Le conte du sultan
Le sultan cruel qui étrangle les femmes et martyrise les hommes, qui est paranoïaque, pervers et sadique et agit comme un psychopathe : l’image que nous avons des souverains ottomans des xvie et xviie siècles ressemble étrangement à celle du sultan des contes de Mille et une nuits. Dans le meilleur des cas, ces princes orientaux sont présentés comme des névrosés, dans le pire, comme des pervers sadiques. Leurs prédécesseurs et successeurs semblent tous aussi fous; par nature ou en raison du pouvoir, qui peut le dire?
L’historien et économiste Dirk Van Waelderen (KU Leuven), spécialiste de l’image des Ottomans dans les Pays-Bas méridionaux, propose un tableau plus nuancé.
L’image de folie de la dynastie ottomane n’est pas réservée à des blogs historicohumoristiques comme les Mad Monarchs Series. Dans la vision occidentale de la Turquie et du Proche-Orient, les sultans semblent par définition fous. Pourquoi?
DIRK VAN WAELDEREN : « Ce qui me frappe, c’est le fossé entre ce que disent exactement les sources de l’histoire ottomane et la façon dont ces dirigeants sont perçus. Une observation rapide suffit à conclure qu’ils sont souvent victimes de stéréotypes. La mise en avant de leur caractère pour le moins particulier intervient régulièrement dans le contexte de la religion, des croisades, de la lutte contre les « barbares »… Cela fait des sultans les ennemis à combattre. Cette hostilité contribue à déterminer l’image qui est parvenue jusqu’à nous et qui a toujours cours. »
» Alors qu’en réalité, cet empire est dans le domaine religieux l’un des plus diversifiés et des modérés ayant existé. On constate qu’aux XVIe et XVIIe siècles, l’Empire ottoman est florissant et que ses dirigeants ne sont pas les fanatiques que l’on prétend. Les non-musulmans – juifs et chrétiens – peuvent, à condition de payer l’impôt religieux lié à la dhimmitude (statut juridique des non-musulmans en pays musulman), viser à des positions sociales élevées. Certaines possessions périphériques de l’Empire ottoman, comme la Transylvanie, sont même dirigées par des chrétiens. Cette information livre à elle seule une autre image, nettement plus nuancée. »
D’où vient ce stéréotype du sultan cruel et débauché?
» L’angle sous lequel on regarde l’histoire est évidemment déterminant. L’image qui présente les dirigeants ottomans comme des figures faibles ou inconstantes est utilisée comme outil de propagande contre un ennemi politique et le cadre musulman est mis en lumière pour le désigner et le diaboliser plus encore. Cette représentation évolue au cours de l’histoire. Suite au siège de Vienne par les Ottomans en 1683 et à d’autres événements, comme la chute de la Budapest ottomane, elle devient à la fin du XVIIe siècle un thème brûlant.
« La propagande dirigée contre les Ottomans tourne leurs dirigeants en ridicule et répand l’image du « Turc cruel tout droit venu de l’enfer ». L’expression de « turning Turk », qui signifie à l’origine se convertir à l’Islam, existe dans plusieurs langues et charrie toute une série de connotations négatives : trahison, colère, barbarie… N’était-ce pas Voltaire qui décrivait le Turc comme le destructeur de culture et de civilisation? Il existe encore d’autres connotations. Ainsi, on dit d’un homme lascif, qui a plusieurs femmes, qu’il se comporte comme un Turc. Dans le même contexte, les Turcs sont par ailleurs associés aux manifestations homosexuelles. »
Les récits « de folie » qui circulent au sujet des sultans se concentrent sur les différences culturelles : la cruauté et les pratiques fratricides, par exemple.
« Dans l’Empire ottoman, les héritiers du trône potentiels sont régulièrement assassinés en vertu du droit successoral musulman. En effet, le sultanat ne passe pas d’un père à son fils aîné, mais le premier successeur est le membre le plus âgé de la famille. Grâce à ce système, le sultan peut être assuré du choix de son propre successeur. La loi permet d’éviter les rivalités entre frères et demi-frères, pères et fils, en éliminant les « indésirables »… Cela semble cruel, mais c’est une manière d’empêcher le morcellement de l’empire et de régler la succession au trône. En Occident, il est un peu plus facile, grâce aux ordres religieux et au clergé, de « caser » les fils et les filles excédentaires. »
» Ce mode de succession reste problématique. En temps de mortalité infantile élevée, il faut évidemment prévoir suffisamment de successeurs, mais une fois adultes, ceux-ci deviennent rivaux. Est-ce le propre des dynasties ottomanes? Non. Des contemporains des XVIe et XVIIe siècles comme les Anglaises Marie Ire et Élisabeth Ire Tudor, et plus tard, Élisabeth Ire et Mary Stuart, ne cessent de condamner à mort, puis d’amnistier. Cela suffit-il à faire de Mary Tudor ou d’Élisabeth Ire des dirigeantes folles? On le voit bien : beaucoup de soi-disant signes de folie attribués aux sultans se retrouvent aussi dans l’histoire occidentale. »
La bonne question est donc plutôt la suivante : un sultan peut-il être mentalement normal en tant que prince absolu?
» Il est difficile de savoir si on peut appliquer les psychopathologies d’aujourd’hui à quelqu’un qui a vécu à une autre période et dans un autre contexte. Comment fait-on la différence entre la personne et la fonction, dans le cas d’un souverain absolu? Comment juger l’état mental de quelqu’un qui possède cette forme exceptionnelle, presque illimitée, de pouvoir? Cette personne vit une situation hors norme. Ce n’est à nouveau pas typiquement turc. Des monarques comme Louis XIV sont dans la même situation. Dans la première moitié du XVIe siècle, en particulier, l’Occident regarde avec une certaine jalousie la toute-puissance du sultan, la discipline de ses armées, l’organisation de son empire, sa force commerciale… »
» L’Occident, de son côté, se débat avec les droits des villes, les privilèges, le morcellement du pouvoir et du contrôle. L’Empire ottoman est à l’époque nettement plus centraliste. La situation change naturellement au XVIIIe siècle : sous l’influence des philosophes des Lumières, l’absolutisme des sultans est désormais vu comme délétère, cruel, malade. Un tel pouvoir despotique est jugé pervers. Nous sommes les produits de cette philosophie des Lumières qui repose sur la foi dans les droits de l’individu. Mais, dans les Pays-Bas méridionaux, le cadre catholique cohabite avec les Lumières, si bien que les Turcs sont encore décrits dans les paroisses comme les ennemis incroyants du temps des croisades. C’est à cette époque que débute l’entreprise missionnaire : ces barbares dotés d’un système pervers qui ne fonctionne pas doivent être éduqués. Des jésuites, des franciscains, etc., sont envoyés pour aider ces gens. Nous avons déjà affaire à une sorte de précolonialisme. On les décrit comme malades, avec des coutumes stupides. Raison pour laquelle il est impératif de les sauver. »
Dans le contexte catholique, le principe du harem passe évidemment mal. Le sultan doit probablement nourrir une haine perverse envers les femmes.
« Officiellement, la polygamie n’existe pas dans les cours occidentales. Mais il y a les maîtresses du roi, le jeu politique de l’aristocratie et ceux qui y survivent. On reconnaît les mêmes mécanismes que dans l’entourage du sultan, dont le harem est une composante de cour. Les grands protagonistes – le souverain, la noblesse, le clergé et l’armée – sont en fait les mêmes. Tout a l’air très différent, mais si vous remplacez « sultane Kösem » par « reine mère Kösem », l’histoire semblera déjà plus familière. Elle a même quelque chose d’un conte ancien, effrayant, avec cette sultane qui complote pour l’avenir de son fils, mais qu’on ne s’y trompe pas. Bien que cette femme soit importante parce qu’elle assure une certaine continuité, les vizirs et les janissaires exercent également une grande influence. Ce jeu de pouvoir – entre l’ouléma ou clergé, les janissaires, c’est-à-dire l’armée, le grand vizir et le harem, qui correspond à l’aristocratie et aux courtisans – existe aussi dans nos cours occidentales. »
» Le sultan Osman III est assassiné parce qu’il veut limiter le pouvoir des janissaires. C’est un coup d’État et non une preuve de sa folie. Le rôle de la sultane est comparable à celui d’une reine mère. En la qualifiant de la sorte, on a tout de suite une autre vision des choses. La notion de « folie » s’efface et on observe des ressemblances entre les Ottomans d’une part et les Bourbon, les Tudor ou les Habsbourg de l’autre. La dynastie ottomane ne diffère pas dans son essence des maisons royales occidentales. Songez à Catherine de Médicis, à la reine Margot… C’est un bon exercice de considérer ces sultans « fous » en substituant les termes : sultan devient roi, sultane devient reine mère et harem devient maîtresses. Les comportements rares le deviennent soudain nettement moins. Quand on nomme les choses autrement, la perspective change. «
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