Trois jours après sa Joyeuse Entrée dans la capitale, le roi Albert rencontre les plus hauts magistrats du pays. © ARCHIVES DE LA VILLE DE BRUXELLES

FIN DE GRÈVE POUR LES MAGISTRATS

Depuis février 1918, nombre de magistrats ont suspendu leurs activités pour protester contre une violation grave de leur indépendance par l’occupant ; ce que l’on a appelé  » la grève de la magistrature « . A leurs yeux, la sortie de guerre recèle autant de défis et d’incertitudes que le début du conflit quatre ans plus tôt.

Durant la période explosive de la sortie de guerre, la priorité de la justice est de maintenir l’ordre. La retraite chaotique de l’occupant et l’agitation autour des Soldatenräte installés à Bruxelles et Liège préoccupent les autorités belges, sans compter les manifestations patriotiques. L’heure est aux règlements de comptes et la répression populaire se déchaîne. L’Etat doit réaffirmer son autorité et la justice, qui prend déjà des initiatives, a un rôle essentiel en la matière. Pour parer aux troubles, le tribunal de première instance de Bruxelles décide, avant même la libération de la ville, d’investir chacun de ses membres des fonctions de juge d’instruction. Il s’agit de réprimer rapidement les délits, d’empêcher les pillages et d’éviter la justice populaire. Il veille aussi à repérer les locaux abandonnés par les Allemands et les activistes afin que tout reste en l’état. Ce service  » transitionnel  » se poursuivra jusqu’au 30 novembre.

Ces mesures exceptionnelles de sortie de guerre ne sont pas improvisées. Dès février 1916, le procureur général près la Cour de cassation, Georges Terlinden, avait réuni les procureurs généraux d’appel et les procureurs du roi de Bruxelles, Anvers et Charleroi pour définir les mesures à prendre. Le parquet craignait que la retraite des troupes n’engendre, comme en 1871 en France, une révolution, voire une nouvelle Commune. Le spectre des pillages de septembre et octobre 1914 a également pesé sur les discussions. La  » terreur  » du gouvernement légitime doit remplacer celle qu’inspire le pouvoir occupant. Deux ans et demi plus tard, le 18 octobre 1918, Georges Terlinden ne craint pas d’employer des formules fortes dans un ordre de service :  » Naturellement, il ne faut pas abuser de l’arbitraire, mais il ne faut pas non plus compromettre la sécurité publique par un scrupule de légalité. La police judiciaire va, à raison des circonstances, devoir se gérer comme l’agent d’un pouvoir dictatorial.  » Le gouvernement tempérera cette façon de voir.

RESPONSABILITÉS MULTIPLES

Après une remise en selle rapide, la tâche de la justice semble herculéenne. A l’arriéré occasionné par la grève, estimé à plus de 30 000 dossiers, s’ajoute la révision des dossiers traités par l’occupant. Les décisions des tribunaux allemands pendant la grève des magistrats belges sont en effet considérées comme nulles et non avenues.

Au civil, les contentieux en matière de loyers sont prépondérants car la disparition des revenus de nombreux Belges pendant la guerre a multiplié les litiges entre locataires et propriétaires et des reports de paiements.

Au pénal, dans un contexte économique précaire, la justice doit continuer à poursuivre les infractions contre les biens (brigandage, pillage) auxquelles l’armistice n’a pas mis fin, tout en veillant à l’application de lois nouvelles, concernant notamment l’alcool ou l’alimentation. La magistrature, surtout, est accaparée par deux processus aux retombées hautement politiques : le méticuleux travail d’enquête sur les atrocités allemandes destiné à étayer les réparations, et la répression de la collaboration destinée à ramener la paix sociale et asseoir la légitimité du gouvernement de retour d’exil.

Plusieurs lois d’amnistie et l’adjonction provisoire de substituts de complément permettent de résorber partiellement l’arriéré. Pour lutter contre la forte criminalité, les parquets reçoivent enfin une police judiciaire directement placée sous leur autorité. La guerre et l’Union nationale entraînent aussi une démocratisation du recrutement des jurys d’assises. Durant la sortie de guerre, la magistrature est ainsi confirmée dans son rôle de pilier de l’Etat. Elle s’avère indispensable et le gouvernement lui a conservé sa confiance. La magistrature, en retour, et comme à son habitude, se montre loyale mais c’est aussi pour elle la fin de l’autonomie dont, paradoxalement, la guerre et l’occupation l’avaient fait bénéficier.

Jean Servais, de magistrat à ministre d'Etat.
Jean Servais, de magistrat à ministre d’Etat.© DR

L’homme de la situation : Jean Servais

Dans la magistrature, la promotion la plus spectaculaire de l’immédiat après-guerre est celle de Jean Servais (1856 – 1946). Conseiller de cassation, il est nommé, le 13 décembre 1918, procureur général de Bruxelles, à la place laissée vacante depuis 1915 par le décès de Charles de Prelle de la Nieppe.

Jean Servais aurait accepté ce poste à la demande du nouveau ministre de la Justice, Emile Vandervelde. Le gouvernement a considéré qu’il avait les épaules suffisamment solides pour diriger le parquet général pendant la sortie de guerre. Les chantiers de la justice sont innombrables et il faut mener à bien la répression des atteintes à la sûreté de l’Etat, tâche particulièrement délicate. L’homme a les qualités juridiques requises : pénaliste reconnu, professeur de droit à l’Université libre de Bruxelles et fondateur de plusieurs revues juridiques ; Vandervelde et lui partagent un certain nombre d’idées nouvelles en matière pénale. Pendant la guerre, il a exercé des fonctions importantes au Comité national de secours et d’alimentation, organisme caritatif très influent. Par ailleurs, dès 1916, il était d’avis de protester, par la grève, à certaines mesures de l’occupant, ce qui lui vaut la reconnaissance des chefs du barreau bruxellois.

L’action de Jean Servais à la tête du parquet général de Bruxelles lui vaut, en 1926, le titre, inédit pour un magistrat, de ministre d’Etat, récompense destinée essentiellement à reconnaître des services d’ordre politique.

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