16 mai 1972, arrestation d'Ulrike Meinhof, membre de la "bande à Baader" © GETTYIMAGES

« En politique, la folie dangereuse peut être lourde de conséquences »

Gijsbert de Reuver, professeur à l’Institut d’études interdisciplinaires de l’université d’Amsterdam, rêvait depuis des années d’organiser une série de conférences sur l’impact qu’un individu peut avoir sur un groupe social. Cette idée est demeurée latente jusqu’à ce que les républicains américains désignent Donald Trump comme candidat à la présidence en 2016. La thèse, guère soutenue par le monde académique, se révèla soudain digne d’intérêt. Sous le titre Des fous dangereux, dix exposés ont alors été programmés en mars et en avril 2017.

Pour éviter que la série de conférences devienne trop académique, De Reuver s’associe à Stephan Sanders, chroniqueur et essayiste.  » C’est Gijsbert de Reuver qui a eu l’idée « , explique-t-il.  » Il est fasciné par ce thème. Généralement, en sociologie et en politicologie, l’accent est mis sur les « structures », mais dans ce cas, il s’agit de personnages, sans l’apport individuel desquels la face de l’histoire n’aurait pas changé. » De Reuver cite volontiers l’ancien président Barack Obama : « One voice can change a room. If it can change a room, it can change a city. If it can change a city, it can change a nation. If it can change a nation, it can change the world. » (Une voix peut changer une pièce. Si elle peut changer une pièce, elle peut changer une ville. Si elle peut changer une ville, elle peut changer une nation. Si elle peut changer nation, elle peut changer le monde.) Obama l’entend dans un sens positif, mais De Reuver se demande si ce théorème peut s’appliquer dans un sens négatif.

Portrait de Nixon en 1960.
Portrait de Nixon en 1960.© GETTYIMAGES

Les protagonistes, Sanders et De Reuver les trouvent non pas dans un passé lointain mais dans l’histoire (relativement) récente. Pas de Napoléon ni de Néron, mais des noms comme Nixon et Mao. « La politique est incontestablement le domaine où la folie dangereuse peut avoir les conséquences les plus lourdes car elle concerne le sort de millions d’individus », souligne Sanders. « L’accent est donc mis sur les idéologues animés par la politique qui veulent coûte que coûte atteindre leur objectif. Le danger réside dans le fait que des tiers subissent directement des idées radicales de l’individu en question. De gré ou de force. » « Pourtant, nous ne nous sommes pas limités à la politique. D’où la sélection de la terroriste de la Fraction Armée rouge Ulrike Meinhof, par exemple.  » Elle est d’ailleurs la seule femme dans la sélection. « Il y a en tout cas moins d’idéologues féminines qui parviennent à incarner un très grand pouvoir. Une exception telle qu’Angela Merkel peut difficilement être qualifiée de folle. Les femmes évoluent toujours beaucoup plus lentement que les hommes en direction du pouvoir qui rend fou et violent. » Une autre personnalité que l’on retrouve dans la sélection est Sepp Blatter, l’ancien patron de la FIFA, la fédération internationale de football. Selon les auteurs, aucun domaine n’est plus proche de la politique mondiale que le monde du foot. Pourtant, Sanders et de Reuver doivent admettre a posteriori que « les « fous dangereux » potentiels recherchent la politique, la philosophie politique ou la religion pour faire parler d’eux. »

INITIALEMENT, PAS DE TRUMP

Bizarrement, Donald Trump ne figure pas dans la sélection faite pour la série de conférences. « Lorsque nous avons organisé ces exposés à l’automne 2016, Trump n’avait pas encore été élu, et il paraissait même peu probable qu’il soit un jour président », réagit Sanders. « Pendant la série de conférences, l’histoire nous a rattrapés, mais ce n’est pas grave. Ainsi, Trump plane au-dessus des rencontres comme le « fou dangereux » dont on ne dit pas le nom. La grande majorité des orateurs font référence à lui, brièvement ou non. La victoire de Trump n’était pas vraiment prévisible, pourtant, cet individu est en train, à lui seul, de modifier de façon drastique la structure de la société américaine, et certainement le cadre de vie général. Il est rare que l’on assiste dans une démocratie à un « changement d’humeur » aussi massif. Finalement, Trump figure en bonne place dans le livre. Son aura plane sur l’ouvrage tout entier. »

Sepp Blatter, l'ancien patron de la FIFA, la fédération internationale de football et Michel Platini.
Sepp Blatter, l’ancien patron de la FIFA, la fédération internationale de football et Michel Platini.© BELGA IMAGE

« La série de conférences n’était pas accessible qu’aux seuls étudiants. La répartition entre les étudiants et les lecteurs du Groene Amsterdammer – auquel Sanders est attaché – était de 50-50, même s’il faut préciser que le second groupe a fait preuve d’une plus grande endurance. Ces participants étaient sensiblement plus âgés, plus expérimentés, voire plus motivés que les étudiants, lesquels manquaient parfois à l’appel. Mais l’échange entre les lecteurs un peu plus âgés et les étudiants plus jeunes était fascinant. Les lecteurs possédaient un poster de Mao lorsqu’ils étaient étudiants, alors que les étudiants se disaient : « Mao, oui, ce nom me dit quelque chose… » », rit Sanders. « Mais les exposés ont connu un franc succès. Les retours que nous avons eus étaient bons, constructifs et élogieux. »

En 1949, Mao proclame la fondation de la République populaire de Chine.
En 1949, Mao proclame la fondation de la République populaire de Chine.© GETTYIMAGES

UN TITRE CRITIQUÉ

« Le titre d’origine était censé provoquer « , confirme Sanders.  » Dans les milieux académiques, on préfère ne pas parler d’un « fou dangereux ». Ce langage appartient à la rue, alors qu’un académicien préférera relativiser et nuancer ses propos. Au départ, plusieurs orateurs ont également critiqué le titre de la série, pour finir par aboutir au même résultat en des termes un peu plus softs. Mais pour le livre, la question est plus intéressante que la provocation. Et il est évident que Trump a sa place dans cette recherche. »

« Que nous ont appris les conférences et le livre? Que tout ne doit pas être ramené à des « structures » et à des « systèmes », et qu’un seul individu débordant d’enthousiasme peut causer bien des dégâts. Son engagement peut tout aussi bien tourner au cauchemar. « Des fous dangereux », il en existe, même s’ils n’ont pas tous autant d’influence et de pouvoir. Mais la personne qui incarne un état ou une grande organisation peut certainement, avec une certaine dose de folie destructrice, faire tomber les digues. »

De Reuver et Sanders sont-ils pessimistes? « Apparemment, on sous-estime toujours le pouvoir et l’influence que les gens mal intentionnés ou fous peuvent avoir sur l’histoire ou sur un pays. Dans un certain sens, cet ouvrage plaide dès lors aussi pour la vigilance et un pessimisme modéré. »

Dans le livre comme lors de la série d’exposés, le premier mot est revenu à Frank Koerselman, psychiatre et professeur émérite. Il est clair que la psychiatrie n’aime pas utiliser le mot « fou ». « Ce terme est ressenti par les psychiatres et les patients comme une insulte. Peut-être est-ce une réaction excessive. On pourrait utiliser le mot « fou » pour tous ceux qui souffrent d’une affection psychiatrique. Reste à savoir qui pâtit d’une telle affection. Pour le savoir, la psychiatrie s’appuie sur un manuel : le DSM-5. DSM signifie Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). La cinquième édition date de 2013. Selon le DSM, une personne atteinte d’un désordre psychiatrique doit présenter un nombre minimal de symptômes psychiques qui la font souffrir. Mais c’est là une description trop vaste. »

UN DIAGNOSTIC À DISTANCE

« De nombreux auteurs doutent aussi que l’on puisse valablement diagnostiquer une personne à distance. Or, c’est ce qui se fait ici. Toutefois, ils ne rejettent pas le diagnostic à distance mais nuancent cette pratique et adoptent une position prudente et réservée », soulignent De Reuver et Sanders. « Une telle façon de travailler est-elle bien responsable sur le plan éthique ? Aleksander Korzec et Mecheline H. M. van der Linden déclarent dans leur article sur Trump que le diagnostic à distance est une approche défendable. Aux États-Unis aussi, le débat fait rage sur les nouvelles formes de diagnostic comme en témoigne l’ouvrage The Dangerous Case of Donald Trump (Le cas dangereux de Donald Trump), dans lequel vingt-sept experts de la santé mentale et psychiatres américains de renom se penchent sur le cas du président. » Quel « fou » peut devenir nuisible? « Ce glissement peut se produire dans un état de psychose. Il arrive que de telles personnes doivent être internées de force », explique le professeur Koerselman. C’est surtout le cas des sujets atteints de paranoïa et de mégalomanie.  » L’histoire compte de nombreux tyrans dangereux, mais ils n’étaient pas fous pour autant. Pour qu’ils soient considérés comme tels, leurs idées doivent s’écarter très nettement des conceptions générales qui ont cours dans leur environnement. Si c’est le cas, un tel dirigeant n’est plus suivi mais plutôt destitué. C’est le sort qu’ont connu les empereurs romains Caligula et Héliogabale. Ce dernier se prenait comme un dieu solaire, et de telles idées n’ont même rien d’inhabituel. Mais il était un allochtone qui essaie d’imposer une religion étrangère, et pour les Romains, cela allait trop loin. » « En 1392, le roi français Charles VI est pris d’un accès de paranoïa aiguë. Après avoir tué plusieurs membres de sa suite d’un coup d’épée, il est maîtrisé. Il passera le reste de sa vie emprisonné, alors que son fils dirige le pays. Hitler, Staline ou Mao sont-ils également psychotiques? Leurs idées sont partagées par leur entourage. Leurs adversaires les considèrent comme dangereux, mais en général, ils ne les prennent pas vraiment pour des fous. Si le président américain Nixon démissionne, c’est parce qu’il a transgressé la loi, et non parce que certains estiment que l’extrême paranoïa dont il souffre l’empêche de poursuivre son mandat. »

Le président brésilien Jair Bolsonaro salue des fans lors d'un match de footbal.
Le président brésilien Jair Bolsonaro salue des fans lors d’un match de footbal.© GETTYIMAGES

UN ÉLOGE INHABITUEL?

Les leaders politiques affectés par un trouble de la personnalité sont une autre paire de manches. Selon le système de classification DSM, on ne peut parler de dysfonction de la personnalité que lorsqu’une personne souffre sérieusement ou est structurellement incapable de fonctionner du fait de pensées ou de comportements inadaptés. «  »Structurellement » signifie en permanence », précise Koerselman. « Certains troubles de la personnalité impliquent davantage que d’autres le risque de mener à des conflits. Une personne qui souffre d’un trouble de la personnalité narcissique ne cesse de se vanter. Elle aime abaisser les autres et les intimider. Mais un tel comportement est-il vraiment inhabituel? Il n’est question d’un trouble que s’il empêche quelqu’un de fonctionner dans son propre environnement. Tout le monde sait que Trump ne cesse de se vanter et d’humilier les autres. Mais fonctionne-t-il mal dans son propre environnement pour autant? D’ailleurs, qu’est-ce que cet environnement? L’environnement mondial?

Dans le cas de Trump, il s’agit plutôt de son cercle d’adeptes. Nous voudrions que les ambitions d’un président américain soient plus élevées, mais peut-on vraiment parler d’un trouble lorsque ce n’est pas le cas? Dans une certaine mesure, il est indispensable qu’un détenteur du pouvoir souffre de narcissisme. » Le cas des personnes qui souffrent d’un trouble de la personnalité antisociale, mieux connu sous le terme de psychopathie, est plus préoccupant.  » Ces personnes sont incapables de se mettre à la place des autres « , explique le professeur Koerselman.  » Contrairement aux autistes, ils ne poursuivent que leur propre profit. Ils ne tirent pas les leçons des retours négatifs et se retrouvent dès lors dans une spirale négative. Ces deux caractéristiques font des psychopathes des êtres potentiellement dangereux. Lorsque des adultes ne parviennent pas à se mettre à la place des autres et sont insensibles à toute forme de sanction, plus rien ne les retient. Et, surtout lorsqu’ils sont de type froid et calculateur, les psychopathes peuvent causer d’énormes dégâts sans éprouver le moindre remords. De plus, ils disposent souvent d’une intelligence sociale. Ils ne ressentent pas ce qu’éprouvent les autres, mais ils peuvent le comprendre et donc les manipuler. Dans un premier temps, ils sont charmants et aimables, et ensuite ils frappent sans pitié. Il est clair que s’ils détiennent un pouvoir, ces personnes sont dangereuses. Et la probabilité qu’elles accèdent à des positions importantes n’est pas négligeable puisqu’elles sont capables d’éliminer les concurrents et de maîtriser d’autres personnes. Souvent, elles ont aussi des adeptes qui les admirent et qui surfent sur la vague de leur pouvoir. Ils les suivraient jusqu’en enfer, une loyauté dont elles usent et abusent allègrement. »

Héliogabale, empereur romain de 218 à 222 sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus.
Héliogabale, empereur romain de 218 à 222 sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus.© D.R.

DES DÉSORDRES COMBINÉS

« Une combinaison de troubles de la personnalité est possible également. La conjonction d’un trouble de la personnalité narcissique et d’un trouble psychopathique ou antisocial est relativement fréquente. Les deux aspects se renforcent mutuellement au sein d’une même personne, avec tous les risques que cela implique. S’il y a aussi une part de sadisme, comme le fait d’éprouver du plaisir à voir souffrir l’autre, on se trouve en présence de personnes extrêmement dangereuses. Généralement, dans la société normale, ces personnes finissent par déraper, et se retrouvent en prison. Si elles ont réussi à instaurer une dictature, la probabilité est grande qu’au bout d’un certain temps, elles soient renversées si elles poussent trop loin leur logique néfaste. Mais avant d’en arriver là, elles peuvent causer bien des dégâts. En réalité, la vraie folie est assez rare chez les puissants de ce monde, du moins la folie prolongée », conclut Koerselman. « Mais si l’on envisage le terme de fous dans une acception plus large, les personnes atteintes d’un trouble de la personnalité qui détiennent du pouvoir peuvent causer de sérieux dégâts. »

© D.R.

La première IA psychopathe au monde

Au MIT, l’Institut de technologie du Massachusetts, Manuel Cebrian et Iyad Rahwan ont voulu prouver qu’un algorithme d’intelligence artificielle serait influencé par le type de contenu qui lui serait fourni. Ils ont donc créé Norman, du nom du personnage de Psychose Norman Bates, et l’ont fait lire des légendes d’images d’un forum Reddit qui présente des images inquiétantes de personnes mourantes.

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