Les étudiants ont occupé pendant près d'un mois le Théâtre de l'Odéon, considéré comme un bastion du pouvoir bourgeois. © PHILIPPE GRAS/LE PICTORIUM/BELGAIMAGR

Le temps de l’émancipation

Remises en cause, revendications, esprit collectif, libération des corps et des esprits : Mai 68 a eu des conséquences durables sur les arts de la scène. Avec des enjeux différents pour le théâtre et pour la danse. Rétrospective et témoignages.

« Les événements dits  » de mai  » n’ont pas fini d’intriguer l’opinion publique. Les gens en ont reçu la surprise, vécu la peur, imaginé la réaction. Ils en ignorent encore la portée, les conséquences. Ce n’est pas une affaire française, c’est un phénomène universel. La foudre, en mai, est tombée sur Paris, voilà tout. L’orage, me semble-t-il, venait de loin, et il continue de rôder tout autour de la terre. Je n’ai pas l’impression que ce soit terminé, c’est le moins qu’on puisse dire.  » Voilà ce qu’écrit Jean-Louis Barrault dans ses mémoires, Souvenirs pour demain (Seuil, 1972), à propos des événements qui lui coûtèrent sa place de directeur du Théâtre de l’Odéon, que les étudiants occupèrent à partir du soir du 15 mai, pendant presque un mois. Au même titre que la Sorbonne, l’Odéon, théâtre national, était considéré par les grévistes et les manifestants comme un bastion du pouvoir bourgeois, à abattre. Barrault raconte encore, en retraçant la nuit du 16 au 17 mai :  » Pendant une heure au moins, avec une ironie insolente, nous sommes insultés par un petit rouquin qui me semble avoir une certaine technique révolutionnaire […].  » Malraux, la culture bourgeoise, le Théâtre de France, Barrault, tout le monde y passe : tout cela, fini ! zéro ! annulé ! supprimé ! occis !  » Assis par terre, Madeleine (NDLR : Renaud, épouse de Barrault) et moi, côte à côte, nous demandons à nos voisins qui est ce jeune monsieur. – Cohn-Bendit. « 

Des réunions se tenaient au Théâtre national, où l’on remettait en cause la direction de Jacques Huisman, son fondateur. Je crois qu’il s’agissait plus d’une ferveur révolutionnaire que d’autre chose

En ce qui concerne le théâtre en France, l’historien Robert Abirached parle de  » tournant  » à propos de Mai 68. Le mouvement révolutionnaire entend bousculer un art qui est reconnu, organisé, institutionnalisé depuis l’après-guerre. Les modèles à suivre sont le Living Theater, compagnie expérimentale fondée à New York en 1951 par Julian Beck et Judith Malina, influencés par le happening et l’improvisation, mais aussi Antonin Artaud, inventeur du  » théâtre de la cruauté  » qui réveille les nerfs et le coeur, le Polonais Jerzy Grotowski et son Théâtre-Laboratoire, poussant l’acteur à aller au bout de son corps et de son esprit, ou encore Tadeusz Kantor, autre Polonais qui déclara qu’il faut  » prendre des risques, sans cela on ne crée rien d’essentiel, seulement des choses conventionnelles et non engagées « . La scène française verra l’ascension d’Ariane Mnouchkine et de son Théâtre du Soleil, créé sous forme de Scop (société coopérative et participative) en 1964, du Britannique Peter Brook, qui théorisa  » l’espace vide  » ( » Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé « ), de Patrice Chéreau, passé par le Piccolo Teatro de Milan. Et la vague soulevée par Mai 68 va s’étendre, jusqu’à Bruxelles.

Mélanie Papin.
Mélanie Papin.  » Mai 68, un des premiers moments de collectivité importante en chorégraphie. « © DR

En 1968, la comédienne Janine Godinas, originaire de la région de Dinant et toujours active sur les planches belges aujourd’hui, a 26 ans et déjà derrière elle quelques années de carrière qui l’ont vue passer notamment par le Théâtre des Galeries et le Vaudeville.  » Mai 68 à Bruxelles n’a pas été le Mai français, mais il y avait des revendications, se souvient-elle. Des réunions se tenaient au Théâtre national, où l’on remettait en cause la direction de Jacques Huisman, son fondateur. Je crois qu’il s’agissait plus d’une ferveur révolutionnaire que d’autre chose. Tout à coup, tout le monde pouvait parler et donner son avis, même les comédiens. Avec le recul, tout ça était un peu du délire, mais les suites ont été intéressantes, avec l’arrivée du  » Jeune Théâtre « , et des metteurs en scène comme Marc Liebens (NDLR : fondateur du Théâtre du Parvis en 1970, puis de l’Ensemble théâtral mobile en 1974), Patrick Roegiers, Philippe Sireuil (NDLR : cofondateur du Théâtre Varia et actuel directeur du Théâtre des Martyrs), Michel Dezoteux (NDLR : autre cofondateur du Varia)… En 1968, il y a eu une liberté de pensée qui a fait que ce théâtre-là a pu exister. J’ai un peu abandonné le théâtre traditionnel pour suivre ces gens-là. Une réflexion sur le théâtre se développait. J’ai par exemple entendu parler pour la première fois chez Marc Liebens de  » dramaturgie « . Il y avait une vraie question du sens. Pas seulement sur la signification du texte, mais ce que nous allions dire, ensemble, avec ce texte-là. C’est à partir de ce moment que je me suis intéressée au monde pour jouer. Mai 68 a éveillé en moi la conscience du monde. Une fois sur le plateau, il fallait avoir cette conscience du monde, quoi qu’on joue, même l’amant dans l’armoire. « 

Le 25 mai 1968, 33 directeurs de maisons de la culture françaises signaient la déclaration de Villeurbanne, du nom de la commune lyonnaise où ils s’étaient réunis pendant trois semaines autour de Roger Planchon, directeur du Théâtre de la Cité. Une déclaration qui garde aujourd’hui encore une pertinence sur de nombreux points. Elle reconnaissait notamment l’existence d’un  » non-public « , c’est-à-dire  » une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas « . Elle soulignait également le caractère politique de la culture :  » Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation, c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce  » non-public « , des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité. « 

NAÎTRE SOCIALEMENT

Alors qu’en 1968, le théâtre remet en cause sa reconnaissance institutionnelle, le monde de la danse, lui, aspire tout simplement à une reconnaissance.  » Mai 68 a constitué un moment de cristallisation de désirs manifestés dans les années 1960 de la part des danseurs qui vivaient dans une certaine précarité, qui ne bénéficiaient ni de structures fortes ni d’aides « , explique Mélanie Papin chercheuse associée du laboratoire Discours et pratiques en danse à l’université Paris 8 et auteure d’une thèse de doctorat intitulée  » 1968-1981 : construction et identités du champ chorégraphique contemporain en France. Désirs, tensions et contradictions.  »  » Les rapports produits à cette période réclament la création de centres chorégraphiques nationaux et la régulation de l’enseignement de la danse par des lois. Mai 68 est aussi un moment où la parole advient de manière forte et inédite dans le champ chorégraphique. C’est un des premiers moments de collectivité importante, entre les danseurs de toutes obédiences, modernes, classiques, néo-classiques.  »  » Favorisée par le mouvement révolutionnaire des étudiants et des ouvriers, l’occasion nous est donnée de faire naître socialement la danse « , écrivait Claire Delaroche, secrétaire générale des Ballets modernes de Paris, le 22 mai 1968 dans le cadre du Comité d’action de la danse (1). En juillet 1969, les chorégraphes du Snac (Syndicat national des auteurs et des compositeurs) remet à André Malraux, ministre de la Culture, et Marcel Landowski, son directeur de la musique, de l’art lyrique et de la danse, un manifeste intitulé  » Pour une politique d’ensemble de la danse en France « . Si les effets ne se font pas ressentir immédiatement, cette lutte pour la reconnaissance aura un effet sur le long terme.  » Ce travail souterrain va se poursuivre de façon très active et militante dans les années 1970, à travers des associations, des débats, des événements comme le concours de Bagnolet (NDLR : qui naît en 1969), des interpellations des pouvoirs publics et d’autres rapports, un travail d’écriture fort qui va nourrir plus tard la politique menée par Jack Lang « , précise encore Mélanie Papin. Une politique qui va permettre l’explosion dans les années 1980 de ce qu’on appellera  » la Nouvelle danse française « . Soit une génération ambitieuse, presque effrontée, parmi laquelle figurent Dominique Bagouet, Jean-Claude Gallotta, Régine Chopinot, Philippe Decouflé, Régis Obadia, Joëlle Bouvier, François Verret et Maguy Marin.

A l'époque, Jeanine Godinas a 26 ans :
A l’époque, Jeanine Godinas a 26 ans :  » Avec le recul, tout ça était un peu du délire, mais les suites ont été intéressantes « , se souvient-elle.© VIRGINIE LANCON

 » ON S’EST SENTIS CAPABLES D’INVENTER « 

Cette dernière était à Toulouse, sa ville natale, au moment des événements de Mai 68.  » J’avais 17 ans, j’étais trop jeune pour m’investir dans des collectifs ou des réunions, mais j’ai fait toutes les manifs avec mes parents, se remémore-t-elle. Je suis fille d’immigré et ça discutait beaucoup à la maison, entre mon père, plutôt stalinien, et mes frères qui étaient plus à gauche. La mobilisation était importante à Toulouse. On habitait en banlieue et, avec la grève, les bus ne roulaient plus, tout le monde se déplaçait à pied. Il y avait une grande solidarité entre les gens. Mai 68 a eu un impact important sur moi. Je n’étais peut-être pas consciente des enjeux dans le détail, mais je savais qu’on voulait renverser un ordre institutionnel, un Etat qui était injuste, quelque chose qui avait à voir avec la lutte des classes.  » Après l’été 68, Maguy Marin monte à Paris, puis s’installe à Strasbourg, où ses rencontres avec de jeunes acteurs lui ouvrent les yeux sur la nécessité de poursuivre sa formation.  » J’avais suivi des cours de danse classique pendant dix ans, je ne connaissais rien d’autre. J’étais dans une totale ignorance de l’art en général, des mouvements artistiques, de la danse contemporaine qui était encore très underground en France à l’époque. « 

La jeune danseuse part alors à Bruxelles, pour rejoindre, en 1970, la première promotion de Mudra, l’école de Maurice Béjart (lire aussi l’encadré). Le cursus, loin de se limiter à la danse, y inclut des cours de rythme, de jeu théâtral, de yoga…  » Pour moi, Mudra, c’est une grande porte qui s’est ouverte. L’esprit de Mai 68 était présent dans le rapport entre les étudiants et les professeurs, qui n’était plus aussi hiérarchisé. On pouvait discuter avec les enseignants, les interroger. Et les professeurs nous ont appris l’émancipation. Dès la première année, on devait produire des petites formes, des essais, des petits jets… Cette capacité d’être auteur nous a été enseignée tout de suite, alors que je ne pensais même pas devenir chorégraphe. On s’est sentis capables d’inventer à notre tour.  » Et si Maguy Marin est consciente de ce que Mai 68 lui a apporté, elle est aussi lucide sur le fait que cet esprit ne s’est pas transmis aux générations suivantes.  » On vit aujourd’hui dans un monde libéral qui a porté l’individu au pinacle. Dans les années 1980, il y a eu un retour de la concurrence, de l’exigence de résultat. On a assisté à cette transformation, à la manière dont le système marchand s’est introduit dans la danse et dans l’art en général, comment ça a twisté. On a vu tout ça mais on ne s’est pas bougés assez pour que ça ne prenne pas toute la place.  »  » Les jeunes aujourd’hui sont revendicatifs, ils veulent une position, constate de son côté Janine Godinas, qui a été professeure à l’IAD pendant vingt ans. Il me semble qu’ils sont concentrés sur leur ego, sur la représentation d’euxmêmes plutôt que sur un travail de fond. Peut-être que c’est aussi un résultat de Mai 68, de la permissivité excessive, l’enfant-roi…  » Interdire d’interdire peut avoir des conséquences contradictoires. Comme le posait Barrault, Mai 68 n’a pas fini de dérouler ses suites, complexes et paradoxales.

(1) Citée dans Danser en Mai 68, édité par Micadanses et l’université Paris 8.

En haut : Messe pour le temps présent, de Béjart.
En haut : Messe pour le temps présent, de Béjart.© COLETTE MASSON/ROGER-VIOLLET/PHOTO NEWS

La Messe avant, la Messe après

A l’édition 1967 du festival d’Avignon, dans la cour d’honneur du Palais des Papes, le chorégraphe Maurice Béjart crée Messe pour le temps présent, sur la musique du compositeur pionnier de l’électroacoustique Pierre Henry, en intégrant des textes de Bouddha, Salomon et Nietzsche et un passage de jerk en jeans resté célèbre. Le spectacle, qui est aussi une ode à la vitalité de la jeunesse, est un succès. En 1968, Avignon reprogramme la Messe dans un contexte chahuté. A cause des grèves, la grande majorité des spectacles sont annulés. Ne restent que la Messe de Béjart et Paradise Now du Living Theater, qui se termine en débordant dans l’espace public. Suite aux troubles causés, le maire d’Avignon demande au Living Theatre de remplacer Paradise Now par autre chose, alors qu’au Palais des Papes, Béjart poursuit les représentations.  » Le Living Theatre c’est révolutionnaire, Béjart c’est bourgeois « , tranche alors une partie de l’opinion publique. Le slogan  » Vilar, Béjart, Salazar !  » est scandé par les manifestants, mettant sur le même pied le fondateur du Festival d’Avignon, le chorégraphe marseillais et le dictateur portugais.  » Ceux qui le clamaient ne savaient pas que quelque temps auparavant, j’étais sur scène au Portugal pour une manifestation antifasciste, que j’ai été arrêté et reconduit manu militari à la frontière « , a déclaré plus tard Béjart dans une interview à Libération. Jean Vilar, lui, s’est difficilement remis de cette édition catastrophique. Il est décédé trois ans plus tard.

En bas : Paradise Now, du Living Theater.
En bas : Paradise Now, du Living Theater.© AFP/BELGAIMAGE

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