouté sur les notions de puissance maritale et d’obéissance de l’épouse, même si quelques réformettes viendront l’assouplir dès le début des années 1920.
De même, le suffrage universel, réclamé dès la fin du XIXe siècle par les féministes, n’est accordé qu’aux hommes et à une toute petite minorité de femmes : les veuves de guerre non remariées, les mères de soldats célibataires morts à la guerre si elles sont veuves (le » suffrage des morts « ), les femmes héroïques. Elles représentent moins d’1 % de l’électorat pour les élections législatives. Les femmes doivent se contenter du suffrage communal (1920) dont les prostituées et les femmes adultères sont néanmoins exclues.
La participation féminine à la politique communale reste dérisoire. Si 196 femmes sont élues en 1921, elles ne forment que 0,85 % de l’ensemble des conseillers, et leur participation aux collèges reste symbolique (six bourgmestres et treize échevines pour l’ensemble du pays), une situation qui n’évoluera pas favorablement dans l’entre-deux-guerres. Les femmes demeurent dans une sorte d’antichambre de la citoyenneté, même si elles sont éligibles à tous les niveaux. Dûment encadrées par les partis, les électrices aux communales sont sollicitées sur des programmes glorifiant leur rôle d’épouse et de mère. Et la minorité qui parvient à se faire élire demeure cantonnée dans des matières traditionnellement considérées comme » féminines « .
La période d’entre-deux-guerres s’accompagne de modernisations qui améliorent la vie quotidienne des femmes bien plus sûrement que les changements législatifs. La seconde révolution industrielle, née à la fin du XIXe siècle, sort ses effets pour les familles et l’utilisation domestique de l’énergie électrique allège progressivement les tâches ménagères. De nouvelles dépenses apparaissent dans les budgets : loisirs (l’essor du cinéma), le prêt-à-porter, les premiers articles ménagers (la 1re Foire commerciale à Bruxelles en 1920 est un succès de foule auquel succèdent les annuels Salons de l’alimentation). Dans les villes, l’eau courante, l’électricité et le gaz à tous les étages améliorent nettement l’hygiène et l’habitat ; le développement des grands magasins, l’essor de la confection exonèrent désormais les femmes d’une série d’ouvrages qu’elles effectuaient naguère. Si les innovations ne sont pas à la portée de toutes les bourses, du moins font-elles rêver les ménagères.
DES FEMMES QUI CHANGENT
La société change de manière visible, les cheveux et les jupes raccourcissent, des femmes fument en rue. Tous les observateurs soulignent la frénésie de rattrapage qui anime la population, un désir si fort de compenser les privations subies qu’Emile Vandervelde n’hésite pas à le taxer de » formidable pathologie sociale « . Comme les garçons, les filles prennent désormais le chemin de l’école et leur scolarité s’allonge et se diversifie. L’enseignement secondaire s’ouvre à elles avec la création des premiers lycées. En 1925, les athénées d’Etat, jusqu’alors réservés aux garçons, s’ouvrent à la mixité. Dans les écoles secondaires et dans les universités, les filles font une percée remarquable et remarquée. L’université de Louvain ellemême accepte des étudiantes à partir de 1920, quarante ans après celles de Bruxelles, Gand ou Liège.
Cette égalisation dans la condition des filles entraîne des effets sur leurs débouchés professionnels. Le travail rémunéré, qui concernait au XIXe siècle surtout les femmes des milieux populaires et ouvriers, s’ouvre aux autres classes sociales, appauvries par quatre ans de guerre. Le mariage n’apparaît plus comme un moyen d’existence privilégié, le diplôme ou la formation semble désormais une garantie supérieure.
Le salariat se diffuse et les femmes abandonnent les formes de travail anciennes, pénibles et moins rentables, comme le travail à domicile, la domesticité, le travail agricole, pour se rendre massivement dans les usines, les ateliers et les bureaux. En 1922, des métiers de prestige (avocat, agent de change), naguère exclusivement masculins, accueillent une toute petite élite féminine. De nouveaux métiers, issus de la guerre (travail social, infirmières, professions paramédicales) se féminisent rapidement, tout comme ceux de l’enseignement.
Si les débouchés se diversifient et si les conditions de travail s’améliorent, l’inégalité salariale reste cependant la règle. Mu d’abord par la nécessité économique, le travail des femmes est peu à peu stimulé par les avantages attachés au salariat et par les débuts de la législation sociale ; d’une manière générale, il accompagne la hausse du niveau de vie, l’accès à plus de confort et à de nouveaux biens de consommation. Progressivement, les femmes des milieux aisés entretiennent un nouveau rapport au travail. Elles se définissent progressivement par leur identité professionnelle, et non plus seulement par leur identité d’épouse. Dans le même temps, le couple à double salaire devient un modèle qui permet d’accéder à la société de consommation et d’offrir des études aux enfants.
UN » DANGER SOCIAL «
Après la guerre, le travail de bureau apparaît comme la voie royale pour les femmes des classes moyennes, qui aspirent désormais à gagner leur vie. Appréciées des employeurs pour leur dextérité, elles remplissent une multitude des tâches nouvelles » dans lesquelles elles ont acquis, grâce à des aptitudes professionnelles spécialisées et à un taux de salaire inférieur, une priorité définitive sur l’élément employé masculin » ( Revue du Travail, 1935, p. 63). Les » cols roses » se multiplient, tandis que deux écoles supérieures sont fondées dès les années vingt : l’Ecole supérieure de préparation industrielle et commerciale en 1924, l’Ecole supérieure de secrétariat en 1925. Mais cette présence féminine, bien que cantonnée aux postes subalternes, est loin de passer inaperçue. Elle déclenche notamment la colère des commis masculins qui crient à l’invasion et à la concurrence déloyale.
Devant l’ampleur de ces changements, mais surtout le bilan démographique inquiétant de l’après-guerre, les réactions ne se font pas attendre. On assiste à une valorisation à outrance de la femme au foyer, épouse et mère, et à la mise en place de politiques pour restaurer une stricte distribution des rôles sexués. Soutenus par la doctrine de l’Eglise, les milieux conservateurs martèlent la double obligation dans le mariage : le dévouement et la soumission de l’épouse, le devoir de procréation. Une législation répressive est votée dès 1923, interdisant toute contraception et même toute information à son propos. Bien que le fléchissement de la natalité résulte de causes multiples, il est imputé quasi exclusivement aux femmes, à ces » femmes nouvelles » qui travaillent, affichent des allures émancipées, adoptent une mode considérée comme un » déni de féminité » (les garçonnes).
Les aspirations féminines à plus d’autonomie sont même dénoncées comme un véritable danger social, ainsi qu’en témoigne le journal La Cité chrétienne en 1927-1928 (p. 346) : » Et Madame roula la cigarette, Madame se coupa les cheveux, Madame conduisit son auto, Madame géra son argent, Madame plaida, Madame jugea, Madame présida les assemblées, Madame refusa l’obéissance à son mari… « , etc. Ce mouvement de rébellion que devaient contenir les principes immuables et gonflés d’expérience de la doctrine catholique ne fut pas contenu : le laïcisme brisa les digues. » Puisque le travail des femmes et l’indépendance qu’il leur fournit est identifié comme responsable des maux sociaux, il faut l’éradiquer. C’est la reprise, inchangée, des discours de l’avant-guerre qui s’amplifieront encore dans les années 1930, avec la crise économique.
Aussi serait-on tenté de considérer la sortie de guerre comme une période régressive pour les femmes. Mais la réalité est plus complexe et la prolifération des discours témoigne de leur inefficacité. C’est en vain que les adversaires du travail féminin réclament à cor et à cris au cours des années 1930 une loi interdisant le travail des femmes mariées : ces efforts échoueront parce qu’ils iront à contre-courant des mentalités et des bouleversements entraînés par la guerre. Les femmes restent au travail et les familles réduites deviennent la norme.
PARENTHÈSE OU RUPTURE ?
Les historiens apportent des arguments contraires selon le regard porté sur la période. Les années de sortie de guerre constituent en réalité les deux versants d’une société en profonde mutation. C’est une période de transition, décisive pour l’émancipation des femmes. En rompant brutalement les codes sociaux en usage avant 1914, dans une économie en reconstruction, l’expérience de la guerre rend impossible tout retour en arrière, en dépit des tentatives énergiques pour restaurer l’organisation patriarcale. Mais il faudrait encore affiner ces observations par catégories d’âge et par lieux : villes et campagnes, jeunesse en voie de meilleure scolarisation sont touchées différemment par ces bouleversements.
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