Les dessous de la Joconde nue
Le mystérieux dessin conservé à Chantilly serait de la main de Léonard de Vinci. Une exposition aux allures de polar lève le voile sur le double érotique de Mona Lisa.
La star planétaire du Louvre a une soeur cadette. Moins connue et encore plus énigmatique. Cette Joconde nue, dite aussi » Monna Vanna « , un dessin au charbon de bois de grande taille (74,5 centimètres de hauteur sur 56 centimètres de largeur), n’en finit pas de diviser les historiens de l’art. S’appuyant sur de toutes récentes études, une exposition au musée Condé, dans le château de Chantilly (Hauts-de-France), où elle est conservée, dévoile une partie du mystère et retrace l’incroyable destin de l’icône sur papier qui fit fantasmer nombre d’artistes au cours de la Renaissance.
L’oeuvre a subi d’abondantes retouches au cours de son histoire, qu’on devine mouvementée.
Quand ce nu à mi-corps a-t-il été réalisé ? » Postérieurement à 1503, date à laquelle débute l’exécution de La Joconde du Louvre « , indique Mathieu Deldicque, conservateur au musée et commissaire de l’exposition. En effet, le carton (ainsi qu’on appelle un dessin piqué servant à reporter une composition sur un panneau) affiche une mise en scène identique à celle de l’invention picturale vedette de Léonard de Vinci (1452 – 1519) : les mains sont superposables d’une oeuvre à l’autre, les sourires se rejoignent, ce qui laisse penser que l’auteur a réalisé son dessin » avec Mona Lisa en tête « .
Qui est représenté sur le double érotique de La Joconde ? » Probablement un modèle imaginaire, répond le commissaire. On est ici entre le portrait et l’allégorie à travers cette beauté androgyne qui tend vers l’idéalisation. Si les seins renvoient à une femme, la musculature de l’épaule et du bras au premier plan suggère que, peut-être, un garçon, apprenti dans l’atelier du maître, a d’abord posé pour la composition. » Mathieu Deldicque souligne aussi une » coiffure évoquant la statuaire antique « . D’où l’hypothèse privilégiée d’un carton exécuté entre 1513 et 1516, la période romaine de Léonard, au cours de laquelle il côtoie et inspire l’un de ses admirateurs, le jeune Raphaël, dont La Fornarina, peinte en 1518-1519, présente de troublantes affinités avec » Monna Vanna « .
De l’attribution à la disgrâce
Remonter le fil des provenances de la Joconde nue équivaut à tâtonner dans le brouillard. Seule certitude : elle est achetée, en 1862, par Henri d’Orléans, duc d’Aumale, à un certain M. Thibaud. S’agit-il de William Thibaud, l’administrateur du legs du cardinal Fesch, qui fut ambassadeur de son neveu Napoléon au Vatican et à la tête d’une fabuleuse collection ? C’est une thèse sérieuse, même si aucun dessin se rapportant au sujet ne figure à l’inventaire des biens du prélat.
Toujours est-il que lorsque d’Aumale l’acquiert, moyennant 7 000 francs – une somme astronomique à l’époque -, le carton est alors considéré comme l’étude préparatoire d’une Joconde nue peinte, attribuée à Léonard de Vinci et conservée au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, dont le paysage à l’arrière-plan reprend celui de La Joconde du Louvre. Mais un premier rebondissement survient à la fin du xixe siècle : reléguée par les experts au rang de simple copie d’atelier, la peinture gardée en Russie quitte le catalogue du génie italien. Du coup, le dessin l’accompagne dans sa disgrâce.
La composition d’un gaucher
Fin 2017, les cartes sont rebattues à l’initiative du musée Condé, qui confie le mystérieux carton au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) pour une autopsie en profondeur. Le verdict, tombé en cette année 2019 qui célèbre le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, dépasse toutes les espérances. Ce n’était pas gagné car l’oeuvre a subi d’abondantes retouches au cours de son histoire, qu’on devine mouvementée : abîmée par l’humidité et les frottements, certains de ses contours ont été tardivement ravivés, des boucles de cheveux ajoutées et les yeux légèrement agrandis, donnant l’impression, dérangeante, d’une figure atteinte de strabisme. Soumise aux techniques d’analyse dernier cri du C2RMF, ultraviolets et autre réflectographie infrarouge, La Joconde nue a finalement parlé.
Le filigrane en forme d’ancre de marine découvert sur les feuilles renvoie à une marque de papier répertoriée en Toscane et dans le nord de l’Italie à la fin du xve siècle. En plus du carboncino (ancêtre du fusain), l’imagerie a mis au jour l’utilisation de pigments au blanc de plomb pour travailler la lumière. Les dessous de cette Joconde dénudée révèlent donc une oeuvre sophistiquée à la finition soignée. » Cela prouve que nous avons affaire à un cartone ben finito, ayant vocation à être conservé après le report de la composition « , explique Mathieu Deldicque. Autre découverte : le dessin est modifié au cours de sa réalisation. Le pouce de la main droite a été déplacé, le majeur redessiné. Ces » repentirs » montrent qu’il s’agit d’un original et non d’une copie.
Léonard De Vinci dessinait beaucoup sans forcément peindre après.
Mais qui en est l’auteur ? Plusieurs indices glanés dans le laboratoire du C2RMF font nettement pencher la balance du côté de Léonard. On y retrouve la technique phare du maître, le sfumato, qui permet d’estomper les contours, sur le visage et la chevelure. Par ailleurs, l’orientation des hachures serrées pour rendre les ombres est caractéristique d’un gaucher. Et, c’est de notoriété publique, le plus fameux des peintres gauchers s’appelle Léonard de Vinci. Enfin, un dessin préparatoire au carton, provenant des collections de la reine d’Angleterre, que l’on pourra admirer au musée Condé, lui est attribué.
Fort de toutes ces trouvailles, Bruno Mottin, le conservateur-limier du C2RMF, a rendu ses conclusions : » Le carton de Chantilly a bien été créé dans l’atelier du maître par un artiste virtuose et il y a de grandes chances pour qu’il l’ait été, au moins en partie, par Léonard lui-même. »
Car des énigmes demeurent. A une époque où les maîtres laissaient fréquemment intervenir leurs élèves les plus doués dans la réalisation d’une oeuvre, difficile de savoir avec précision qui a fait quoi. On sait que l’atelier de Léonard comptait un autre gaucher, Francesco Melzi. De là à déduire que le dessin a été concocté à quatre mains, il y a un monde… De même, si on peut supposer que Léonard de Vinci aurait conçu la composition jusqu’au stade carton, il n’est pas certain qu’il l’ait reportée sur un tableau. Le corpus de l’artiste – 4 000 feuilles pour moins de 20 toiles – l’atteste, il dessinait beaucoup sans forcément peindre après.
Monna Vanna et ses filles
Au-delà de ces questions sans réponses, La Joconde nue s’est hissée au statut d’icône de l’art grâce à ses multiples réinterprétations peintes au cours de la Renaissance. Plusieurs élèves de Léonard de Vinci l’ont copiée, à l’instar de son fidèle suiveur, Salai. Ce dernier serait peut-être l’auteur des deux Vénus – nom donné à certaines de ces Joconde nue, sa nudité fièrement affichée et sa coiffure antique renvoyant à la déesse de l’amour : la version peinte de l’Ermitage, en Russie, et celle du musée Vinci, en Italie, terre natale de l’artiste, dont l’enquête menée au C2RMF révèle qu’elle a été réalisée à partir du carton de Chantilly.
Exécutées dans les décennies suivantes, nombre de toiles présentent des similitudes avec Monna Vanna, comme le chef-d’oeuvre de François Clouet, la Dame au bain (1571) dotée d’un torse charpenté, épuré, et d’un visage frontal. Prêté au musée Condé pour le 500e anniversaire de la disparition de Léonard, le célèbre tableau assigné à Washington n’a pas été vu en France depuis… 1904.
Si La Joconde nue a eu des descendantes ici ou là, elle est elle-même l' » héritière des belle donne intemporelles et sensuelles qui ont fleuri dans la Florence et la Venise néoplatoniciennes du xve siècle « , observe Mathieu Deldicque. Sandro Botticelli et Piero di Cosimo furent, notamment, les pionniers de ce nouveau genre en déshabillant Simonetta Vespucci. La composition que le second consacre, vers 1480, à cette mythique courtisane du clan Médicis » forme l’un des premiers exemples de portrait ambigu, entre représentation d’un modèle incarné et celle d’une beauté froide et idéalisée dans sa jeunesse éternelle « , détaille le commissaire.
Sur les cimaises du musée Condé, issues de collections internationales, une quarantaine de belles dames topless, aïeules ou filles de l’érotique Joconde nue, sont ainsi réunies pour la première fois. L’occasion, unique, de les comparer.
La Joconde nue : au Musée Condé, domaine de Chantilly, jusqu’au 6 octobre prochain.
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