Dans la tête des soldats liégeois de Napoléon
Ils sont 25 000 à s’être battus aux quatre coins de l’Europe pour les beaux yeux de l’empereur, souvent jusqu’à en mourir. Exhumées par deux historiens, les lettres à leurs proches témoignent du quotidien des conscrits liégeois de la Grande Armée.
Napoléon et sa soif insatiable de domination leur a mené la vie dure. Le pays de Liège, reconverti en département de l’Ourthe sous le régime français, fut aussi mis à contribution : de 1798 à la fin de l’Empire en 1814, 25 000 hommes sur les 360 000 habitants d’un territoire équivalent à l’actuelle province de Liège, iront combler les saignées de la formidable machine de guerre impériale. Difficile de se dérober. Sauf à pouvoir justifier d’un motif d’exemption. Comme la présence d’un aîné dans la Grande Armée. Obtenir l’indispensable attestation du régiment pouvait prendre du temps. Exhiber une lettre récemment envoyée à la famille par le frère enrôlé pouvait faire patienter les autorités départementales et différer ainsi un départ pour la guerre et une mort souvent assurée : 40 % des conscrits du pays de Liège n’auraient jamais revu leur terre natale.
C’est dire si ces lettres revêtaient une valeur inestimable. C’est par centaines qu’elles reposent aux archives de l’Etat à Liège. Un vrai petit miracle, souligne l’historien et archiviste Bernard Wilkin : » Ces lettres auraient dû être restituées à leurs destinataires mais l’administration liégeoise ne l’a pas fait. » Elle s’est gardée de les jeter au feu, à l’inverse de tant d’autres administrations de l’ex-régime impérial. Ce qui fait de la collection liégeoise une somme sans équivalent de récits de soldats napoléoniens livrés » à chaud « . De ces quelque 1 500 lettres, les historiens René et Bernard Wilkin, père et fils, en ramènent 150 à la lumière, livrées sans coupure, très souvent » rédigées dans un français difficile à comprendre (1). L’orthographe en est souvent phonétique, la ponctuation inexistante ou erronée et la langue fortement influencée par des tournures locales ou dialectales. »
La face obscure de l’épopée napoléonienne
Fantassin, dragon, cuirassier, grognard de la Garde impériale, artilleur : de Varsovie ou de Vérone, de Lisbonne ou de Mayence, de Stettin ou de la Dalmatie, des sans-grades cueillis dans la fleur de l’âge prennent la plume pour confier leurs états d’âme à leurs proches, à moins qu’ils ne chargent de cette besogne un camarade de régiment plus instruit qu’eux. C’est un quotidien de misère qui s’étale. La nourriture infecte ou insuffisante ; l’eau imbuvable ; la solde qui tarde à être payée ; la paille qui manque pour se coucher ; l’uniforme qui protège affreusement mal des intempéries, du grand froid comme des fortes chaleurs ; les chaussures qui ne résistent pas à la cadence infernale des marches ; la crasse ; le choléra, le typhus ou les maladies sexuelles qui peuvent mener à un hôpital de fortune.
Rien à voir avec l’image magnifiée de la Grande Armée qui fit trembler l’Europe des têtes couronnées. » La maladie tuait bien plus que le champ de bataille. Selon nos calculs, 30 % des pertes étaient directement causées par des combats, les autres décès étant liés à des infections ou au climat « , observent les deux historiens liégeois. Ce concert de lamentations cache aussi mal une obsession : obtenir de l’argent. » Les soldats utilisaient la pitié pour tenter d’amadouer des familles pas toujours solidaires. » Maudit Napoléon ? Le conscrit se garde de se confier. L’indécrottable conquérant offrait aussi à ces jeunes gens une occasion unique de voir du pays. De mener une vie d’aventure, de découvrir » l’alcool, la solidarité et même le corps d’une femme « .
Natif d’Embourg, le dragon Toussaint Walthéry, 25 ans, participe à la célèbre bataille d’Austerlitz, le 2 décembre 1805. Il raconte son cheval tué sous lui, confie ses impressions sur le pays et sa gent féminine.
Brenne Ce 5 nivôse an 14 [26 décembre 1805]
« Mon très cher père,
Je prends la liberté de vous récrire cette lettre pour m’informer de l’état de votre santé. Tant qu’à moi, Dieu merci, je me porte très bien espérant de vous trouver de même ainsi que mes frères soeurs parents et amis et toute la famille. Je vous dirai mon père que j’ai tant tardé de vous écrire, je suis parti de Calais après que je vous ai écrit. Nous sommes partis pour l’armée du Rhin nous avons essuyé le plus de mal car nous n’avons pas donné aucun moment de repos a l’armée autrichienne nous l’avons chassée de tous ses forts et même de sa capitale. Nous nous sommes battus très fort. Il n’en faut pas douter. […] mais je vais vous parler du combat D’Esterlix (Austerlitz) le plus fort des combats que l’on n’a jamais entendu parler et les 3 empereurs y étaient en personne : l’empereur de Russie, l’empereur de Vienne et l’empereur des Français. L’empereur des Français a fait commencer le feu à 6 heures du matin. La Russie et l’Autriche ont répondu 5 minutes après. Le feu était si fort que l’on ne se voyait pas a 6 pas. Nous avons battu 3 fois en retraite mais la quatrième fois nous avons mis la Russie et les Autrichiens en déroute. Nous nous avons battus avec la garde de l’empereur de Russie, qui a été très fort. Nous les avons battus. Je vous dirai que j’ai eu mon cheval tué dans la Bataille d’Esterlix et j’ai bien manqué de périr, mais j’ai eu le bonheur de remonter sur le cheval d’un dragon qui venait d’être coupé en deux d’un coup de boulet de canon. Il a péri à la bataille d’Esterlix 40 mille hommes français 70 mille hommes Russes, 35 mille hommes autrichiens, de blessés je ne sais pas le nombre. L’on a enterré pendant 15 jours des corps morts mais c’est bien glorieux pour moi d’avoir été à tant de combats, avoir eu mon cheval tué, sans avoir aucune blessure.
La reconnaissance des 12 francs, je ne l’ai pas encore reçue mais j’espère de la recevoir avant peu, parce que nous somme tranquilles pour deux mois. J’ai fini en vous embrassant mille fois de tout mon coeur et suis pour la vie votre fils Toussaint Waltéry. Mon adresse :
A monsieur Toussaint Waltéry dragon au 13e régiment 8e compagnie à la Grande armée du Rhin dans la Moravie.
Bien des compliments à Hubert Oroge d’Angleur. Vous me marquerez ce qu’il y a de nouveau dans le pays, surtout des conscrits et tout ce qu’il s’y passe de généralement. Je vous dirai que je suis dans un pays que l’on ne parle ni allemand ni français. Les femmes ont la figure d’un singe, les bras comme des pattes de chien, le pied comme les chameaux. Enfin elles sont si belles que j’ai envie de prendre une pour femme pour la ramener au pays pour vous la faire voir. J’ai fini, je vous salue. Nous sommes à 400 lieues de Liège. »
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