LES CANONS SE TAISENT ENFIN…
Novembre 1918. Les canons se taisent enfin. Pourtant, impossible de fermer la parenthèse. Le monde d’antan a définitivement disparu. Commence alors un monde nouveau, incertain, à inventer. C’est l’entrée dans le » court xxe siècle « , pour reprendre l’expression forgée par Eric Hobsbawm et que nombre d’historiens se sont appropriée. Ainsi, le magazine français L’Histoire épingle très justement en couverture d’un de ses derniers numéros : » 1918. Comment la guerre nous a changés « . Cette affirmation est difficilement contestable tant l’impact de la Première Guerre mondiale se traduit dans tous les domaines : politique, social, culturel, économique et surtout humain. Il touche toutes les catégories sociales. Jamais sans doute un événement n’a été à ce point vécu » en masse « , qu’il s’agisse de l’expérience du front ou de celle, plus largement vécue par les Belges, de l’occupation.
En Belgique, comme ailleurs, personne ne sort indemne de ces quatre années. Et la fin de la guerre ne marque pas la fin des souffrances. En témoigne cette épidémie de grippe dite espagnole qui emporte près de 40 000 Belges et qui n’a cure de l’armistice. La maladie frappe alors que les armes se sont tues. Une réalité inacceptable d’autant qu’elle fauche des hommes et des femmes dans la fleur de l’âge. La fin de la guerre ne marque pas davantage la fin des difficultés matérielles. Alors que la Belgique occupée a souffert de la faim et du froid pendant quatre ans, elles ne disparaissent pas comme par enchantement. Dans ce cadre également, le 11 novembre est signe de délivrance.
Réapprendre à vivre. Mais comment faire quand la guerre vous a pris des êtres chers ? Comment faire quand elle les a amputés, défigurés, traumatisés ? Si le phénomène n’a sans doute pas l’ampleur qu’il a dans certains pays voisins – la mobilisation de l’armée belge a été bien moindre que celle des armées française, allemande et même britannique – il n’en est pas moins bel et bien réel. Pour les familles, la difficulté s’inscrit dans l’ordre du quotidien et de l’intime. Pour les sociétés, il s’agit de trouver une place nouvelle à des hommes qui ont donné quatre années de leur vie jusqu’à en revenir marqués à jamais et incapables de reprendre la place qui était la leur.
A l’heure des bilans, il importe aussi d’épingler les transformations qui vont positivement influencer nos sociétés même si, en 1918, on n’en est parfois qu’aux balbutiements et qu’il faudra des décennies et, dans certains cas, une autre guerre, pour voir l’évolution sous un angle résolument positif. La guerre a transformé le regard sur les plus fragiles : les jeunes enfants. Il s’agit certes d’une préoccupation démographique, mais qui se traduit également par une volonté de protéger durablement l’enfant, socialement et moralement. Car les sociétés sortent aussi de la guerre avec des peurs. Peur de débordements sociaux mais aussi moraux. Les couples ont été séparés, souvent pour la première fois. Des femmes – là encore, le cas belge est singulier car l’absence des hommes y est moindre qu’ailleurs – ont dû assumer seules le rôle de chef de ménage. Cette expérience les a transformées, leur a donné de l’assurance. Sur le front, les hommes ont été confrontés à la peur de la mort et des combats, mais aussi à la peur de voir leur femme ou leur fiancée leur échapper. A l’échelle d’une société, cela débouche sur une moralisation accrue et la volonté de renforcer les normes sociales. Il est néanmoins difficile de ne pas prendre en compte les changements, c’est-à-dire une réalité où des femmes s’engagent dans le monde du travail, où l’éducation devient une valeur clé, pas seulement pour les garçons, mais aussi pour les filles.
Les changements sont aussi politiques. La revendication tant attendue du suffrage universel pur et simple devient enfin réalité dans un contexte où la peur sociale n’est pas non plus totalement absente. La société belge en sortira transformée. Désormais, ce sont les coalitions qui seront la règle. Depuis 1918, il n’est plus qu’un seul épisode – de 1950 à 1954 – où le pays a été gouverné par une équipe homogène. Le terme » compromis » devient une seconde devise nationale. Mais la guerre a également transformé les identités. Au sortir du conflit, le nationalisme belge est une réalité plus forte que jamais. Dans le même temps, la sensibilité flamande bien antérieure s’est transformée chez certains en un tropisme antibelge dont les décennies ultérieures mesureront l’impact et dont la société d’aujourd’hui reste encore profondément marquée.
Entre joie et larmes, la société belge de 1918 va apprendre à se souvenir. Certes, elle a déjà rendu hommage aux héros de 1830, mais ce souvenir s’était peu à peu estompé. A partir de 1918, ce sont quantité de nouveaux héros qui vont s’inscrire au panthéon national, même s’il y aura aussi des oubliés. Contrairement à d’autres sociétés, la Belgique fait d’emblée une large place aux civils, bien entendu aux côtés des soldats qui restent comme partout ailleurs la mesure même de tout héroïsme. Par contre, les quelque 600 000 Belges qui ont passé la guerre en exil, les victimes sur le sol congolais, voire les déportés du travail obligatoire ou les habitants des régions dévastées, ne sont guère présents dans notre mémoire nationale. Il n’en demeure pas moins que cette expérience de guerre va façonner une mémoire dont s’inspireront les résistants du second conflit mondial.
Expérience, héritage, mémoire, aspiration à la paix. Autant de termes qui ponctuent notre représentation du conflit aujourd’hui et dont ce dossier cherche à rendre compte. Le centenaire de la Grande Guerre en Belgique, comme nulle part ailleurs, a suscité des projets de recherches d’envergure soutenus tantôt par le fédéral, tantôt par la Fédération Wallonie-Bruxelles, tantôt encore par des universités tant au Nord qu’au Sud du pays. De nouveaux chercheurs spécialistes de certaines questions pointues ont rejoint les plus chevronnés. Nous espérons que ce dossier spécial permettra de transmettre à tous la quintessence de leur savoir. Mis bout à bout, les articles livrent un tableau général et novateur de cette sortie de guerre qui façonne encore notre monde d’aujourd’hui.
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