LES DÉMOBILISÉS FONT MONTER LA PRESSION
Selon les estimations, 310 000 des 350 000 soldats belges mobilisés retrouvent la société belge à l’issue du conflit. Dès leur retour, ils se manifestent comme un groupe résolument sûr de lui, mettant en émoi l’ensemble de la société belge, des plus hautes sphères du pays au plus petit village.
Après leur retour triomphal, les soldats belges ne peuvent pas immédiatement regagner leur foyer, la Belgique restant en état de guerre. Une grande partie des troupes reste sous les drapeaux afin de mettre la pression sur l’Allemagne lors des négociations de paix. L’armée belge fait également partie des forces d’occupation de la Rhénanie et une partie des troupes est affectée au maintien de l’ordre à l’intérieur du pays, à la surveillance des frontières et au nettoyage des champs de bataille du Westhoek.
Malgré leur profond désir de retourner chez eux, les soldats belges ne profitent pas de l’armistice pour déserter en grand nombre, contrairement à leurs homologues dans d’autres pays. L’accueil triomphal par la population leur met du baume au coeur. Après avoir retrouvé des civils ayant vécu si longtemps sous le joug de l’occupant, bien des soldats aspirent à faire partie des forces d’occupation en Allemagne. En outre, le commandement de l’armée a fermé les yeux lorsque les soldats ont quitté leur rang pour rendre visite à leur famille à l’occasion des journées de la libération.
Le mécontentement se fait pourtant ressentir parmi les soldats mais ils n’ont guère l’occasion de l’exprimer. Le commandement de l’armée veille d’ailleurs à les éloigner au maximum des grandes villes, où ils pourraient échouer dans la sphère d’influence nocive des » chômeurs et autres mécontents « . Tant qu’ils sont en armes, les soldats n’ont en outre pas l’autorisation de participer à des manifestations politiques ou même de se rassembler. Leur démobilisation va cependant changer la donne.
ARRIÉRÉS DE LOYER
Dès leur retour, les soldats démobilisés vont exploiter au maximum leurs libertés démocratiques. A travers tout le pays s’organisent des réunions mouvementées dans des arrière-salles de cafés et de brasseries. Les anciens combattants sont confrontés aux conséquences moins glorieuses de leur absence de plusieurs années. Les propriétaires exigent les arriérés de loyer, le fisc les arriérés d’impôts et les banquiers les intérêts de retard. En outre, les soldats ont sacrifié plus de quatre ans de leur vie professionnelle. Quelqu’un a entre-temps pris leur place ou leurs affaires sont dans l’impasse.
Les soldats n’ont gagné qu’une maigre solde pendant la guerre alors même que de nombreuses familles ont perdu leur source de revenus : 40 000 militaires environ sont décédés et des dizaines de milliers d’autres sont désormais inaptes au travail. L’indemnité de démobilisation octroyée par le gouvernement est considérée comme largement insuffisante, » dérisoire » et est qualifiée de » prime de mendicité « . Les nombreux problèmes auxquels ils sont confrontés les poussent à se rassembler au sein de ligues d’anciens combattants, qui constituent à leurs yeux une sorte de syndicat des soldats se battant pour leurs intérêts à tous.
RAPPORTS TENDUS AVEC LES ÉLUS
Malgré la diversité de ces associations qui naissent à travers tout le pays, elles défendent un programme similaire. Parmi leurs revendications essentielles figure une indemnisation à hauteur de 2 000 francs par année de guerre pour tous les soldats et une pension pour les veuves et invalides de guerre. Les soldats démobilisés revendiquent aussi la priorité au sein de l’administration publique face aux hommes qui n’ont pas combattu. Enfin, les anciens combattants affirment leur volonté de refuser de payer les loyers pour les années 1914 à 1918.
Dès les premiers mois de 1919, les anciens combattants présentent donc un programme clair et bien établi à la classe politique belge. Les relations avec le gouvernement sont cependant particulièrement tendues. Le gouvernement émet des réserves à l’égard de leur programme, essentiellement pour des raisons budgétaires, et il ne se montre que peu en phase avec les sensibilités de ces anciens combattants. Leurs revendications profondes butent sur une classe politique belge, qui a jusque-là gouverné le pays selon le principe d’une intervention minimale de l’Etat. Avant la guerre, les dépenses sociales existaient à peine et les politiques se limitaient à de la charité fortement teintée de paternalisme. Aux yeux des soldats revenus de la guerre, après les sacrifices consentis, il est impensable de s’en remettre à l’habituelle aide aux indigents. Ce serait une humiliation.
Aux yeux des soldats revenus de la guerre, après les sacrifices consentis, il est impensable de s’en remettre à l’habituelle aide aux indigents.
Les rapports avec le pouvoir législatif ne sont guère plus chaleureux. Les anciens combattants s’en prennent aux longues procédures parlementaires et ne se sentent pas représentés au sein de l’hémicycle. Hormis quelques officiers, aucun parlementaire n’a combattu durant la guerre. La plupart des soldats étant d’ailleurs issus des classes sociales moins favorisées, ils sont désavantagés par le vote plural. Il faudra attendre les élections de novembre 1919 au suffrage universel pur et simple pour voir le nombre de députés-anciens combattants augmenter.
» RENDEZ-NOUS NOTRE PAIN QUOTIDIEN «
Les anciens combattants pèsent néanmoins très lourd dans le processus décisionnel politique. Les manifestations deviennent leur moyen de pression privilégié. Dès mars 1919, la Fédération nationale des combattants fraîchement constituée fait monter la pression sur le ministre de la Guerre, Fulgence Masson, lors d’une manifestation organisée le dimanche de Pâques. Ils exigent une » amélioration sensible » de leur situation matérielle. Pour l’obtenir, un cortège hétéroclite d’invalides de guerre, de soldats démobilisés, de prisonniers de guerre revenus au pays, de veuves et d’orphelins défile dans les rues de Bruxelles, formant ainsi la première manifestation d’anciens combattants depuis l’Armistice.
Les participants portent des banderoles très évocatrices : » Belges, nous vous avons défendus, ne nous oubliez pas ! « , » Rendez-nous notre pain quotidien » ou » Cinq années de souffrances le valent bien « . Avec ces banderoles, les anciens combattants veulent faire comprendre à la société belge qu’elle leur est redevable. La plus grande manifestation d’anciens combattants de l’année a lieu le 14 septembre à Bruxelles, au moment où la démobilisation est quasi achevée. Les journaux dénombrent plus de 100 000 participants. L’abandon des arriérés de loyer, une pension pour les veuves et orphelins et une indemnisation » pour la reconstitution du foyer » sont leurs principales revendications.
La manifestation fait forte impression du côté de la rue de la Loi. Le ministre de l’Intérieur, le catholique Henri Jaspar, affirme au Parlement avoir » le coeur déchiré » par une banderole brandie par les manifestants : » Gloire aux accapareurs, mépris aux soldats « . Le mécontentement gronde parmi les anciens combattants lorsqu’ils confrontent l’enrichissement phénoménal de certains grâce à l’occupation et leur propre participation à la guerre au péril de leur vie sans contrepartie financière digne de ce nom. La manifestation porte ses fruits. Le ministre de la Guerre annonce que les anciens combattants auront droit à une indemnité » pour la reconstitution du foyer « , pour autant qu’ils mettent un terme à leurs » réunions tumultueuses » aux quatre coins du pays.
Une loi établissant un droit de priorité en faveur des anciens combattants pour l’accession aux emplois publics est votée dès le 3 août. Quelques mois plus tard, la pension des invalides et des veuves est également adoptée. Les anciens combattants ne veulent cependant pas s’arrêter en si bon chemin. Ils jugent les concessions du gouvernement insuffisantes et continuent à manifester l’année suivante pour une indemnité renforcée. La démobilisation de 1919 réintègre dans la société belge un groupe profondément convaincu de bénéficier de droits particuliers du fait de son sacrifice de guerre. Les anciens combattants ne craignent pas de revendiquer ces droits à haute voix, bousculant l’ordre établi. Cette conviction incessante se manifestera tout au long de l’entredeux-guerres au cours de nombreux rassemblements et manifestations des ligues d’anciens combattants.
Les anciens combattants se regroupent
La Verbond van vlaamsche oud-strijders (VOS ou » Union des anciens combattants flamands « ) et la Fédération nationale des combattants de Belgique (FNC) sont créées au printemps 1919. Constituées de nombreuses sections locales, il s’agit des deux associations les plus importantes du pays. Forte de ses 121 649 membres en 1921, la FNC devient la plus grande association. La VOS n’est pour sa part active que du côté flamand, où elle est la plus puissante avec ses 74 154 membres en 1921. Malgré ces structures géographiques différentes, les deux associations défendent en 1919 un programme similaire se focalisant sur les revendications matérielles. Elles véhiculent toutes deux un discours aux accents populistes axé sur l’opposition entre les anciens combattants issus du petit peuple et les gros banquiers de l’élite. Cette opposition est parfaitement compatible avec un flamingantisme social. La VOS est pourtant tout sauf une association antibelge. A l’été 1919, elle est même à deux doigts de former une association belge d’anciens combattants en unissant ses forces avec l’Association nationale des combattants, une association francophone moins puissante. Ce n’est que plus tard, dans l’entre-deux-guerres, que la VOS se muera en un mouvement porté sur le nationalisme flamand. De son côté, la FNC n’a rien d’une association antiflamande : elle compte en ses rangs une puissante aile flamande mais se cantonne à la stricte défense des intérêts des anciens combattants.
Du jamais-vu : l’invasion du Parlement
L’invasion du Parlement du 29 juillet 1920 constitue l’un des événements les plus marquants de l’entre-deux-guerres. Ce jour-là, les différentes associations d’anciens combattants du pays, dont la VOS et la FNC, organisent exceptionnellement une manifestation commune pour protester contre la proposition du gouvernement en faveur qui prévoit une allocation d’assistance aux anciens combattants en fonction de leur situation financière. A leurs yeux, cette proposition sent la » charité » à plein nez. Ils revendiquent au contraire leur » droit » : une dotation fixe inconditionnelle pour tous. Après tout, ils ont tous souffert de leur participation à la guerre. Au moment où les anciens combattants qui manifestent à l’extérieur apprennent que le vote sur la dotation a été reporté par le président de la Chambre, ils envahissent l’hémicycle avec grand fracas. Quarante minutes plus tard, les anciens combattants sont ressortis sans qu’il y ait trop de dégâts à déplorer. Mêmes si les anciens combattants ont dépassé les limites (à ce jour, cet événement reste isolé dans l’histoire du pays), la manifestation fait forte impression. Le gouvernement est contraint de lâcher du lest et la proposition d’une indemnité inconditionnelle est approuvée à l’unanimité au Parlement. Cet épisode témoigne du grand crédit moral dont bénéficient les anciens combattants dans la société belge d’après-guerre : ils peuvent impunément violer la neutralité parlementaire et même décrocher par ce biais une victoire politique.
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