Kaspar Hauser, aux frontières de la condition humaine
L’historien Hervé Mazurel revisite l’énigme de Kaspar Hauser, l’un des plus célèbres « enfants sauvages », dont le regard neuf et vierge sur la société interroge nos perceptions et nos codes sociaux les plus ancrés.
Un célèbre adage veut que « la réalité dépasse la fiction ». Mais n’exagérons rien: rares sont les occurrences où il se vérifie. L’extraordinaire histoire de Kaspar Hauser en fait partie. Le 26 mai 1828, cet étrange adolescent fit irruption sur une place de Nuremberg. Le jeune homme, qui semblait avoir 16 ou 17 ans, « paraissait totalement perdu, il était blême, hagard et titubant. Pas un instant il ne cessait de cligner des yeux, comme s’ils étaient blessés par la lumière du jour. Et sa posture était si insolite qu’elle semblait le tenir au bord de l’abîme », rapportèrent les premiers témoins oculaires. Il arrivait à peine à tenir sur ses jambes, et n’avançait pas sans difficulté. « L’étranger ne savait dire où il allait ni même d’où il venait. » Une première expertise médicale, que d’autres viendront corroborer plus tard, posa ce diagnostic glaçant: « Ni fou, ni idiot, il a manifestement été tenu éloigné, sous la contrainte et de la façon la plus incroyable, de toute éducation humaine et sociale. »
La principale vertu du « cas Hauser » est de saper bien des certitudes, de faire douter des évidences, de heurter le sens commun.
Tout laisse à penser que Kaspar Hauser est ce qu’on appelle dans le jargon des sciences humaines et sociales, un « enfant sauvage ». Il s’agit de ces jeunes êtres que le sort a condamnés à vivre seuls et qui ont été pendant longtemps privés de toute éducation humaine et sociale. Tenus à l’écart de la société, ils donnent à voir ce qu’est « un corps qui n’a connu aucun des dressages coutumiers, n’a intériorisé aucune des disciplines enseignées au sein de la famille, de l’école, de la caserne ou de l’atelier ». Leur cas a cette vertu de permettre de mieux distinguer la part de l’inné et de l’acquis, du naturel et du culturel, chez l’être humain. Comment, en effet, peut-on distinguer ce qui nous est fondamentalement propre, ce qui est au fondement de notre être, de ce qui ne l’est pas, alors que dès notre arrivée au monde nous baignons dans un environnement donné et une culture d’accueil qui portent les empreintes de plusieurs siècles de civilisation?
Qui est vraiment Kaspar Hauser? Qui fut son bourreau? Et pourquoi – comble de l’énigme – ce jeune adulte fut assassiné sans raison apparente quelques années après son apparition fracassante? Toutes ces questions ont fait l’objet de centaines d’études et d’hypothèses. Dans le livre qu’il lui consacre , Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (1), Hervé Mazurel, historien des affects et des imaginaires, maître de conférences à l’université de Bourgogne, ne s’attarde pas sur ces interrogations. Et c’est tout le mérite de son ouvrage. Car pour lui, le plus intéressant « pourrait bien ne pas résider tant dans son identité que dans ce que sa vie corporelle, affective et psychique serait justement susceptible de révéler », soutient-il.
En effet, la principale vertu du « cas Hauser » est de saper bien des certitudes, de faire douter des évidences, de heurter le sens commun. Car Kaspar Hauser « ne savait rien des distinctions les plus communes, celles qui organisent à tout instant notre perception du monde. Ni le haut et le bas, ni la droite et la gauche, ni l’envers et l’endroit, ni le nord et le sud, etc. ne faisaient sens à ses yeux. Pas même la distinction du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, du passé et du futur, et, moins encore, bien sûr, des rêves et du réel, du sensible et de l’intelligible, du mensonge et de la vérité… Le monde n’était qu’un. Immense et indistinct. Sans couture aucune. » Plus frappant encore, Hervé Mazurel souligne que « Kaspar se comportait semblablement avec les plantes ou les animaux. Il leur prêtait les mêmes qualités, leur vouait la même attention délicate. Nul anthropocentrisme spontané en lui. Seule l’éducation lui inculqua plus tard l’idée que « les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine ». »
Tant d’années de séquestration ne pouvaient laisser que des traces psychiques. Ce destin tragique fut aussi, et avant tout, une épreuve physique. Kaspar Hauser l’a éprouvé dans sa chair. Il était donc de première importance d’examiner comment ce corps allait épouser l’immensité de l’espace qui s’offrait à lui, lui qui serait resté confiné dès l’aurore de sa vie dans une petite pièce étroite et basse. L’étude des témoignages et expertises qui portent sur les traits et les signes de son visage, sa démarche, l’usage qu’il fait de ses mains et doigts, ou encore la raideur de son attitude et ses gestes, amène Hervé Mazurel à confirmer la thèse de l’anthropologue Marcel Mauss (1872 – 1950) selon laquelle « chaque mouvement, chaque geste du corps, est certes permis, rendu possible par la configuration biologique de l’homme, mais il n’est toutefois réalisé que par la médiation, le modelage culturel de la société à laquelle il appartient ».
Kaspar se comportait semblablement avec les plantes ou les animaux. Nul anthropocentrisme spontané en lui.
Autrement surprenantes sont les leçons hauseriennes sur les émotions (notamment l’expression du plaisir et de la douleur, de la joie et de la tristesse) et perceptions. Ou plutôt non-perceptions, puisque « soustrait à la culture sensorielle de son groupe, Kaspar ne pouvait en effet « construire le monde » fort de ces représentations communes et acquises. Son oeil était comme innocent devant les choses. » On retiendra, entre autres, cette anecdote qui trahit sa méconnaissance des codes perceptifs pour lire une image: « On lui montra une gravure sur laquelle un cavalier était représenté latéralement de telle sorte qu’on ne voyait pas la tête de sa monture. Il demanda pourquoi ce cheval n’avait pas de tête. Comme on lui dit que la tête était retournée du côté opposé à celui qu’on lui voyait ici, il retourna la gravure pour chercher à apercevoir la tête de l’animal au verso. »
Les inépuisables enseignements qu’on peut tirer de cette vie minuscule ne doivent toutefois pas induire un biais d’interprétation. En effet, si le cas Hauser nous appelle à interroger nos schèmes de perception et de pensée et à déconstruire nos stéréotypes, il nous invite tout autant à mesurer les progrès réalisés par l’ homo sapiens. Hervé Mazurel propose une histoire qui demande une approche dialectique. Et on ferait certainement fausse route si l’innocence de ce pauvre diable provoquait en nous la nostalgie d’un prétendu « état de nature ». L’évolution de notre entendement, la solidité de nos mathématiques et la logique, nos découvertes scientifiques, sont autant de progrès dont nous n’avons guère à rougir. Il n’en reste pas moins que l’enjeu est qu’ils doivent être au service du commun, et non des instruments d’oppression, réelle ou symbolique. Humanité, encore un grand effort!
Un article de Nidal Taibi.
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