ENFANT VICTIME, ENFANT ESPOIR
La guerre insuffle à la protection de l’enfance un engouement sans précédent. Car l’enfant sain, instruit et discipliné représente l’espoir de la reconstruction d’une nation forte et stable, capable de résister aux assauts de l’ennemi.
La guerre affermit fortement la sollicitude pour l’enfant et fonde sur le long terme les lignes directrices de la protection infantile. Pour pousser les hommes au combat, attiser la haine de l’ennemi et encourager l’aide humanitaire internationale, la propagande de guerre met en scène sa faiblesse et son innocence aux prises avec la brutalité allemande.
Mais l’enfant est bien plus qu’une victime, car c’est sur lui que se fondent les espoirs, une fois la paix revenue, d’une » race » saine, disciplinée, vigoureuse et laborieuse prête à reconstruire et défendre le pays. C’est pourquoi l’enfant bénéficie largement de l’immense mouvement caritatif qui s’organise dès les premiers mois de la guerre pour secourir les populations frappées par la violence et les graves pénuries. Sous la houlette du Comité national de secours et d’alimentation, une section Aide et protection de l’enfance est fondée en février 1915. Grâce au financement de la Commission for Relief in Belgium, elle donne un essor inédit aux oeuvres de l’enfance qui avait émergé à l’aube du XXe siècle.
En 1918, elle finance et supervise des milliers d’initiatives locales : consultations de nourrissons et » gouttes de lait » qui organisent suivi médical et distributions de lait aux enfants de moins de 3 ans, cantines pour enfants » débiles » qui offrent un repas journalier aux enfants âgés de 3 à 17 ans souffrant d’une santé médiocre, distributions de collations à presque tous les écoliers. S’y ajoutent des cures journalières de » bon air » et des colonies d’alimentation de plusieurs semaines pour les enfants très affaiblis. En mars 1915, l’OEuvre nationale des orphelins de guerre est fondée pour secourir les enfants dont le père combattant est décédé ou les enfants laissés sans famille en raison de la guerre. A la veille de l’armistice, elle intervient auprès de plus de 10 000 enfants. Enfin, un soutien inédit est accordé aux orphelinats et aux institutions qui recueillent durant la guerre des milliers d’enfants délaissés, maltraités ou handicapés.
La guerre suscite donc un mouvement d’ampleur en faveur de l’enfance qui, s’il modère quelque peu les effets de la grande précarité, n’est pas en mesure d’éviter aux enfants le traumatisme de l’extrême brutalité. Selon leur histoire particulière, ils vivent les bombardements et les destructions, l’exode, l’éclatement familial sinon l’abandon, la mobilisation, la déportation ou la mort de leurs parents, le deuil de masse, sans oublier la condition particulièrement tragique de ceux qui vivent à proximité immédiate des lignes de front et dans les régions dévastées par la guerre.
De nombreux témoignages évoquent les enfants qui sont sans abri, souffrent de la faim et du froid, vagabondent, maraudent ou mendient, vivent de menues rapines ou de la prostitution. Si la guerre suscite la pitié pour l’enfance malheureuse, elle attise aussi l’angoisse d’une jeunesse malade et affaiblie, privée de repères moraux et familiaux, s’ancrant dans la délinquance et l’immoralité, une crainte qui ne tarit pas avec le retour de la paix.
LES DÉFIS DE L’APRÈS-GUERRE
L’armistice annonce le temps long de la reconstruction. Il faut de longs mois pour mettre fin aux pénuries, reconstruire les logements et les infrastructures publiques (dont les écoles) et organiser le retour des combattants, des prisonniers et des centaines de milliers de réfugiés. Les retrouvailles familiales sonnent l’heure d’une confrontation parfois difficile entre un retour longtemps fantasmé et le choc de la réalité. L’exode, les longues séparations et les souffrances endurées laissent des traces durables qui obligent les familles à des réajustements.
Les enfants réfugiés reviennent dans un pays qu’ils ne connaissent pas, ou plus. Des dizaines de milliers d’enfants vivent le retour d’un père combattant ou prisonnier dont ils ont vécu séparés pendant parfois plus de quatre ans, un père qui revient trop souvent malade, blessé, mutilé ou traumatisé par les horreurs de la guerre.
Et puis, il y a les milliers d’orphelins qui grandissent dans une famille brisée à jamais. Durant cette période troublée, les discours se succèdent sur la nécessité d’une enfance saine et forte, prête à affronter à l’âge adulte tous les labeurs et toutes les luttes pour la prospérité et la défense nationales. Les projets de relèvement du pays accordent dès lors à l’enfance une place de choix selon différentes priorités sanitaires et morales.
NAISSANCE DE L’ONE
Dès la fin du conflit, les autorités se félicitent du succès des oeuvres de guerre et décident de les développer davantage avec le soutien actif de l’Etat. Fondée en 1919, l’OEuvre nationale de l’enfance (ONE) est chargée de promouvoir l’hygiène de la petite enfance. En 1921, l’inspection médicale scolaire est généralisée pour surveiller les enfants scolarisés. Pour répondre à ces nouvelles priorités, la médecine infantile se développe avec l’émergence de la pédiatrie et l’ouverture de services spécialisés dans les hôpitaux. Comme l’affirme le juriste Adolphe Prins devant une assemblée de médecins en 1919, » dans la grande mission humanitaire qui vous est dévolue, la protection de l’enfance doit occuper une des toutes premières places. L’enfant est l’avenir du pays ; en lui repose notre espérance de voir la Belgique redevenir une nation forte et heureuse. » L’enfance handicapée n’est pas oubliée, avec la multiplication d’institutions spécialisées qui expérimentent des pédagogies novatrices.
La reconstruction passe aussi par la formation intellectuelle et morale des enfants. L’école, obligatoire jusqu’à 14 ans depuis 1914, est au coeur du processus. L’éducation civique et patriotique, qui complète la formation intellectuelle et professionnelle, inculque aux élèves la mémoire de la guerre, le souvenir des victimes et le culte des héros. Les années 1920 connaissent aussi l’essor de nouveaux mouvements de jeunesse qui contribuent à l’encadrement moral et religieux des enfants et à la construction d’une culture juvénile de masse.
Enfin, l’angoisse morale générée par la guerre encourage le suivi étroit de certaines catégories d’enfants. Comme le souligne le juge des enfants Paul Wets en 1919, » plus que jamais, aux heures troublées du siècle, l’enfant a besoin d’appui moral, de protection, de direction […] sa surveillance tient aux exigences de sa nature même, il en a besoin comme de lumière et de pain « . L’OEuvre nationale des orphelins de guerre, pérennisée par la loi en 1919, exerce une tutelle morale sur les milliers d’orphelins mais aussi sur les veuves enjointes d’éduquer leurs enfants dans la mémoire du père défunt.
Le regard se porte aussi sur les enfants » illégitimes « , nés de parents non mariés, surtout quand ils sont élevés uniquement par leur mère. Mais seules quelques initiatives isolées voient le jour, comme la création au début des années 1920 de trois refuges pour jeunes mères esseulées. De son côté, la justice des mineurs, qui encadre la jeunesse délinquante, veut promouvoir une régulation – qui peut aller jusqu’à l’enfermement – des comportements sociaux et sexuels des jeunes filles jugés déviants. La préservation morale passe aussi par la surveillance des nouveaux médias. A partir de 1920, l’accès des jeunes au cinéma est sévèrement réglementé afin de les préserver des images de violence, d’érotisme et de libertinage.
RIGUEUR MORALE ET FAMILLES NOMBREUSES
Car l’angoisse sociale issue de la guerre a pour effet un recadrage strict des valeurs sexuelles et familiales. Au nom du bien-être de l’enfant et du relèvement moral du pays, la valorisation du modèle de la mère au foyer connaît un essor sans précédent. La baisse du nombre de naissances donne lieu à un mouvement repopulateur qui vante la famille nombreuse et encourage les couples à enfanter. Il donne lieu à la création d’associations natalistes, comme la Ligue des familles nombreuses en 1921, et à des mesures légales, comme la loi de 1923 qui renforce la répression de l’avortement et interdit toute information sur les moyens contraceptifs (une interdiction qui ne sera levée qu’en 1973).
Mais cette rigueur morale ne doit pas occulter les progrès pour la condition enfantine. La fin de la guerre voit fleurir les initiatives en faveur de l’enfance. Les conditions nécessaires à son bien-être matériel et à son épanouissement intellectuel sont énoncées avec de plus en plus de force et de finesse. Même si les préjugés restent nombreux, la définition des besoins de l’enfant annonce déjà l’énonciation de ses droits qui interviendra après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale.
L’OEuvre nationale de l’enfance
Fondée en septembre 1919, l’OEuvre nationale de l’enfance (ONE) est un organisme officiel chargé de promouvoir la santé des enfants et, jusqu’en 1921, d’organiser les secours pour les enfants des localités dévastées par la guerre. Concrètement, elle hérite des oeuvres de guerre dont elle réoriente les activités selon de nouvelles priorités. Elle privilégie le développement des consultations de nourrissons qui généralisent la surveillance médicale de la petite enfance.
Elle participe activement en 1919 à la création du métier d’infirmière visiteuse pour seconder les médecins, visiter les familles des nouveau-nés et éduquer les mères à leurs rôles maternels. L’ONE organise et supervise plusieurs colonies d’alimentation pour enfants chétifs, et deux établissements spécialisés pour les enfants handicapés. C’est aussi à l’ONE qu’échoit la surveillance des enfants placés en crèche ou chez des particuliers. A partir de 1924, elle organise un service social qui mettra des milliers de familles en contact avec les organismes d’assistance sociale en pleine expansion durant l’entre-deux-guerres.
Communautarisée au cours des années 1980, l’ONE est devenue Office de la Naissance et de l’Enfance en Communauté française et Kind en gezin en Flandre.
Un enjeu international
Au lendemain de la guerre, l’engouement pour la protection de l’enfance dépasse largement les frontières. Des Belges jouent un rôle actif lors de congrès et au sein d’organisations internationales dont l’Union internationale de secours aux enfants (Genève, 1920) et l’Association internationale pour la protection de l’enfance (Bruxelles, 1923) qui fusionneront en 1946.
Ces organisations visent notamment l’élaboration de textes transnationaux pour encourager les Etats à prendre des mesures en faveur de l’enfance, avec en toile de fond la certitude que de la protection de l’enfance dépendra la paix entre les nations.
C’est dans ces milieux que s’élabore la première Déclaration sur les droits de l’enfant, dite Déclaration de Genève, adoptée en 1924 par l’Assemblée générale de la Société des Nations.
Significative du nouveau regard porté à l’enfant, cette déclaration stipule que » les hommes et les femmes de toutes les nations reconnaissent que l’humanité doit donner à l’enfant ce qu’elle a de meilleur, affirmant leurs devoirs, en dehors de toute considération de race, de nationalité, de croyance « . Elle précise que » l’enfant qui a faim doit être nourri ; l’enfant malade doit être soigné ; l’enfant arriéré doit être encouragé ; l’enfant dévoyé doit être ramené ; l’enfant orphelin et l’abandonné doivent être recueillis et secourus « .
Ce texte n’a cependant aucune portée contraignante. Il faudra attendre 1959 pour qu’une Déclaration plus ambitieuse soit adoptée par l’Organisation des Nations unies.
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