Le vide laissé par les salles de spectacles fermées permet de rappeler le pourquoi de l’existence du théâtre
Nos salles de spectacles sont fermées. Pour plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois.
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En Occident, pour retrouver les sources du théâtre, il faut remonter à l’Antiquité grecque, à partir du vie siècle avant Jésus-Christ. Le théâtre, qui découle selon les historiens des célébrations en l’honneur de Dionysos, dieu de la vigne, de l’ivresse et de la démesure, est un espace défini pour sortir ensemble du réel. » Le théâtre est un lieu où l’on se rassemble pour observer des gens qui font semblant d’être quelqu’un d’autre, souligne Karel Vanhaesebrouck, spécialiste des arts du spectacle vivant enseignant à l’ULB et à l’Esact (Ecole supérieure d’acteurs cinéma et théâtre du Conservatoire de Liège), actif à la fois dans la théorie universitaire et dans l’accompagnement des pratiques artistiques. Et c’est parce qu’on joue, que l’on fait semblant, que les possibles s’ouvrent. On peut alors prendre de la distance, « sortir le nez du guidon » et questionner sa propre réalité. Classiquement, dans les tragédies grecques, on aborde à travers des détours mythologiques, des problèmes fondamentaux pour lesquels on n’a pas de réponse claire dans cette forme toute nouvelle à l’époque qu’est la démocratie. La tragédie sonde les vides juridico-techniques et politiques de la société. On pose des questions très concrètes et on teste les réponses possibles. » Antigone, de Sophocle, présente ainsi une femme qui brave l’interdiction du roi, son oncle Créon, pour accomplir son devoir : enterrer son frère Polynice selon les rites. Autre exemple : Médée, chez Euripide, est une » héroïne » qui a trahi sa famille par amour et qui, lorsqu’elle est elle-même abandonnée par Jason, se venge en tuant leurs propres enfants.
On a un peu perdu en cours de route cette idée du théâtre en tant qu’art populaire.
Aujourd’hui, dans la création contemporaine, si cette dimension de questionnement n’est pas omniprésente, elle se manifeste de façon parfois intense dans certains spectacles – Karel Vanhaesebrouck cite par exemple Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, du Nimis Groupe, qui aborde la crise migratoire avec un casting mixte de comédiens professionnels et de vrais réfugiés – et se concentre en particulier dans la pratique du théâtre-forum, élaboré par le Brésilien Augusto Boal dans les années 1960 : un théâtre comme un laboratoire du réel où, sur des situations très concrètes, sociales ou politiques, des comédiens non professionnels construisent une saynète sur base d’improvisations, à l’issue de laquelle le public lui-même est invité à monter sur scène pour proposer des alternatives, des issues, des solutions. » Je pense que le véritable enjeu du théâtre est là, affirme Karel Vanhaesebrouck. La vraie fonction du théâtre dans la société, c’est de nous inviter à prendre une distance. Et ça n’est pas une opération purement intellectuelle, ça passe aussi par l’émotion, le ludique, voire le stupide. Le clown aussi est un instrument pour prendre de la distance. Le bouffon, c’est celui qui ose nous dire que « l’empereur est nu ». »
Une rencontre directe
Contrairement à la profusion de spectacles que l’on connaît aujourd’hui, dans la Grèce antique, les représentations théâtrales étaient des événements exceptionnels qui avaient lieu une ou deux fois par an. » Les spectacles étaient donnés à l’occasion de concours, avec système de vote, un tirage au sort, un jury, développe Karel Vanhaesebrouck. C’était un moment hors du commun, où des gens qui n’étaient pas professionnels, des citoyens – uniquement des hommes, il n’y avait pas de comédiennes – jouaient des textes écrits par d’autres citoyens qui avaient été récompensés d’un prix. Beaucoup plus qu’une pratique artistique, le théâtre était une pratique sociale. Un lieu de communauté, de commémoration et de questionnement. Ce sont évidemment tous ces aspects qui tombent à l’eau pour l’instant, en ces temps de confinement où la rencontre est mise en cause. La spécificité du théâtre, c’est que celui qui fait et celui qui reçoit sont en coprésence. Le théâtre est le seul art où cette rencontre se déroule de manière si directe et c’est pour cette raison que le théâtre me fascine. »
Si en Grèce, ce sont de simples citoyens qui montent sur scène, les comédiens se professionnalisent après le Moyen Age. Notamment à travers l’apparition au xvie siècle de la commedia dell’arte, en Italie. » Il s’agit alors surtout de comédiens itinérants, qui ont un statut sociologique et juridique tout à fait marginal, poursuit Karel Vanhaesebrouck. Ce n’est qu’à la fin du xviiie – début du xixe que naissent les vedettes, dans un théâtre qui s’embourgeoise, sous-tendu par des enjeux entrepreneuriaux. Avec le modernisme, le théâtre s’institutionnalise et commence à exiger des compétences esthétiques, dramaturgiques, intellectuelles, à demander un certain capital culturel. On a un peu perdu en cours de route cette idée du théâtre en tant qu’art populaire – représenté par Shakespeare, Molière… -, c’est-à-dire qui s’adresse à toutes les classes sociales, du « haut » et du « bas » en même temps. »
On le sait, aujourd’hui, nous ne sommes pas tous égaux face au théâtre : il y a ceux qui y vont et ceux qui n’y vont pas et une distinction se crée entre les uns et les autres. Combler ce fossé est l’un des défis du théâtre contemporain, souligne Karel Vanhaesebrouck : » Le véritable enjeu de nos théâtres est là : se réinventer en tant qu’art populaire sans faire de concessions de fond en direction de l’ entertainment de masse, ce dernier ayant tendance non pas à permettre une distance mais à reconfirmer notre vision du monde, indépendamment de qui on est. »
Bien conscient des difficultés que les actuelles mesures de confinement posent à la survie des artistes et des salles de spectacle, et rappelant la nécessité d’un soutien de l’Etat pour parer aux dégâts financiers, Karel Vanhaesebrouck se montre optimiste par rapport au futur du théâtre, en évoquant ce fait historique : » Au xviie siècle, en Angleterre, les protestants ont interdit le théâtre pendant vingt ans (NDLR : de 1642 à 1661). Lorsque Charles II est monté sur le trône, tout a rouvert et ce fut une explosion de festivités. C’est même à cette époque que les comédiennes sont enfin arrivées dans le théâtre anglais, alors que jusque-là tous les rôles étaient tenus par des hommes. » Le coronavirus déclenchera-t-il semblables révolutions artistiques et sociétales ? L’avenir le dira.
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