Le dernier baroud de la Wehrmacht
L’offensive des Ardennes a commencé à l’aube du 16 décembre 1944. La plus inattendue depuis le raid de Pearl Harbor, et la plus grande bataille de cette guerre en Europe occidentale. Le dernier coup de poker d’Hitler. Manqué, une fois de plus.
Le 6 septembre 1944, dix jours avant le déclenchement de l’offensive alliée Market Garden, Hitler interrompt brutalement, dans sa Tanière du loup, le chef d’état-major des opérations Alfred Jodl qui s’inquiète du grave manque d’armes lourdes, blindés et munitions sur le front de l’Ouest. « Cessez vos constantes jérémiades », clame le Führer. Il faut au plus vite planifier une contre-offensive en direction d’Anvers via les Ardennes. Aux commandes de cette opération Wacht am Rhein, le général von Rundstedt, dont c’est le troisième retour en grâce – avant d’être limogé encore une fois. Hitler est sûr que la météo hivernale clouera l’aviation ennemie au sol. Il compte avoir repris Anvers au bout d’une semaine après avoir anéanti une bonne moitié des divisions alliées sur le front occidental.
Le jour suivant le début de l’offensive, onze GI’s à peine armés, tous afro-américains, sont sauvagement torturés et abattus à Wereth
Pour ce qui est des Ardennes, le Führer voit juste. Elles sont mal défendues par des troupes américaines, soit totalement inexpérimentées, soit sérieusement éprouvées. Mauvais point pour lui, il peine à battre le rappel – ses généraux vont devoir se contenter de vingtsept divisions passablement dégarnies sur les quarante-cinq escomptées. Ce sont en grande partie des Volksgrenadiere : mélange de recrues des Jeunesses hitlériennes peu aguerries, de troupes exténuées et de réservistes plus âgés encadrés par – trop peu – de vétérans chevronnés. Hitler s’attend avec cette contre-offensive à une réédition de la guerre éclair de 1940, mais la supériorité tactique allemande a fait long feu. Et cet hiver, il va falloir se battre dans la neige jusqu’aux genoux. Son infanterie est par ailleurs à court de camions tandis que les Alliés sont entièrement motorisés, donc beaucoup plus mobiles. Initialement, les Allemands disposaient d’une artillerie importante, mais il ne reste plus que 700 Panzers en état de marche – alors que plus du double avait franchi cette zone avec une aisance déconcertante lors de la campagne de 1940 – et ils n’ont plus assez de carburant. A moins de s’emparer de stocks alliés en chemin, leurs chances d’atteindre l’objectif sont bien maigres.
DOUBLE FER DE LANCE
L’infanterie est diminuée. Deux armées blindées ouvrent la marche avec un fort contingent de Waffen-SS, couvertes sur le flanc sud par la 3e armée de fantassins. Au nord, la vague d’assaut des hommes les plus robustes est menée sous la conduite du féroce Josef » Sepp » Dietrich, un dur de dur et vieux complice d’Hitler. D’une loyauté infaillible, cet officier peu qualifié est tout aussi imbibé que Gerd von Rundstedt, mais moins habile à le dissimuler. Au sud, la tête de pont sera assurée sous le commandement de Hasso-Eccard von Manteuffel. Général émérite formé dans la plus pure tradition prussienne, il n’a clairement aucune affinité avec Dietrich.
Toutefois, les Alliés sont totalement pris de court. Et trois douzaines d’Allemands – de parfaits anglophones en uniforme américain – parviennent en outre à s’infiltrer bien au-delà de leurs lignes pour y mener à bien une efficace mission de sabotage. Le commando est dirigé par le colonel Otto Skorzeny, de la Waffen-SS, qui avait délivré Benito Mussolini au Gran Sasso en été 1943. Beaucoup d’unités américaines sont neutralisées, notamment près de Saint-Vith, où la 5e armée blindée de von Manteuffel fait 8 000 prisonniers dès la première semaine de combats. La longue et large percée qu’il creuse avec Dietrich au coeur des lignes américaines donnera d’ailleurs son nom anglais à la bataille, Battle of de Bulge (La bataille du Saillant).
Alarmé par leur déconvenue, le commandant en chef allié Eisenhower inverse la vapeur. Il envoie aussitôt l’armée américaine du général Bradley – visiblement sur les nerfs – se mettre sous les ordres de Montgomery. Cela permettra effectivement au général britannique de stopper net la marche de Dietrich sur le flanc nord en direction de Liège. Patton reçoit simultanément pour instructions de redéployer le gros de son contingent, engagé bien plus au sud, au secours des parachutistes cernés à Bastogne. Ce dernier signe un rare exploit en remontant en un temps record, mais le succès de sa contre-attaque devra beaucoup à la résistance des unités américaines qui résistent avec difficultés entre Dietrich et von Manteuffel dans l’attente des renforts. Dans la ville assiégée, le général Anthony McAuliffe n’a qu’une réponse pour les Allemands qui lui intiment de se rendre : » Nuts! » (Des noix!), une des citations les plus célèbres de cette guerre.
CRIMES DE GUERRE
Les Allemands ne se rapprocheront jamais autant de la Meuse qu’à Noël, à Celles, à quelques kilomètres de Dinant. Mais même leurs généraux se rendront bientôt compte que leur offensive est un échec. Le ciel s’éclaircit et les chasseurs-bombardiers américains peuvent enfin redécoller. « Hachez-moi cette racaille! » ordonne Patton en jubilant à ses tankistes. Comme toujours, Hitler refuse obstinément de battre en retraite. De rudes combats se poursuivront un mois encore, avec d’odieuses représailles contre des soldats et la population locale.
Entre Stavelot et Trois-Ponts, les Waffen-SS assoiffés de sang sentent le piège se resserrer. Cherchant des résistants, ils tirent les paysans hors de chez eux et assouvissent leur rage sur les femmes et les enfants. » Mais qu’avons-nous fait de mal ? « , implore un villageois. » Les innocents n’ont qu’à payer pour les coupables « , rétorque un des soldats avant d’ouvrir le feu. De son côté, la veille de Noël, la Gestapo pourchasse des partisans à Bande, dans l’actuelle commune de Nassogne, près de Marche-en-Famenne. Des dizaines d’hommes sont arrêtés. Un seul d’entre eux, âgé de 21 ans, échappera au massacre. Les trente-deux autres finiront au fond d’une cave avec une balle dans la nuque.
Un des pires crimes survient le jour suivant le début de l’offensive. Onze GI’s à peine armés, tous afro-américains, sont sauvagement torturés et abattus à Wereth dans les cantons de l’Est. Le même jour, le plus remarquable outrage au droit de la guerre est perpétré à Baugnez, dans la commune de Malmedy. La colonne Peiper, tête de l’armée du général Dietrich, tombe par surprise sur une bonne centaine d’artilleurs et infirmiers américains. Craignant que les captifs ne ralentissent sa progression, le commandant Peiper les fera traîner dans un champ, dépouiller et puis exécuter. On retrouvera quatre-vingt-quatre corps et le crime sera signalé les jours suivants par quelques survivants. Après ce massacre, les Américains ne pensent qu’à se venger. Eux non plus ne feront plus de prisonniers. A Chenogne, à l’ouest de Bastogne, des hommes de George Patton achèveront volontairement dans une autre prairie un nombre quasi équivalent de troupes allemandes. Scandalisé par cette conduite » stupide et regrettable « , Patton ne fera pourtant pas ouvrir d’enquête sur ces actes.
UN TRIOMPHE MITIGÉ
La guerre se prolongera encore jusque fin janvier 1945. Les pertes alliées sont presque aussi sévères que les allemandes, surtout chez les Américains. A peu près 90 000 morts ou blessés contre 100 000 du côté allemand. Les destructions d’armes lourdes sont énormes, et encore pires chez les Alliés, avec cette grande différence que les Etats-Unis sont en mesure de supporter ces pertes à l’inverse du IIIe Reich. Après les Ardennes, il sera vite à l’agonie. Interrogé par les Américains, Gerd von Rundstedt énumérera les causes de la défaite allemande. » D’abord et avant tout votre écrasante supériorité aérienne qui paralysait nos déplacements à la lumière du jour. Ensuite, le manque de carburant qui a immobilisé nos blindés et empêché la Luftwaffe de jouer un rôle de véritable ampleur dans l’offensive. Troisièmement la destruction systématique de nos liaisons ferroviaires qui rendait impossible l’envoi au-delà du Rhin du moindre wagon de marchandises. »
Mais le triomphe des Alliés est incomplet. L’arrogance de Montgomery a refait surface et sa rivalité avec Patton a sérieusement flétri les relations anglo-américaines. Deux styles diamétralement opposés. Dans les Ardennes, Montgomery effectue tous ses déplacements à bord de sa Rolls-Royce alors que Patton circule invariablement en Jeep – mais avec des portières en plexiglas pour qu’on admire les revolvers à crosses nacrées qui brillent à sa ceinture. Pour Eisenhower, la coupe est pleine en entendant » Monty » poser avec suffisance comme l’architecte de la victoire au cours d’une conférence de presse. Il l’ignorera totalement pendant tout le sprint final et maintiendra jusqu’à la fin les Britanniques dans un rôle secondaire. Et son mépris ressort encore durant sa présidence, y compris durant la crise du canal de Suez, en 1956, quand il force Londres à enterrer ses ambitions néocoloniales. La bataille des Ardennes retentira encore longtemps.
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