Le piège se referme
Au printemps 1945, l’Allemagne est acculée sur les deux fronts. Aucune échappatoire ne se profile. Tous impliqués dans d’effroyables crimes de guerre, les généraux ne se font guère d’illusions quant à leur avenir : l’autodestruction de la machine infernale nazie est désormais la seule option.
Le 12 avril 1945, sous une pluie de bombes, l’Orchestre philharmonique de Berlin entonne l’ultime concert de la guerre. Au programme, Le Crépuscule des dieux, dernier tableau de L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, le compositeur préféré d’Hitler. Quatre jours plus tard, l’Armée rouge lancera l’assaut final contre la capitale. La scène est typique de l’atmosphère qui règne aux dernières heures du IIIe Reich. Il faut impérativement sauver les apparences. Malgré les bombardements ininterrompus, les cinémas restent ouverts et les rencontres de football se poursuivent comme si de rien n’était. Les journaux sortent toujours des rotatives et le salaire des fonctionnaires sera versé jusqu’à la fin.
Durant cette période, la Wehrmacht encaisse chaque mois des pertes d’environ 350 000 hommes – morts, blessés ou prisonniers de guerre. Et des centaines de milliers de civils tombent dans les villes allemandes pilonnées par l’aviation alliée ou sous les balles de l’Armée rouge que plus rien ne freine. Sans parler des innommables » marches de la mort » engendrées par l’évacuation des camps d’extermination.
POURQUOI UN TEL ACHARNEMENT?
» S’autodétruire en se battant jusqu’au dernier, jusqu’à l’anéantissement presque total et à l’occupation de tout le territoire par l’ennemi, c’est une situation extrêmement rare. C’est pourtant bien de cette manière que se sont comportés les Allemands en 1945. Pourquoi? » Ainsi s’interroge l’historien britannique Ian Kershaw dans l’avant-propos de La fin. Allemagne 1944-1945 (1), opus final de sa remarquable série sur la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, la cruauté et l’entêtement d’un Adolf Hitler à la dérive ne peuvent certainement pas tout expliquer. « Même alors qu’il vacille et craque de tous côtés, son régime mènera jusqu’au bout son oeuvre de terreur, de mort et de dévastation. «
L’ultime pièce de cette chute annoncée est la Wehrmacht. Le fait que le premier et dernier complot de militaires contre Hitler n’ait eu lieu que le 20 juillet 1944, un mois après le débarquement allié en Normandie, est certes assez révélateur. Dans la Tanière du loup, le repaire d’Hitler en Prusse orientale (Pologne actuelle), une bombe placée par le colonel comte Claus von Stauffenberg manque sa cible de justesse. Après cet attentat, Hitler se méfiera de ses généraux comme de la peste. Plus de 7 000 complices avérés ou présumés sont embarqués par la Gestapo, dont près de 5 000 seront exécutés.
L’armée continue pourtant à se battre. « A l’instant où la Wehrmacht stoppe les opérations, le régime s’effondre avec elle », souligne Kershaw. » Dans les dernières phases de la guerre, les signes de déclin et de désintégration de la Wehrmacht sont de plus en plus flagrants, en particulier à l’ouest. Il y a beaucoup de déserteurs, malgré les peines draconiennes. Au début de 1945, la plupart des soldats ne voient plus vraiment de raison de faire perdurer les choses. Ils n’aspirent plus qu’à retrouver leur famille. Mais la Wehrmacht poursuit sa tâche. Les généraux transmettent encore leurs ordres aux commandants sur les lignes, même dans les circonstances les plus désespérées. Et ces ordres sont dûment exécutés. »
Dès son accession au pouvoir, en 1933, les relations entre Hitler et l’armée n’ont jamais été simples. A cette époque, la Wehrmacht demeurait un Etat dans l’Etat, inébranlable. Pour obtenir la chancellerie, le chef nazi Adolf Hitler s’est engagé auprès du ministre de la Guerre Werner von Blomberg à garantir l’autonomie des généraux, réarmer les forces allemandes et abolir » l’abject » traité de Versailles. Un an plus tard, lorsqu’il sera appelé à cumuler les fonctions de chancelier et président du Reich, prenant ainsi le commandement en chef, tous les militaires jureront personnellement allégeance au Führer – aucun n’est enclin à regretter la fin de la République de Weimar et de la démocratie qui symbolisent à leurs yeux la honte de Versailles.
Beaucoup de hauts gradés font précéder leur patronyme de la particule » von « (avec » v » minuscule) qui les relie à la noblesse prussienne. Hitler ne s’en émeut pas. Lors de la Première Guerre mondiale, son indéniable bravoure au front lui a valu la Croix de fer à deux reprises tandis que l’essentiel de son futur état-major servait plutôt dans l’artillerie – et pas en première ligne – ou les bureaux bien abrités de l’un ou l’autre quartier général. Le chef d’état-major Wilhelm Keitel et les commandants en chef Walther von Reichenau, Walther von Brauchitsch et Hans von Kluge sont tous issus de l’artillerie. Alfred Jodl, chef des opérations de la Wehrmacht, avait été officier d’état-major. Les généraux Paul von Kleist et Erich von Manstein combattaient dans la cavalerie. Heinz Guderian, un des champions de la guerre éclair, opérait dans les services de transmission. Vu son passé militaire irréprochable, il est évident qu’Hitler jouit auprès de ces hommes d’un certain prestige, du moins initialement.
L’HONNEUR DES MARÉCHAUX PRUSSIENS
En commençant à voir Hitler s’en prendre petit à petit à leur statut d' »Etat dans l’Etat « , ils n’opposent pas de véritable résistance. Fin 1937, l’autocrate leur révèle à huis clos ses plans de guerre éclair : l’Autriche et la Tchécoslovaquie, la France et la Grande-Bretagne (avec, en prime, le Benelux), puis la Pologne (finalement envahie en 1939, après l’Autriche) et l’Union soviétique, tous ces Etats sont sur sa liste d’objectifs prioritaires. Les généraux sont abasourdis. Tout engagement dans un nouveau conflit paraît clairement hors de portée à court terme, et a fortiori sur autant de fronts. Aucun ne cédera pourtant aux vents de sédition qui instillent peu à peu dans les quartiers généraux.
L’année suivante, le ministre de la Guerre Werner von Blomberg et le général Werner von Fritsch, chef d’état-major, se laissent même docilement démettre de leurs fonctions – l’un dû à son mariage scandaleux avec une ex-prostituée et le second à une liaison avec un jeune homosexuel (apparemment montée de toutes pièces par Heinrich Himmler). Aucun ne sera remplacé. Hitler devient lui-même par défaut ministre de la Guerre et confie la tête de la Wehrmacht au pusillanime général Wilhelm Keitel. « Désormais, tous les ordres viendraient directement d’Hitler. Il s’octroyait les pleins pouvoirs et exerçait lui-même le commandement suprême », témoignera Keitel lors du procès de Nuremberg.
« Un maréchal prussien ne se mutine pas « , rétorque un général de haut rang à un subordonné qui l’entretient sur la folie de s’engager sur plusieurs fronts. Dans The Storm of War(2), l’historien Andrew Roberts voit dans ce « sens prussien du devoir » l’une des multiples raisons qui auraient poussé les généraux à ne jamais renier leur Führer, « même en sachant la guerre irrémédiablement perdue « . En outre, estime Roberts, ces généraux perçoivent très bien que leur conservatisme dépassé ne correspond plus à la mentalité de leurs jeunes subordonnés, totalement endoctrinés par le fascisme. Cette nouvelle génération ne cache pas, de son côté, « que nombre de généraux de premier rang placent très souvent leurs propres ambitions et intérêts bien au-dessus de leur fameux sens du devoir « .
PERSONNE NE MORD LA MAIN QUI LE NOURRIT
La terreur est indéniablement un puissant facteur pour contrôler l’armée et maintenir la discipline dans les rangs. Et Hitler punit implacablement le moindre signe de déloyauté. Mais d’autres mécanismes y contribuent par ailleurs, tels que la corruption et les gratifications. Dès 1933, le chancelier a constitué le « Konto 5 », un fonds secret avec lequel il rétribue grassement les officiers fidèles. Outre un salaire des plus enviables, les hauts gradés reçoivent régulièrement des primes exorbitantes, que ce soit en espèces ou sous la forme de terres, voitures de luxe, bijoux… Les rentes mensuelles du Konto 5 sont versées à vie – y compris aux officiers à la retraite – et libres d’impôts.
Personne ne mord la main qui le nourrit si généreusement… Un cas typique est celui de l’as des blindés Heinz Guderian. Lors de l’évacuation de Dunkerque de l’été 1940 et après l’échec de l’opération Barbarossa en Russie, un an plus tard, Guderian remet ouvertement en cause le leadership militaire d’Hitler. Mais au printemps 1943, se voyant offrir un domaine de 927 hectares en Pologne, il apparaît soudain comme » un ardent et indéfectible supporter du Führer « , note Joseph Goebbels dans son journal. Ce n’est qu’en janvier 1945, les Soviétiques ayant repris sa propriété, que le rebelle Guderian relèvera la tête assez haut pour être limogé une énième fois en mars de la même année.
Vers la fin de la guerre, Hitler éjecte à tour de bras les officiers qui le déçoivent, mais sans les priver systématiquement des traites du Konto 5 – ceux qui le sont peuvent en déduire qu’ils ne risquent pas de revenir en grâce. Un autre bon exemple est celui du maréchal Wilhelm Ritter von Leeb qui, en été 1941, exprime sa réprobation face aux atrocités perpétrées par les Einsatzgruppen SS en Lituanie, derrière les lignes du front de l’Est. Passe encore que les hommes juifs soient massacrés arbitrairement, argue-t-il en dehors des cercles officiels, mais sûrement pas les femmes et les enfants. Un proche d’Hitler lui ayant rappelé les bienfaits du Konto 5, von Leeb ne dira plus jamais un mot sur les tueries. Il sera d’ailleurs même salué par après pour sa « coopération exemplaire » avec l’ Einsatzgruppe A du commandant SS Franz Walter Stahlecker.
Comme l’illustre le cas du maréchal von Leeb, les généraux de haut rang nazis savent pertinemment que la défaite ne leur laisse aucune chance de s’en sortir : presque tous se sont rendus complices d’odieux crimes de guerre. Ils ne manqueront évidemment pas de contester ce fait au procès de Nuremberg, de même que les accusations de corruption. Toutefois, leurs extraits bancaires et d’innombrables témoignages en constituent les preuves irréfutables.
Dans Armageddon (3), le journaliste et historien anglais Max Hastings explore à son tour les motifs qui ont poussé les généraux allemands à s’obstiner jusqu’à la fin. « Ils délaissent toute réflexion cohérente sur l’avenir et se cantonnent à exécuter les tâches immédiates qui leur sont si familières. » C’est clairement bien plus facile que d’assumer la responsabilité de ses propres actes, d’autant que tout ce qui porte l’uniforme est vite pointé comme conspirateur depuis le complot manqué de Claus von Stauffenberg.
Même après l’attentat, le Sicherheitsdienst du Reich s’emploie à sonder les opinions aussi minutieusement et secrètement qu’à l’accoutumée. « Tout indique que la conspiration a engendré un très fort sentiment d’angoisse, de stupeur, d’irritation et de colère », résume le service de renseignement dans son rapport. « Malgré tous ses revers, Hitler peut encore se targuer de son énorme popularité en 1944 », affirmera après la guerre le général Hossbach, l’officier de liaison entre Hitler et la Wehrmacht. L’échec de la conjuration ne fait d’ailleurs que renforcer le mythe de l’invulnérabilité du Führer.
Par ailleurs, Kershaw souscrit pleinement à ce constat. « La résurgence du soutien à Hitler et les lourdes représailles menées contre les « traîtres » et autres « saboteurs » de l’effort de guerre confortent considérablement les chances de survie du régime à un moment éminemment critique. Et les dirigeants nazis se ruent avec bonheur sur cette belle opportunité de radicaliser drastiquement tous les aspects du régime et de la société pour faire en sorte qu’une nation acculée s’imprègne des idéaux et de la pugnacité nationale-socialiste indispensables pour se dresser devant les hordes sauvages de l’ennemi. »
PAS D’ÉCHAPPATOIRE
Au lendemain de l’attentat, le trio formé par Himmler, Goebbels et Bormann va renforcer sa toute-puissance – certes empreinte de rivalités intestines. Le génie de l’organisation Albert Speer se retrouve à la marge, tout en restant incontournable en cette fin de règne. La reddition inconditionnelle exigée par les Alliés – selon les termes fixés en janvier 1943 par Winston Churchill et Franklin D. Roosevelt, au sommet de Casablanca, et pleinement avalisés par Staline – exalte la détermination des Allemands à se battre jusqu’au dernier. L’espoir de disposer bientôt de nouvelles « super armes » reste aussi bien vivant.
« La paranoïa d’Hitler dépasse alors toutes les bornes », analyse Kershaw. « Il voit la trahison partout et met ouvertement ses hommes en garde : « Le premier d’entre vous qui parle de paix y laissera sa tête, peu importe son rang. » Plus que jamais, tous les postes clés du régime sont occupés par des nazis qui n’ont plus rien à perdre : ils savent tout et ont personnellement trempé dans des crimes contre l’humanité, et en particulier l’extermination des Juifs. Et comme Hitler rejette peu ou prou toute tentative de négociation, la chute est désormais irrévocable. Il n’y a plus aucune échappatoire. »
Après la guerre, le chef des opérations Alfred Jodl témoignera dans le même sens. « Cette demande de reddition inconditionnelle barrait idéalement la route à tous les « lâches » qui s’échinaient à rechercher une issue politique. » Ce n’est qu’après le suicide d’Hitler que son successeur Karl Dönitz peut finalement emprunter cette voie. Une semaine plus tard, il signera la capitulation de l’Allemagne.
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