L’année des cassendres
Le problème qui domine en France à l’aube de 1968 ? L’emploi. Le niveau de chômage, qui touche notamment la génération née après la guerre, est le plus fort depuis quatorze ans.
Les Français abordent 1968 dans l’inquiétude. Pour environ 400 000 d’entre eux, les allocations de chômage seront les seules primes de fin d’année. Les autres redoutent d’en être réduits bientôt à la même portion congrue. Interrogés par l’Institut français d’opinion publique, 6 Français sur 10 s’attendent que l’an neuf se place sous le signe des » difficultés économiques « . Les leaders politiques ne leur donnent pas tort. » Quel sera le plus important problème français en 1968 ? « . » Le téléphone « , répond d’abord Pierre Mendès France (NDLR : député de la gauche non-communiste de l’Isère, dans le sud-est de la France), que L’Express a bien du mal à joindre dans sa retraite provinciale. Puis, redevenant sérieux : » Le sous-emploi, déclare-t-il. Une fraction de la jeunesse française est en chômage ou menacée de chômage. Une partie de l’appareil industriel est loin de travailler au plein de ses capacités de production. » » Un problème dominera l’année 1968 : celui de l’emploi « , affirme également Jacques Duhamel. Depuis Sanary-sur-Mer (Var, sud de la France), où il se repose, le leader du Centre précise : » Déjà, le niveau de chômage est le plus fort que la France ait connu depuis quatorze ans. De plus, les jeunes générations nées après la guerre arrivent nombreuses à l’âge actif. Bien sûr, il n’est pas possible de résoudre ce problème en un jour, mais sans orientation professionnelle améliorée, sans une capacité d’investissement accrue, le niveau de l’emploi, en 1968, risque de demeurer aussi inquiétant qu’à la fin de 1967. «
Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume de Danemark qu’est la France
LE MÊME LANGAGE
Au sein de la majorité, on tient le même langage. » L’économie française va continuer, en 1968, à subir les effets de sa mutation et des efforts d’adaptation qui contraignent les entreprises à des compressions de main-d’oeuvre « , déclare Albin Chalandon, député d’Asnières, ancien secrétaire général de l’UNR (NDLR: Union pour la Nouvelle République, droite). Les spécialistes disent la même chose. A leur manière. » Les perspectives immédiates sont celles d’une stagnation « , assure Jacques Plassard, l’un des meilleurs conjoncturistes privés. » On ne peut actuellement prévoir un redressement sensible du marché de l’emploi « , écrivent prudemment les experts de l’Institut national de la Statistique (Insee). » Il ne semble pas que l’on puisse constater une amélioration l’année prochaine « , estime André Malterre, de la Confédération générale des cadres, dans le rapport de conjoncture adopté l’autre semaine par le Conseil économique et social. » La conjoncture est toujours grise « , soupire le patronat français. Toujours. 1967 a, en effet, été une année médiocre : 2,5 % d’expansion pour la production industrielle ; 4 % pour la production intérieure (qui comprend aussi l’agriculture et les services), alors que le Ve Plan prévoyait un taux de 5 %. Pour une fois, la première depuis des années, cette pause de l’expansion n’a pas été voulue par le gouvernement pour freiner un emballement des prix. Au contraire : Michel Debré (NDLR : ministre de l’Economie et des Finances) est intervenu à maintes reprises pour stimuler l’économie, par les investissements de l’Etat, par des reports d’échéances d’impôts sur le revenu, voire par un petit cadeau de 100 francs aux contribuables les plus modestes. Peine perdue. Il aurait fallu un coup de poing, non des coups de pouce. Ils n’ont pas suffi pour desserrer les deux freins de l’expansion : la baisse des exportations de produits français et celle de la consommation des Français. Récession en Allemagne, difficultés en Grande-Bretagne expliquent la première. La seconde : les Français, chômeurs et, surtout, craignant le chômage ou la réduction de leurs horaires de travail, ont moins dépensé. Ils ont constitué des » épargnes de précaution « , comme disent les spécialistes. Ce chômage a été provoqué par les réformes de structure – concentrations, fusions – dans lesquelles l’industrie française s’est jetée, pressée par l’échéance du Marché commun (1er juillet 1968) et par l’arrivée à l’âge du travail des générations plus nombreuses de l’après-guerre. Deux phénomènes faciles à prévoir, non à prévenir.
DEUX MAUX
S’y ajouteront les conséquences de la généralisation de la TVA, sigle qu’un commerçant traduisait par : » Tout va augmenter « . M. Debré fait tout pour que la taxe sur la valeur ajoutée n’entraîne pas cette conséquence extrême. Mais il pourra difficilement éviter une hausse des prix de certains produits essentiels. Une cause de plus de ralentissement pour la consommation des Français. D’autant plus que la réforme de la Sécurité Sociale a déjà entraîné une hausse de 0, 8 % du coût de la vie au mois de novembre (1967). La France combine ainsi, en ce début d’année 1968, deux maux économiques rarement associés : la hausse des prix et la faiblesse de la production. C’est pourquoi M. Debré se refuse jusqu’ici à faire plus en faveur de la relance, de peur d’un » dérapage » non contrôlé des prix. Pendant longtemps, il a soutenu que les Allemands provoqueraient la reprise en reprenant leurs achats de produits made in France. La dévaluation de la livre entraînant une baisse de prix des produits anglais dans tous les pays du monde, rend cette prévision très fragile. » La reprise allemande ne suffira pas, à elle seule, à assurer une amélioration notable de notre situation « , assure M. Malterre au nom du Conseil économique. Approuvé par le patronat, les cadres, les syndicats ouvriers à l’exception de la CFDT (NDLR : syndicat de gauche d’origine chrétienne) – il demande à M. Debré » d’adopter une nouvelle politique de soutien actif de l’économie « . Comment ? Par un allégement des impôts directs et indirects pesant sur les Français. Et par un » découvert » du budget de l’Etat – une impasse – bien supérieur à celui actuellement prévu, » largement insuffisant si l’on veut éviter une réelle récession « .
L’IMPASSE
M. Duhamel, leader du Centre, pense, lui aussi, que » le moment est venu d’entreprendre une politique comparable à celle que Kennedy avait décidée lors de son arrivée au pouvoir : une diminution d’impôts qui, provoquant une activité accrue, produit à terme des recettes nouvelles. Le gouvernement ne mesure pas assez que l’investissement a besoin d’une impulsion en aval, c’est-à-dire d’une consommation qui le rende légitime et rentable « . » S’il n’y a pas un effort très considérable pour relancer la consommation, il y aura une aggravation du chômage, et la situation très médiocre de la production industrielle continuera à se dégrader « , soutient, de son côté, André Barjonet, secrétaire du Centre d’études économiques de la CGT (NDLR : Confédération générale du travail). M. Debré se laissera-t-il convaincre ? » Pour stimuler la consommation, le gouvernement sera sans doute amené – par le truchement d’allégements fiscaux ou de nouvelles dépenses orientées vers les secteurs actuellement en sous-production ou créateurs d’emplois – à augmenter l’impasse (budgétaire) prévue « , estime M. Chalandon. Comme M. Debré, il ne se dissimule pas les risques de cette politique. » Qu’elle profite plus aux productions françaises, et elle déclencherait ainsi un déficit du commerce extérieur français. Ce à quoi nombre d’experts répondent que, même si cela devait se produire et entamer ainsi le » matelas » d’or accumulé par la France, celui-ci n’aurait pas meilleur emploi que de permettre une reprise plutôt que de dormir stérilement dans les caves de la Banque de France. Le général de Gaulle en juge autrement. Il tient à conserver son artillerie lourde, en prévision de grandes manoeuvres monétaires. » Après la politique de grandeur au niveau de l’atome, le chef de l’Etat a voulu et réalisé une politique de grandeur au niveau du franc, ironise René Bonety (CFDT). Le pays en subit les conséquences. «
SOMBRES PERSPECTIVES
M. Mendès France prévoit, en effet, que » le problème monétaire international s’aggravera en 1968. Ce qui risque de compliquer encore plus nos propres affaires « . M. Chalandon fait le même pronostic, soulignant la stérilisation de l’épargne, entraînée par les achats d’or et » l’effet récessionniste » de l’amenuisement des moyens de paiements internationaux. Sombres perspectives. Si sombres qu’elles font dire au grave rapporteur du Conseil économique qu’il y a » quelque chose de pourri dans ce royaume de Danemark qu’est la France « . Michel Debré n’ignore rien de tout cela. C’est pour y réfléchir au calme qu’il s’est accordé exceptionnellement huit jours de vacances à Montlouis (Indre-et-Loire, centre de la France). Il sait que, désormais, il joue son portefeuille de ministre de l’Economie et des Finances. Si, au cours des prochains mois, il n’y a pas relance de la consommation, reprise de la croissance et diminution du chômage, c’est toute la politique gouvernementale qui sera mise en question. Comme disait, en d’autres temps, Edgar Faure (NDLR : Premier ministre français) – qui surveille attentivement cette évolution – » la politique de l’incantation ne suffit plus « .
Chronique d’une déferlante
8 janvier
Lors de l’inauguration du centre sportif de la faculté de Nanterre, le ministre de la Jeunesse et des Sports, François Missoffe, est pris à partie par une cinquantaine d’étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit, qui attire son attention sur les problèmes sexuels des étudiants.
22 mars
Des étudiants occupent les locaux administratifs de la faculté de Nanterre. Ils contestent l’interpellation d’un militant qui avait participé à l’attaque d’un bureau de l’American Express, à Paris, en signe de protestation contre la guerre du Vietnam.
2-3 mai
Fermeture du campus de Nanterre. Les étudiants se regroupent à la Sorbonne, où ils s’attendent à une descente du groupe d’extrême droite Occident. La police fait évacuer la faculté et le recteur ferme la Sorbonne. Les affrontements débutent.
10 mai
Première nuit des barricades dans le Quartier latin, à Paris. Des centaines de blessés, 460 interpellations.
13 mai
Les syndicats appellent à une manifestation contre la répression et pour soutenir le mouvement étudiant.
Le 14, les salariés de Sud-Aviation, proche de Nantes, se mettent en grève et occupent l’usine. Le mouvement se généralise dans les jours qui suivent. Le 15, le théâtre de l’Odéon, à Paris, est » réquisitionné » et devient un lieu de débat permanent.
19 mai
Le général de Gaulle écourte un voyage en Roumanie. » La réforme, oui ; la chienlit, non « , proclame-t-il.
22 mai
Daniel Cohn-Bendit, de nationalité allemande, est interdit de séjour en France.
27 mai
Le gouvernement et les syndicats signent les accords de Grenelle. Renault-Billancourt refuse d’entériner.
29 mai
De Gaulle quitte secrètement Paris pour se rendre à Baden-Baden, à la rencontre du général Massu, commandant des forces françaises en Allemagne.
30 mai
Manifestation de soutien au général de Gaulle sur les Champs-Elysées. Des centaines de milliers de personnes défilent derrière Michel Debré et André Malraux. Le président de la République dissout l’Assemblée nationale.
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