
L’histoire, une passion de vieux?
Tempes grises et blanches aux commémorations et aux conférences. Jeunes rivés à l’instantané de leurs écrans, ignorant tout du passé. Une évidence qui relève toujours plus du cliché. Parce que, désormais, l’histoire se raconte autrement. Et les moins âgés y accrochent davantage qu’on le croit.
C’est un petit paragraphe d’une contribution, savoureuse, entre l’analyse et la fiction, de la professeure de linguistique Julie Neveux au trimestriel Vieux, l’automne dernier. La maîtresse de conférences à la Sorbonne y glisse que, «parfois, […] on se découvre un goût, voire une passion pour l’histoire. L’histoire des mots, des familles ou autre. Etymologie, généalogie, des passions de vieux. Comme on se rapproche de la fin, on s’intéresse aux débuts. Aux origines.» «Tu quoque, Julia», gémirait Jules César à l’universitaire française. Parce que l’affaire semble bien plus nuancée.
D’une part, «oui, il y a toujours ce cliché du prof d’histoire en vieille veste de velours côtelé, cliché quand même juste pour qui fréquente le milieu, sourit Céline Rase, 38 ans, docteure en histoire de l’UNamur et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation. Et mes conférences, c’est clairement devant un public plus ancien.» Loïc Elpers, Louviérois de 23 ans qui enseignera l’histoire en secondaire dès septembre prochain, confirme: «Les cercles d’histoire sont plutôt constitués par des plus âgés. Lorsqu’on est allés récemment à la conférence sur la transmission de la mémoire au Mundaneum, à Mons, avec les sept autres étudiants de Bac 3 de la haute école provinciale de Hainaut-Condorcet, on était les seuls jeunes, la moyenne d’âge tournant autour de 55 ans.»
Prolongement avec Patrick Weber, licencié en histoire de l’art et archéologie, auteur d’ouvrages, émissions et documentaires historiques, fondateur du Salon du livre d’histoire, à Bruxelles, et organisateur de visites et voyages à caractère historique: « Avec le Club de l’Histoire, créé il y a dix ans, je donne des conférences le mardi et le jeudi matin; forcément, la majorité de l’assistance n’est pas formée de jeunes, même s’il y en a qui prennent congé pour venir.» Balle de match avec Un jour dans l’histoire, qui en est à sa onzième saison: émission phare de La Première (RTBF) en audience, ses concepteurs admettent que sa diffusion, tous les jours de la semaine, de 13h15 à 14h30, induit qu’elle est surtout suivie par un public qui n’est ni à l’école ni au travail. Donc catalogué «senior». Alors qu’en télévision, 68% du public de Retour aux sources, animée par Elodie de Sélys le samedi soir en prime time sur La Trois (RTBF), a plus de 65 ans.
Balle de match, vraiment? De set, plutôt. Puisque le numérique (Auvio et les rediffusions en podcast) rajeunit le profil des écoutes des émissions historiques de la RTBF: 68% de l’audience (1,3 million d’écoutes) d’Un jour dans l’histoire, en 2024, avait moins de 65 ans. Comme 73% de celle de L’Histoire continue (sur La Première, le samedi de 9 heures à 10 heures) et 77% de celle de L’Heure H, n°1 du classement des podcasts avec 3,1 millions d’écoutes l’an dernier.
« La manière dont on fait l’histoire aujourd’hui est plus interactive, inclusive. C’est pourquoi les jeunes peuvent s’y retrouver.»
Céline Rase, docteure en histoire de l’UNamur.
Bouffer de l’histoire sans s’en rendre compte
C’est que «la manière dont on fait l’histoire aujourd’hui n’est plus du tout un truc de vieux, smashe Céline Rase, 38 ans, qui enseigne la critique des sources de l’information à Saint-Louis, à Bruxelles. Elle est beaucoup plus dynamique, interactive, inclusive, tant dans l’écriture que dans la recherche. Les jeunes peuvent s’y retrouver: il y a un renoncement à « la grande histoire » en faveur d’une histoire plus individuelle, plus sensible que rhétorique. Je ne sais pas si c’est la manière de faire l’histoire qui influence la société ou si c’est la société qui influence l’histoire, c’est sans doute les deux, mais la recherche inclut désormais, entre autres, les questions féministes et de décolonisation, qui sont celles de la société. Les récits transmis sont dès lors plus décomplexés, diversifiés, attentifs aux minorités, nuancés et, je pense, plus honnêtes. Ils accrochent plus le jeune public que l’histoire encyclopédique, qui lui ressemble si peu.»
Patrick Weber constate, lui, que «les jeunes bouffent de l’histoire sans toujours s’en rendre compte, avec les films, les séries, les jeux vidéo, les réseaux sociaux… Au point de l’aimer sans le savoir. Ils n’ont pas forcément « les réfs », comme ils disent, ne savent pas ce qu’était la France de la Restauration ou pourquoi après Napoléon il y a Louis XVIII, mais comme la plupart des plus âgés, y compris femmes et hommes politiques. Or, on peut prendre tout le monde par la main, parce que l’histoire n’est pas un bloc monolithique et qu’il y a mille façons de la raconter et d’y accéder. Mon mémoire de fin d’études portait sur Cléopâtre. Or, je l’ai découverte dans le film sorti en 1963 et dans Astérix… Et au Salon du livre de Bayeux, plein de jeunes qui participent à des reconstitutions arrivaient avec épée, casque et bouclier pour faire signer mes bouquins sur les vikings.»
Difficile de quantifier précisément l’intérêt par tranches d’âge. Mais des indications existent, parfois contradictoires. Selon l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (Ares), 86 étudiants ont été diplômés en histoire dans nos universités francophones à l’issue de l’année académique 1995-1996, près de deux fois plus (158) en 2004-2005, avec un pic (173) en 2010-2011, ensuite entre 120 et 160 jusqu’en 2019-2020 pour descendre à la centaine depuis. En hautes écoles, on était à 280 diplômés –en géographie-histoire-sciences sociales– en 1996-1997 pour tomber à 84 en 2022-2023 (dernières données disponibles). Mais en France, un sondage Ipsos mené auprès de 1.000 personnes représentatives des 15-24 ans relevait l’été passé que «75% déclarent aimer l’histoire d’une manière générale. Tendance plus élevée auprès des catégories supérieures (85%) que populaires (68%). L’expérience du suivi des cours d’histoire au collège et au lycée s’avère nettement positive : 77% témoignent du plaisir ressenti durant leur scolarité (85% auprès des catégories supérieures) et 42% estiment que leur professeur leur ont fait aimer les cours d’histoire.» Ce qu’espère Loïc Elpers, «d’autant qu’avec les nouveaux programmes, on couvrira en secondaire inférieur toutes les périodes et thématiques: des religions aux démocraties et régimes politiques, de la préhistoire à notre époque. Ça va dans le sens de la transmission, du devoir de mémoire, de se questionner sur pourquoi la démocratie est importante mais fragile.»
«L’histoire n’est pas un bloc monolithique et il y a mille façons de la raconter et d’y accéder.»
Le triomphe de YouTube
Des chiffres, Benjamin Brillaud peut aussi en aligner: en 2014, à 26 ans, il a lancé «Nota Bene», une chaîne YouTube consacrée à l’histoire; aujourd’hui, elle compte 2,5 millions d’abonnés, diffuse entre cinq et sept vidéos par mois et propose des contenus sur un deuxième compte YouTube (Nota Bonus, 342.000 followers), sur Facebook (1,4 million), Instagram (237.000), TikTok (550.000) et Twitch (82.000), outre des documentaires sur Histoire TV. «Impossible de dégager des proportions par génération, admet-il, mais sur YouTube, on est sur du 20-45 ans, en gros; sur Facebook, c’est un public plus âgé –j’ai des gens de 70-75 ans qui m’arrêtent dans la rue; et sur Tik Tok, on touche les 13-30 ans. A travers des formats qui leur correspondent.»
L’idée de celui qui dirige maintenant une belle petite entreprise –«une dizaine de salariés, une trentaine d’intervenants, historiens et archéologues, plus une équipe de free-lances qui vont et viennent en fonction du projet»? «Les plateformes sont conçues comme des marches sur lesquelles s’appuyer, pour s’intéresser à des sujets de plus en plus complexes, détaille-t-il. La vidéo TikTok, avec ses contenus plutôt simples, parfois anecdotiques, rigolos, divertissants; puis des contenus plus développés dans les vidéos YouTube; puis plus longs dans les podcasts où un spécialiste s’exprime sur son sujet de prédilection pendant deux heures; enfin, les bouquins. C’est toute une mise en route de la curiosité.»
«On a tous nos passions et on peut toujours les relier à l’histoire. Parce que chaque passion a une histoire.»
Et une façon hyperréfléchie de raconter l’histoire, «qui est très pluridisciplinaire», pour embarquer les jeunes: «Globalement, j’ai l’impression qu’ils s’intéressent plus à l’histoire contemporaine, parce qu’elle couvre des époques qui sont beaucoup plus mises en fiction, en images, en scène, et qu’elles se rapprochent de ce qu’ils connaissent. Mais on peut les intéresser à de l’histoire plus ancienne, plus pointue, en partant de Star Wars, Harry Potter, Le Seigneur des anneaux, Game of Thrones… L’histoire se raccroche à n’importe quelle thématique et elle est désormais aussi sociale, économique, scientifique. Nous, on essaie de montrer qu’avec l’histoire, on peut toucher à tout, par tous les angles. On a tous nos passions et on peut toujours les relier à l’histoire. Parce que chaque passion a une histoire.»
Céline Rase considère elle aussi que «les YouTubeurs sont très bons pour construire un récit historique différent: « Nota Bene », « Confessions d’histoire », « Hérodote », « Histoires brèves », « C’est une autre histoire »… Contenus qualitatifs et gens calés: ça marche sur les jeunes. Sur Instagram aussi, comme avec @yanntoutcourt, prof d’histoire qui « fact-checke » les discours politiques aux références historiques –souvent, elles sont fausses. Ces contenus sont attractifs et ancrés dans l’actualité.» Et les podcasts? «On en a réalisé un, à l’UNamur, en 2022 et 2023. Il s’appelait Hector: près de 25% de l’audience avait moins de 25 ans. On a réussi à toucher la génération hyperconnectée, qui n’est pas nécessairement celle qui consomme ce genre de produit. Et puis, ceux pour enfants sont incroyables, comme Les Odyssées, de France Inter, ou Dans la classe de. Mes enfants, 5 et 7 ans, en savent plus que moi sur l’histoire! Ils savent qui est Napoléon, Einstein, de Vinci, Néfertiti, Marie-Antoinette, Jeanne d’Arc, Olympe de Gouges. Le podcast a la faculté de faire se rencontrer l’agréable et l’utile.»
«Je pense que l’histoire doit servir comme le triangle qu’on dresse sur la route quand on a un accident: d’avertisseur.»
L’histoire, les votes et le luxe
La connaissance de l’histoire a-t-elle celle d’influencer le vote des jeunes? Loïc Elpers en est convaincu: «Je ne voterai jamais pour les extrêmes parce que je sais ce qu’elles ont fait par le passé: génocides, massacres, dictatures. Je comprends peut-être mieux que d’autres que la démocratie n’est pas gravée dans le marbre. L’exemple des élections en Autriche, en septembre dernier, où l’extrême droite a gagné, est éloquent: elle fait ses meilleurs scores chez les 18-30 ans et ses moins bons chez les aînés. Plus le temps file, plus les événements s’éloignent, plus l’histoire s’oublie et le devoir de mémoire s’étiole. Et ça mène aux extrêmes. Je pense que l’histoire doit servir comme le triangle qu’on dresse sur la route quand on a un accident: d’avertisseur. Ce sera mon rôle auprès des enfants et des ados.»
L’analyse par le Centre d’étude de la vie politique (Cevipol, ULB) du comportement des 18-23 ans aux régionales et fédérales belges, en juin 2024, le dément partiellement: en Flandre, ils ont moins voté Vlaams Belang que les plus âgés, le PTB les séduisant à 14,8% en Wallonie (28,2% MR, 19,4% Les Engagés et 17,9% PS) mais à 29% à Bruxelles, devant le PS (25,2%), Ecolo (10,1%) et le MR (9,7%). Et le décryptage du vote extrême droite, en France, depuis 1988, aux scrutins présidentiels, législatifs et européens montre qu’il est le plus important parmi la génération 1964-1970, puis dans celles d’avant. Si l’histoire est un truc de vieux, elle ne leur servirait donc pas nécessairement de leçon.
Ce qui n’étonne guère Benjamin Brillaud: «Il ne faut pas envisager l’histoire comme une baguette magique qui va désamorcer tous les autres mécanismes sociétaux, psychiques, économiques, les biais et visions différents, etc. La connaître ne signifie pas qu’on ne répétera pas les mêmes schémas ou qu’on va les ignorer, qu’on va se protéger de futures horreurs. De la même façon, aborder un sujet historique qui fait écho à la situation actuelle n’induit pas qu’il se passera les mêmes événements, parce que les contextes, les situations, les acteurs sont différents. L’histoire nous donne des clés de lecture, des compréhensions, pas des solutions miracles.»
L’homme-orchestre de «Nota Bene» relève aussi que «pour certains, et c’est leur droit, elle est un divertissement, une forme d’évasion, au même un titre qu’on prend un bouquin d’heroic fantasy pour se projeter dans un autre monde, qui n’existe plus mais qui fait rêver ou fantasmer. Ce qui doit nous rappeler que l’étudier et mettre tout en perspective est aussi un luxe de sociétés qui peuvent se le permettre. Dans d’autres, elle est l’apanage des élites, elle est contrôlée, manipulée à des fins idéologiques, de propagande. Ou on n’y a pas accès parce que la priorité c’est de survivre au quotidien.» Qu’on se rapproche de la fin ou qu’on en soit encore au début.
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