Les citoyens en première ligne
Entre 70 et 85 millions de morts, dont 50 à 55 millions de civils, tel est l’effroyable bilan de la Seconde Guerre mondiale. Le feu est venu de la terre et surtout du ciel. Ce conflit, le plus meurtrier de toute l’histoire de l’humanité, a vu les civils pris délibérément pour cibles, afin de casser l’adversaire.
La proportion entre victimes militaires et civiles varie fortement d’un pays à l’autre. En Belgique, 1 % environ de la population perd la vie, 12 000 en uniforme et 76 000 civils, dont les victimes de l’Holocauste. Chez nos voisins néerlandais, on dénombre largement plus du double, sans compter les pertes encore bien plus élevées déplorées en Indonésie coloniale, où les victimes sont civiles, presque sans exception. Dans l’Allemagne nazie, près de 11 % de la population succombent et les victimes militaires sont plus de trois plus importantes que les civiles. Toujours à titre de comparaison, aux Etats-Unis, le nombre de victimes se limite à 0,32 % de la population et les morts sont dans l’immense majorité des soldats. Mais, presque partout ailleurs, les civils sont la cible par excellence.
Comme il n’y a pas de victimes civiles innocentes dans cette guerre, cela ne me pose en fait pas de problème de tuer des citoyens soi-disant innocents
C’est un phénomène inédit dans l’histoire. Certes, de nombreux civils ont perdu la vie durant la Première Guerre mondiale, notamment à la suite des crimes de guerre commis par les Allemands dans notre pays et ailleurs. Quant à la tactique de la terre brûlée, elle est connue depuis l’Antiquité. Plus tard, durant le Moyen Age, les guerriers ne se privaient pas de tuer des serfs désarmés du camp adverse pour priver l’ennemi de son approvisionnement crucial. Mais jusque-là inconnue, la volonté de viser les civils représente une triste nouveauté caractéristique de la Seconde Guerre mondiale.
« DOMMAGES COLLATÉRAUX »
Ce phénomène tient en partie, sinon entièrement, à une autre évolution sur le champ de bataille : la force aérienne. La plupart des civils trouvent la mort à la suite des » dommages collatéraux » causés par les attaques venues du ciel. L’expression est inventée en 1944 par le général des forces aériennes des Etats-Unis, Curtis LeMay, en lien avec son implacable campagne contre le Japon.
Curtis » Bombs Away » LeMay s’aperçoit rapidement que les bombardements dits de précision contre des objectifs militaires ne sont pas efficaces. Ses appareils doivent atteindre leurs cibles depuis une altitude élevée pour éviter la défense aérienne. Au-dessus du Japon, le ciel est presque toujours nuageux. De ce fait, 5 % de ses engins tombent à proximité de leur cible, au prix de pertes énormes en matériel et en hommes. Il décide donc de privilégier les tapis de bombes nocturnes, avec des explosifs largués à faible altitude.
Il rase ainsi de la carte plus d’une soixantaine de villes japonaises, avec leurs maisons de bois, sans se soucier du fait qu’il tue en même temps 500000 Japonais au moins et et qu’il prive d’un toit cinq millions d’autres. Au journal The New York Times, il déclare : « Comme il n’y a pas de victimes civiles innocentes dans cette guerre, cela ne me pose en fait pas de problème de tuer des citoyens soi-disant innocents. Si la guerre est écourtée d’un seul jour, mes attaques auront atteint leur but. » Usant exactement du même argument, il convainc plus tard le nouveau président, Harry Truman, de lâcher deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. L’ultime offensive contre des civils, innocents ou non.
Curtis LeMay est conscient que l’expression » dommage collatéral » est un euphémisme. Les civils ne sont pas des victimes aléatoires et involontaires de ses bombardements contre les cibles militaires. Son intention est au contraire d’intimider la population et de la forcer à la reddition. Il n’y a qu’à voir les messages cyniques qu’il fait larguer en même temps que ses bombes au-dessus du Japon : « Malheureusement, les bombes n’ont pas d’yeux. En vertu de notre politique humanitaire, la force aérienne américaine, qui ne veut pas toucher d’innocents, vous conseille d’évacuer les villes citées ci-après pour sauver vos vies. »
C’EST L’AUTRE QUI A COMMENCÉ
Les civils du camp adverse constituent une cible légitime en l’absence d’objectifs plus faciles à atteindre. C’est une chose que LeMay a apprise précédemment, en Europe. Le 17 août 1943, notamment. En tant que commandant de la 3e division de bombardement de l’armée de l’air américaine, il pilote ce jour-là un B-17, une » Flying Fortress », pendant le premier des deux raids aériens lancés contre Schweinfurt-Ratisbonne, à 500 kilomètres à l’intérieur du territoire allemand. Les cibles visées sont des manufactures qui fabriquent des roulements à billes, éléments essentiels pour l’industrie aéronautique ainsi que les usines Messerschmitt à Ratisbonne.
Le raid, effectué de jour, tourne à la catastrophe. Un tiers à peine des 300 » forteresses volantes » rentrent intactes à la base. Le second, programmé le 14 octobre, est tout aussi désastreux, au point que la journée en question sera surnommée « Black Thursday « . En attendant de conquérir la suprématie absolue dans l’espace aérien, ce qui n’arrivera qu’à l’été 1944, les Alliés se limiteront désormais à des bombardements de saturation (tapis de bombes) nocturnes.
Les Alliés répètent à l’envi, tout comme les historiens qui raconteront après la guerre l’histoire des vainqueurs – la formule » vae victis » (malheur aux vaincus) vaut pour toutes les époques – que ce ne sont pas eux qui ont commencé. Dès le début de la guerre, Hitler rase Rotterdam, faisant en une fois plus de 1 000 victimes (et 3 000 au total) et contraignant ainsi les Pays-Bas à la capitulation immédiate. Peu auparavant, Varsovie avait subi un sort analogue. Ensuite, le Führer se déchaîne contre Londres et d’autres villes anglaises, réduisant le centre historique de Coventry à un champ de ruines. Ses « Baedeker raids » ultérieurs, nommés ainsi d’après les célèbres guides de voyage allemands, détruiront d’autres centres anciens, comme Exeter, York et Norwich. Il agit ainsi non pas parce qu’il en retire un quelconque avantage militaire, mais bien pour briser les Britanniques à travers leur attachement au patrimoine.
Le « Blitz » contre les villes anglaises fait d’après les estimations 40 000 victimes civiles. Les alliés de l’Allemagne, le Japon et l’Italie, ne restent pas non plus les bras croisés, soit en terrorisant par leurs attaques Shanghai, Wuhan, Nankin, Canton et d’autres villes chinoises, soit en bombardant des villageois sans défense avec du gaz moutarde en Ethiopie. Pourtant, la campagne alliée contre les villes allemandes et japonaises dépasse tout le reste. A partir de l’automne 1942, la force aérienne américaine utilise également les îles Britanniques comme » porte-avions insubmersibles » pour attaquer l’Allemagne. Pas moins de 160 villes allemandes sont pilonnées. Rien qu’en mars 1945, les Alliés larguent 130 000 tonnes de bombes sur le Reich, c’est-à-dire autant que ce que la Luftwaffe a utilisé contre l’ennemi durant les années de conflit.
CRIME DE GUERRE?
Le maréchal de l’armée de l’air Arthur Bomber Harris est l’artisan des tapis de bombes stratégiques sur le théâtre des combats européens. A partir de 1942, il dirige le pilier britannique du commandement aérien allié. Il instaure les « Thousand Bomber Raids », des bombardements réunissant au moins 1 000 appareils. L’une des premières attaques de ce genre détruit entièrement Cologne, le 30 mai 1942. Elles sont tout aussi insensées que les » Baedeker Raids « , mais elles frappent les imaginations et terrorisent les civils.
Pendant l’opération Gomorrhe, du 23 juillet au 3 août 1943, la tempête de feu qui éclate au-dessus de Hambourg et de son port coûte la vie à 45000 habitants environ. Les femmes, les enfants et les personnes âgées sont évidemment les plus touchés puisque les hommes sont sur le front. La technique consistant à réduire en cendres une ville avec des bombes incendiaires ou explosives, dont certaines à retardement, sera appliquée une dernière fois contre Dresde dans la nuit du 13 au 14 février 1945. Tribut en vies humaines, 25 000 habitants environ. Au total, entre 420000 et 570000 Allemands perdront la vie à cause des tapis de bombes alliés.
L’opération menée à Dresde est d’ailleurs considérée par certains historiens britanniques comme un crime de guerre. Bomber Harris écrira à ce sujet dans ses mémoires : « Je comprends que la destruction d’une ville si grande et si belle, aussi tardivement dans la guerre, ait été jugée superflue par beaucoup. Mais à ce moment-là, l’offensive sur Dresde était considérée comme une nécessité militaire, et par des gens bien plus importants que moi. » Après le conflit, ces gens haut placés n’anobliront toutefois pas Harris, qui sera ainsi l’unique général à qui cet honneur sera longtemps refusé. Il faudra attendre 1953 pour que, sur l’insistance de Winston Churchill, il soit fait baronnet.
DES DOMMAGES COLLATÉRAUX CONSCIENTS
Les bombes causent effectivement d’inévitables « dommages collatéraux ». Y compris parmi les civils des pays alliés. Au lendemain du Jour J, 70000 civils français perdent la vie à cause des attaques alliées, soit deux fois autant que les Britanniques pendant le « Blitz » contre leurs villes. Les victimes civiles sont également plus nombreuses que les militaires en Russie, encore que dans ce cas, on soit en droit de se demander combien Staline lui-même en a sur la conscience.
L’intention des Alliés consiste indéniablement à mettre les puissances de l’Axe à genoux, peu importe que les ennemis en uniforme soient des combattants, des ouvriers occupés à réparer les avions de combat ou des petites mains préparant les munitions – une tâche dévolue aux femmes. Le fait qu’au début de la guerre, l’industrie de l’armement allemande soit implantée dans les grandes villes ou à proximité n’améliore évidemment pas la situation. Il est logique que lors des tentatives incessantes pour paralyser cette activité, les civils trinquent. Mais il est tout aussi manifeste que le but est de saper le moral des populations allemandes.
Les recherches menées après la guerre montreront que les Alliés n’ont atteint aucun de leurs objectifs, à leur propre surprise. Albert Speer, véritable génie de l’organisation, parvient à reconstruire l’industrie de guerre allemande sous terre, hors de portée des bombardiers. Sous sa direction, la production atteint des sommets jusqu’à l’été 1944, autrement dit, bien longtemps après que sur le terrain, la guerre a été perdue de facto. Quant au moral des Allemands, il n’est atteint qu’à l’automne 1944. Et, même si ensuite, le découragement va croissant, Göring a raison lorsqu’il explique après la guerre que l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944 a rendu totalement impensable une véritable révolte contre le Führer.
ROLLS-ROYCE
L’été 1943, les Alliés arrivent à la conclusion qu’ils ne remporteront pas la victoire uniquement par les airs. Mieux encore, plus Bomber Harris envoie ses forteresses volantes loin en Allemagne, plus ses pertes matérielles et humaines deviennent inacceptables, y compris à ses propres yeux. La bataille aérienne pour Berlin est pendant un temps mis en veilleuse parce qu’il manque encore aux Alliés deux éléments clés : non seulement leurs chasseurs n’ont toujours pas l’autonomie suffisante pour accompagner les bombardiers jusque Berlin et retour, mais ils ne sont pas encore assez puissants pour survoler assez haut la défense aérienne et atteindre plus efficacement leurs objectifs.
C’est pourquoi, à partir du milieu 1944, les Alliés se concentrent plutôt sur la préparation d’une invasion terrestre au moyen de la Combined Bomber Offensive. Les Américains n’opèrent plus que de jour, mais avec des appareils de haute technologie, les B-17 et les B-24. Ils visent de préférence des cibles militaires. Petit à petit, les Américains supplantent leurs alliés britanniques dans la guerre aérienne, qui ne fait que s’amplifier.
Les avancées technologiques déterminent la phase finale du conflit. Les réservoirs largables augmentent par exemple la portée des chasseurs d’escorte. Les porte-avions évincent les cuirassés et autres destroyers et deviennent les indispensables plateformes de décollage et d’atterrissage grâce auxquelles la victoire alliée sera remportée dans le Pacifique – une confirmation supplémentaire du rôle croissant de l’aviation durant cette guerre. Le radar se miniaturise, si bien qu’il peut être emmené à bord des navires et même des avions.
L’une des principales révolutions consiste dans le développement par Rolls-Royce du moteur Merlin, d’une puissance inédite, équipant au départ les Spitfire. Sa version 61 est destinée au Mustang américain, un chasseur à l’origine peu efficace. Avec ce moteur, le Mustang devient l’escorte invincible des bombardiers, qui peuvent ainsi atteindre impunément les coins les plus reculés d’un IIIe Reich désormais aux abois. On raconte que Göring aurait déclaré « nous avons perdu la guerre » en voyant des Mustang voler sans être inquiétés au-dessus de Berlin durant l’été 1944.
A la même époque, les Alliés acquièrent la maîtrise totale du ciel allemand. Ils éliminent ce qu’il reste de la Luftwaffe et détruisent les lignes d’approvisionnement vers la Normandie, ouvrant ainsi la voie au Jour J.
LE FÜHRER À NOUVEAU DANS LE CHEMIN
Les Allemands déploient une grande inventivité pour éviter la défaite. Alors que le dénouement est proche, Joseph Goebbels, chef de la propagande allemande, promet à ses auditeurs que le combat sera remporté avec des Wunderwaffen (armes miraculeuses), encore appelées Vergeltungswaffen (armes de représailles).
Les Alliés constatent que, durant la phase finale de la guerre, les nazis redoublent d’efforts technologiques. En 1943, la bataille de l’Atlantique reprend de plus belle quand les Allemands introduisent l’Electroboot XXI, un sous-marin muni de schnorkels et de moteurs électriques silencieux, qui peut parcourir une longue distance à grande vitesse en restant constamment immergé. Ce sont des machines coûteuses et complexes. On en construit 119, mais la marine de guerre n’en utilisera finalement que quelques-uns. Si davantage de ces sous-marins inattaquables avaient été actifs, les nazis auraient pu bien plus facilement couper les lignes de ravitaillement alliées.
Les V2 sèment effectivement la terreur dans Londres. » Cependant, ils n’effraient nulle part autant qu’à Anvers, où on dénombre jusqu’à 30 000 victimes.
Fin 1944, les pilotes américains et britanniques des rapides chasseurs Mustang font savoir qu’ils sont de temps à autre dépassés par des appareils allemands sans hélice. Il s’agit de Messerschmitt Me 262, les premiers chasseurs à réaction. Bien que l’appareil révolutionnaire, qui atteint la vitesse maximale de 870 km/h, existe depuis longtemps sur papier, sa production n’est entamée que lentement, en 1944. Autrement dit, trop tard pour renverser la suprématie alliée dans les airs. Par exemple, le 18 mars 1945, un groupe de 37 Me 262 intercepte une flotte de 1 221 bombardiers et de 632 chasseurs américains. Ils abattent 12 bombardiers, un chasseur et perdent eux-mêmes trois appareils. Des pertes trop lourdes pour une industrie de guerre allemande exsangue.
L’échec des Me 262 est lié à la mauvaise volonté d’Hitler, qui ne voit dans cette arme miraculeuse qu’un bombardier ultrarapide alors que ses concepteurs savent qu’elle ne peut rien être d’autre qu’un chasseur de combat supérieur. » Même un enfant s’en apercevrait « , déclare abruptement le Feldmarschall Erhard Milch à un Führer interdit. Milch, qui est à moitié Juif, survivra à la guerre, tout comme ses appareils, qui connaîtront de nombreux successeurs. Les vainqueurs sont en effet ébahis par le Me 262. Américains, Britanniques, Français et Russes vont construire leurs propres chasseurs à réaction sur le modèle de l’arme miracle mal comprise par le Führer. L’historien Andrew Roberts (1) prétend que la combinaison précoce de sous-marins rapides et de Me 262 pouvait faire la différence dans la bataille finale, mais que cette formule s’est heurtée à la versatilité d’Hitler en tant que commandant en chef.
LE PROGRAMME ATOMIQUE ALLEMAND
A l’origine plus que prometteur, le programme atomique allemand sera, lui aussi, victime de l’incompréhension d’Hitler. Et surtout, de son antisémitisme. En effet, les physiciens les plus éminents – Albert Einstein, Niels Bohr, Enrico Fermi, Erwin Schrödinger – ont fui face à la menace. Ceux qui restent, comme Werner Heisenberg, collaborent, mais à contrecoeur. En 1942, celui-ci déclare à Hitler qu’il peut rayer de la carte une ville de plusieurs millions d’habitants avec une bombe à l’uranium 235 « pas plus grosse qu’un ananas ». Mais avec des calculs volontairement ou involontairement erronés concernant la quantité d’eau lourde nécessaire pour fabriquer suffisamment d’uranium enrichi pour une telle bombe, Heisenberg remet en cause son propre projet. Lorsqu’au début 1943, une opération anglo-norvégienne sabote une usine d’eau lourde de Norvège occupée, le programme atomique allemand est mis complètement à l’arrêt.
UN MISSILE DE CROISIÈRE PRIMITIF
Les bombes V, en revanche, atteignent leur but, au sens littéral comme au sens figuré. Les nazis croient également dans le rôle crucial de l’armée de l’air pour le dénouement de la guerre et comptent sur les « bombes volantes » pour compenser les lacunes de la Luftwaffe. « Nous devons déplacer la terreur de la guerre sur leur propre territoire « , déclare Hitler. A partir du 13 juin 1944, soit une semaine après le Jour J, 9000 V1 sont encore lancés, nuit et jour, contre Londres et d’autres villes du sud de l’Angleterre.
Les « bombes volantes » sont effectivement terrifiantes. Le pulsoréacteur d’un V1 est clairement audible depuis le sol et, lorsqu’il se tait soudainement et que la bombe plonge, les gens savent qu’il y aura quelques instants après une effroyable explosion dans les environs immédiats. L’été 1944, un million et demi de Londoniens prennent la fuite face à la première génération de » bombes volantes « .
Le V1 est ce que les militaires d’aujourd’hui appellent un missile de croisière primitif : un avion à réaction sans équipage, de près de huit mètres de long, avec des ailerons de cinq mètres de large et une charge explosive de 800 kg, qui rase en une fois l’équivalent de près de deux terrains de football. Le moteur est alimenté par un mélange d’essence et d’air comprimé. Il est programmé pour une longue portée. Ensuite, il s’arrête et l’engin s’écrase. Le V1 vole relativement bas sur pilote automatique, à 450 kilomètres heures maximum sur une distance maximale de 300 kilomètres.
Les installations de lancement en béton, avec leurs catapultes, sont encore réparties le long des côtes françaises, de Watten en Flandre à Houpeville en Normandie. Une petite moitié des V1 atteignent leur cible. Les Spitfire anglais en abattent au moins un quart, souvent en volant à proximité et en les déséquilibrant à l’aide de leurs ailes. Les ballons de barrage préviennent aussi de nombreux impacts dévastateurs. Lorsque la défense aérienne devient plus efficace, à l’automne 1944, beaucoup de Londoniens retournent en ville.
A mesure que les Alliés progressent à partir de l’ouest après le Jour J, un nombre croissant de bombes V sont lancées depuis les côtes néerlandaises et allemandes. Finalement, Anvers est également visée en tant que possible port d’approvisionnement allié, à la fois par les V1 et les V2. Le V2, long de 14 mètres et lourd de 13 tonnes, est une véritable fusée, avec un moteur fonctionnant grâce à un mélange explosif d’oxygène liquide et d’alcool. Stabilisé par un gyroscope, l’engin peut atteindre 5760 km/h, soit une vitesse trois fois supérieure à celle du son.
Un premier V2 est lancé depuis La Haye le 8 septembre 1944 et s’abat sur un quartier résidentiel de Chiswick (ouest de Londres) après cinq minutes de croisière. Personne n’entend l’engin s’approcher dès lors qu’il est plus rapide que l’onde sonore. Par conséquent, l’alarme aérienne est donc inefficace. Cette fusée munie d’une tête d’une tonne est impossible à intercepter car elle vole dix fois plus vite qu’un Spitfire. Et comme le V2 est lancé à la verticale depuis une plateforme mobile, les installations de lancement ne peuvent quasiment jamais être détruites à temps. Bref, le V2 a tout pour devenir l’arme miraculeuse dont les Allemands rêvent.
Et pourtant, Hitler va à nouveau gâcher cette chance, prétend Andrew Roberts (1). « Comme il est avant tout obsédé par les blindés, les V2 sont produits en trop petit nombre et, surtout, trop tard. S’il avait donné la priorité à ces appareils en 1942, de manière à soigner rapidement leurs maladies d’enfance, il aurait sans doute pu détruire Londres en 1943, imposer une paix sur le front occidental et contenir les vagues d’offensives lancées par l’Armée rouge depuis l’est. Mais lorsque les V2 sont enfin opérationnels à l’automne 1944, leurs déficiences techniques sont encore trop fréquentes pour qu’ils puissent influencer le dénouement de la guerre. »
Les V2 sèment la terreur dans Londres. « Cependant, poursuit Roberts, ils n’effraient nulle part autant qu’à Anvers, où on dénombre jusqu’à 30 000 victimes » Anvers est touché par 2 342 » bombes volantes « , dont une majorité de V2. Elles font environ 5 000 morts et plus de 20 000 blessés graves. Et, surtout, les V2 vont particulièrement marquer les esprits dans la ville portuaire, qui vient d’être libérée. Les « bombes volantes » sont aujourd’hui encore inscrites dans la mémoire urbaine.
Le 27 novembre 1944, par exemple, un V2 s’abat vers midi au centre-ville. Plus de 100 personnes perdent la vie. Les piétons qui attendent pour traverser, les passagers d’un tram et des soldats dans des jeeps qui prennent feu. Mais le pire se produit le 16 décembre lorsqu’un V2 tombe sur un cinéma. Cet après-midi-là, on y joue un western avec Gary Cooper et la salle est pleine à craquer. 567 personnes perdent la vie dans le bâtiment et ses alentours.
En mars 1945, l’offensive V prend fin. L’Allemagne nazie n’en continue pas moins à mettre au point des armes » miraculeuses « . Par exemple le V3, un supercanon au fût long de 120 mètres capable, sous haute pression, d’envoyer de gros projectiles jusqu’à 90 km. Mais, avant que ce canon ne devienne opérationnel, les bombardiers alliés détruisent les installations de lancement établies à Mimoyecques en France. Une version plus légère sera utilisée contre la ville de Luxembourg durant l’offensive des Ardennes, sans grand dommage.
Le V4 est également un missile supersonique, mais il est muni d’une minitête de 30 kg d’explosif. Fin décembre 1944, quatre exemplaires sont mis à feu contre Anvers depuis les Pays-Bas. Ils manquent largement leur objectif puisqu’ils atterrissent dans les environs de Gand. On n’en enverra pas d’autres. Le rêve des armes miraculeuses appartient au passé.
LES BÉNÉFICES DE LA GUERRE
Les avancées technologiques enregistrées pendant ce conflit ne sont pas toutes liées au champ de bataille. Certaines font encore partie de notre quotidien.
La barre chocolatée est une belle trouvaille. Durant la guerre civile espagnole, le fabricant de friandises Forrest Mars teste des plaquettes de chocolat enrobées de sucre dur, une enveloppe qui empêche l’intérieur de fondre. Cet en-cas énergétique est le bienvenu auprès des soldats. Mars trouve en l’Américain Bernie Murrie un partenaire financier. En 1941, les deux hommes font breveter leurs snacks » M&M » et les vendent en masse aux troupes américaines. Après la guerre, ces friandises connaîtront une nouvelle vie auprès des consommateurs civils et deviendront très populaires.
Les cigarettes des troupes américaines font un carton à la libération. Partie intégrante de la ration des soldats, elles sont généreusement distribuées par les libérateurs en échange d’autres services. Camel, Chesterfield et Lucky Strike (qui a pour slogan publicitaire » Lucky Strike Green Has Gone to War« ) supplantent bientôt le tabac et les cigarettes roulées à la main dans la rue. Après la guerre, la consommation de nicotine augmente de façon exponentielle.
La naissance du jerrycan remonte également à la guerre. Son nom fait référence au surnom de jerries, que les soldats anglais donnaient aux Allemands. Il s’agit d’ailleurs d’une invention allemande, développée avant-guerre par la firme Eisenwerke Müller et Co et par Ambi-Budd. Lors de l’invasion de la Norvège en 1940, les Britanniques découvrent que les bidons à essence allemands sont non seulement plus grands, mais plus solides que les leurs. La croix diagonale embossée dans les parois leur confère une meilleure rigidité. De plus, leur fermeture mécanique et leur petit bec verseur permettent un usage rapide. Une prise d’air interne facilite le versage. Et, en prime, un jerrycan, vide ou plein, flotte sur l’eau de mer, ce qui représente un gros avantage en cas de ravitaillement. Le conteneur trouvera également de nombreuses autres utilisations une fois la paix revenue
La guerre fait aussi apparaître une quantité de nouveaux médicaments. Par exemple, des traitements préventifs de la malaria, des vaccins contre le tétanos, des pommades soignant les brûlures, le plasma sanguin, la morphine, etc. Toutefois, le médicament le plus précieux révélé à cette époque est la pénicilline. Cet antibiotique a été découvert dès 1928 par le médecin écossais Alexander Fleming, mais il n’est testé sur l’homme qu’en 1941, à Oxford. Ayant constaté que la pénicilline était indispensable pour endiguer les pertes sur le champ de bataille, les Américains vont industrialiser sa production. Une des rares bénédictions de la guerre! (1) Auteur de The Storm of War, 2009.
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