Le coup de poker du 29 mai
Ce dernier mercredi de mai, le Général quitte Paris secrètement. Même son Premier ministre ignore où il est. C’est la panique au gouvernement. Récit extrait de l’ouvrage Le Tombeur du général (Allary Editions), publié en 2016 par Christine Clerc, ancienne journaliste à L’Express.
A cette heure matinale, le mercredi 29 mai, de Gaulle a déjà regagné son bureau. Il contemple le globe terrestre devant lequel il a passé tant d’heures à méditer. Dans quel sens la planète va-t-elle tourner ? Que va devenir la France, si elle bascule d’un côté ou de l’autre et perd la position centrale de fragile, si fragile, nation indépendante pour laquelle il se bat depuis plus de trente ans ? La gauche ne l’emportera pas avec des rigolos comme ce Cohn-Bendit. Ce jeune anarchiste ne veut pas le pouvoir avec Mendès (NDLR : le leader de gauche Pierre Mendes France), et surtout pas avec les communistes. On peut compter sur lui pour leur gâcher la vie. Ou bien ils tenteront de passer en force après avoir paralysé le pays, ou bien le désordre ramènera la vieille droite, appuyée sur les généraux d’Indochine et d’Algérie comme Salan, encore en prison… Quoi qu’il en soit, cela risque de se terminer en guerre civile. Et de Gaulle ne sera plus là pour jouer les sauveurs… On regrettera alors amèrement, de n’avoir pas fait tirer dans les pattes des émeutiers, comme il le demandait en vain, quand il en était encore temps… Mais l’armée ? Que pense l’armée, dans ses profondeurs ?
De Gaulle a convoqué son gendre, le général Alain de Boissieu. Hier soir, il l’a appelé personnellement à Metz, où il est en poste. Boissieu devait être là avant 9 heures. Mais le brouillard a retardé le décollage de son avion. On ne peut tout de même pas moisir ici, jusqu’au moment où Yvonne et lui ne pourront plus sortir de l’Elysée ! Le mieux serait de rejoindre Boissieu à Metz, et d’y convoquer Massu (NDLR : le commandant en chef des forces françaises en Allemagne Jacques Massu). En attendant, le Président a donné l’ordre de faire reporter le conseil des ministres prévu ce mercredi. Il ne fournira aucune explication à cette décision. Pas même au Premier ministre qui, sitôt averti, a cherché à le joindre. Enfin, voici Boissieu : pas décidé, allure martiale et respectueuse à la fois, comme à son habitude.
A son gendre il livre son plan : d’abord, rencontrer le général Massu. Ce héros des Forces françaises libres puis de la guerre d’Indochine est maintenant basé à Baden-Baden, où il commande les troupes françaises d’occupation en Allemagne. C’est une forte tête, que de Gaulle a dû démettre de ses fonctions de chef de l’armée d’Algérie en 1960. Mais tout a été pardonné. Jacques Massu est un patriote sur qui il sait pouvoir compter dans un moment grave. D’ici là, ordonne-t-il à son gendre, » pas un mot à quiconque « .
» CELA RESSEMBLE À LA FUITE À VARENNES «
A Matignon, Pompidou (NDLR : le Premier ministre), jusque-là si calme, est décomposé. Certes, il connaît depuis longtemps les coups de blues du général et sa tentation périodique du départ (…). Son retrait le placerait, lui, le Premier ministre, dans une situation constitutionnelle inextricable (…). De toutes parts, y compris au sein du gouvernement, des voix s’élèvent depuis plusieurs jours pour que l’on fasse appel à celui qui régla naguère le problème indochinois : Pierre Mendès France. Habilement, Mitterrand s’est servi de son nom pour avancer masqué. Mais comment l’homme providentiel arriverait-il au pouvoir ? Sinon par un putsch. A moins qu’une vraie révolution ne les balaie tous… En attendant, que dire au pays ? Par trois fois, Pompidou appelle Bernard Tricot, le secrétaire général de l’Elysée. La troisième fois, enfin, à 10 heures passées, le général consent à le prendre au téléphone. Mais sa voix, trop inhabituelle, ne le rassure pas, au contraire. Pompidou insistant sur la nécessité absolue de son retour dès le lendemain matin, de Gaulle assure que retarder le conseil des ministres de 24 heures est » sans importance « . Il a besoin de retrouver le sommeil et de prendre l’air… Et de conclure :
» Je suis vieux, vous êtes jeune. C’est vous qui êtes l’avenir. «
Sur quoi, le Président raccroche en disant : » Au revoir, je vous embrasse. » Jamais il n’avait embrassé son Premier ministre ! De Gaulle est-il en train de sombrer dans une vraie déprime ? Ou médite-t-il, en stratège, son dernier coup d’éclat ?
À 11 h 30, la DS noire présidentielle franchit, au fond du parc de l’Elysée, la grille du Coq. De Gaulle se souvient avec quelle jubilation il la franchissait en sens inverse, il y a dix ans, pour rendre visite secrètement à son prédécesseur, René Coty, qui allait l’adouber. Quelle vague puissante le portait alors vers le pouvoir ! Les voilà maintenant, Yvonne et lui, accompagnés du capitaine Flohic, qui filent vers l’héliport d’Issy-les-Moulineaux. A moitié rassurée d’apprendre que leur fils Philippe, sa femme et ses enfants vont les rejoindre, emmenés par Alain de Boissieu dans son avion, Yvonne de Gaulle murmure : » Cela ressemble à la fuite à Varennes… » De Gaulle se tait. Il sait bien qu’on dira cela et que les journaux satiriques le représenteront en Louis XVI ventripotent dans son carrosse. N’ont-ils pas toujours caricaturé sa personne et son action ?
Les pales des trois hélicoptères tournent déjà. A 13 h 30, ils survolent la Lorraine. Quelques minutes plus tard, voici l’Allemagne. Une angoisse venue de loin s’empare du Général. » Que va-t-il se passer ? demande-t-il à son aide de camp. Maintenant que je ne suis plus sur le territoire français, le Conseil Constitutionnel va prononcer ma déchéance… «
A la même heure, le Premier ministre réunit à déjeuner à Matignon Jacques Chaban-Delmas, le président de l’Assemblée, Roger Frey (NDLR : ministre des Relations avec le Parlement), Olivier Guichard (NDLR : ministre du Plan) et l’un des plus proches collaborateurs du Général, Jacques Foccart, dit » Monsieur Afrique « . Au café, on annonce Bernard Tricot (NDLR : secrétaire général de l’Elysée). Il entre, blanc comme un linge. » On a perdu la trace du général. Il n’est pas à Colombey. » Pompidou pousse un cri : » Il est parti pour l’étranger. «
» TOUT EST FICHU, MASSU ! «
Quand son hélicoptère se pose, à 14 h 50, sur la pelouse du pavillon de chasse impérial où demeure Massu, le Général en descend épuisé, vaincu par l’âge et le désespoir :
» Tout est fichu, Massu ! On ne veut plus de moi… Si la France veut se coucher, je ne peux pas l’empêcher ! «
Mais quand il repart, quatre heures plus tard, après que Massu, d’abord en tête à tête, puis entouré de ses officiers d’état-major, lui a répété avec vigueur » Le général de Gaulle ne peut pas sortir de scène sans combattre jusqu’au bout ! « , il a rajeuni. Demain, il sera de retour à Paris, après une bonne nuit à Colombey. Et cette fois, il trouvera le ton et les mots pour entraîner le vieux pays.
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