Christ’l De Landtsheer sonde le caractère des grands politiciens à partir de leur profil psychologique « En politique, la psychologie des décideurs influence grandement le cours des événements »
Le caractère des dirigeants a un impact politique fondamental. Si le savoir et l’expérience ont toute leur importance, leur profil psychologique peut avoir une incidence décisive sur le résultat de toute négociation. Le choc des personnalités mène aussi parfois à des blocages. En 2007, il a fallu 194 jours pour aboutir à la formation du gouvernement fédéral. C’est cette situation inextricable qui a conduit Christ’l De Landtsheer à étudier les effets de la personnalité sur la politique belge.
« Je me demandais ce qui empêchait des politiciens d’envergure de parvenir à un accord pendant aussi longtemps. Tout au long des négociations de 2017, ils étaient en conflit ouvert permanent. Je me suis donc dit que ça valait la peine d’investiguer », annonce De Landtsheer qui étudie dès lors les traits de caractère de politiciens flamands et wallons de premier plan. Une fois défini le profil psychologique de chacun, il est possible d’en déduire des combinaisons de personnalités potentiellement propices ou désastreuses. Et cette science a un nom : le profilage politique. « En me basant sur les travaux du psychologue Aubrey Immelman, j’ai attribué un score pour chaque individu à l’aune de ces douze traits de caractère : dominateur, audacieux, ambitieux, jovial, complaisant, humble, discutailleur, consciencieux, taciturne, distant, méfiant et instable « , explique la professeure.
« Nous compilons des extraits d’interviews, discussions avec des tiers, discours, etc. Ces données sont converties en scores sur les diverses échelles dont la combinaison fournit les différents profils. Il s’agit ensuite d’en tirer des conclusions sur les individus et leurs caractéristiques en tant que dirigeants. Sur l’échelle de l’humilité, par exemple, les politiciens marquant un score élevé sont plutôt rares – Angela Merkel est la seule exception. Les populistes, quant à eux, se distinguent par des valeurs atypiques dans la catégorie des discutailleurs. C’est d’ailleurs logique puisque ces derniers ont des visées antipolitiques : miner l’establishment par le conflit et le discrédit. Un record d’ambition peut indiquer une personnalité narcissique et des pics de méfiance et d’instabilité révèlent une personnalité paranoïaque ou borderline. «
CONNAIS TON ENNEMI ET CONNAIS-TOI TOI-MÊME
Les principaux acteurs de la formation du gouvernement belge en 2007 on ainsi été auscultés par les auteurs. Notamment Bart De Wever, nouveau venu sur la scène politique à l’époque. » Il affiche indéniablement le type de personnalité dominatrice qui tend à s’accrocher au pouvoir pour commander et intimider les autres. Il a lui-même déclaré que son statut d’antihéros n’a rien d’une posture théâtrale. « L’adversité me donne des ailes. » Le dominateur ne fait généralement pas de sentimentalisme. On lui reproche d’ailleurs souvent d’être intransigeant, têtu, autoritaire. Les intérêts idéologiques passent clairement au-dessus des bonnes relations confraternelles. Pour De Wever, le nationalisme flamand est la cause suprême. Outre leurs traits négatifs, les personnalités dominatrices sont des leaders performants, dotés d’une grande force de conviction. De Wever tranche également sur l’échelle de l’ambition, type caractérisé par une confiance en soi inébranlable. Les ambitieux se laissent difficilement influencer. » Le manque de complaisance et de jovialité du président de la N-VA est l’une des causes du clash avec Elio Di Rupo – lui-même particulièrement consciencieux et jovial, conclut De Landtsheer.
L’idée du profilage politique ne date pas d’hier. » Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux « , écrivait déjà le général Sun Tzu en Chine ancienne, voyant dans la psychologie une arme très puissante. Pour ce qui est de l’évaluation à distance, une approche scientifique a été élaborée dès la Seconde Guerre mondiale, le président américain ayant chargé en 1942 le précurseur de la CIA, l’Office of Strategic Services (OSS), d’analyser la personnalité d’Adolf Hitler. Sous le contrôle direct de son patron William Donovan, un groupe d’éminents psychologues s’est attaché à dresser le profil psychologique du dictateur nazi en se basant sur ses discours et sur les témoignages de personnes qui l’avaient rencontré. Après avoir scrupuleusement épluché sa biographie, les experts ont transmis au bout de quelques mois un rapport de 1 721 pages à Donovan. Cette analyse de la personnalité d’Hitler livre un portrait cohérent de l’ennemi principal des États-Unis. Les psychologues l’ont diagnostiqué comme paranoïaque, allant jusqu’à prédire son suicide deux ans avant qu’il se soit effectivement donné la mort dans son bunker. Après la guerre, la CIA a poursuivi l’étude psychologique des dirigeants mondiaux. Les profils de Staline et de Krouchtchev, entre autres, ont fait l’objet d’un examen minutieux. Toute la guerre froide se résume à une grande partie d’échecs où estimer le prochain coup de l’adversaire est stratégiquement vital. Aujourd’hui encore, la CIA continue de profiler les chefs d’État afin d’anticiper leurs actes et de les influencer si nécessaire.
LE GOÛT DU POUVOIR: UN MOBILE IRRÉSISTIBLE
Les profileurs partent du principe que les particularités psychiques ont au moins autant d’influence sur le jeu politique que les stratégies rationnelles. La spécificité de caractère, ou le « tempérament » des décideurs est en outre relativement stable, ceux-ci réagissant a priori de la même façon dans des circonstances similaires. Le véritable enjeu est d’identifier ces constantes. « Le management stratégique conduit néanmoins à affiner certains traits de caractère. Guy Verhofstadt, par exemple, est devenu plus extraverti au fil des ans. Toute personnalité publique cherche bien sûr à paraître suffisamment crédible et les conseillers en communication sont d’ailleurs là pour y veiller. Mais, in fine, son tempérament reste peu ou prou le même. Comme le résume si bien un confrère allemand, tout ce qu’on peut observer chez un ministre se trouvait déjà en lui dès l’instant de son entrée au Parlement. »
Le profilage politique ne s’appuie pas sur des entretiens directs avec les sujets concernés, mais sur une analyse à distance. « Notre propre image de nous-même est souvent tronquée et les personnalités publiques tendent par ailleurs à se présenter sous un jour plus positif que dans la réalité. L’évaluation à distance est donc plus propice pour dresser un profil cohérent », assure la professeure De Landtsheer. Dans le cadre de son cours de psychologie politique à l’université d’Anvers, nombre de politiciens belges et étrangers sont ainsi profilés suivant la méthode d’Immelman. « La plupart des profils reposent sur une analyse du contenu. Certains puisent leur matériau dans des discours et des apparitions télévisées, tandis que d’autres se concentrent sur la biographie des politiciens. En axant ses recherches sur leurs motivations, David G. Winter, de l’université de Michigan, établit une distinction entre prestation, relations et pouvoir. Selon lui, le pouvoir est un leitmotiv récurrent dans la grande majorité des cas. Lors d’un cours extraordinaire à l’université d’Anvers, il s’est penché attentivement avec mes étudiants sur une série de discours de Bart De Wever. Leur conclusion était sans équivoque : l’attrait du pouvoir apparaît comme le mobile principal du dirigeant anversois. »
Un examen approfondi de la rhétorique permet aussi d’analyser le spectre des partis politiques. » La parole est une arme très précieuse en politique, poursuit De Landtsheer. La langue est le vecteur par excellence de tout message politique. Dans l’offre contemporaine, le style devient sans cesse plus important. De brefs slogans ou phrases d’accroche bien percutants – les « cinq minutes de courage politique » de Leterme ou « Une Belgique, deux démocraties. » de De Wever, par exemple – ont plus d’impact sur l’électeur qu’un exposé trop détaillé. Vu le succès des médias sociaux, les messages politiques doivent pouvoir s’énoncer en à peine 140 signes. Pour un populiste peu enclin à développer ses idées trop explicitement, Twitter est la tribune idéale. »
GUERRE ET UTOPIE
Chaque parti s’identifie à son propre idiome, avec ses métaphores. Une figure de style comporte une forme d’intention significative : les termes choisis renvoient à une image qui véhicule des émotions particulières. « Le Vlaams Belang exploite clairement une rhétorique martiale, poursuit la professeure. On entend ainsi des termes comme « Anschluss » électoral au parlement ou « collaboration » avec l’islam, tandis que certains parlent d' »armées » à Molenbeek. Ce type de langage induit chez l’électeur une imagerie très prégnante, dont se sert le parti pour mobiliser la population autour d’une thématique particulière. Les déclarations du président de la N-VA De Wever, sont aussi truffées de métaphores chocs : « Qui manie l’épée des médias passera au fil de cette épée » fait autant allusion au combat que les termes « instruments de torture » et « éradiquer » ». De même que Ben Weyts, ministre flamand de l’enseignement, quand il parle d' » apartheid » sur la Senne. Les métaphores sont assimilables à différentes catégories de concepts. Celles qui ont trait au foyer, au jardin ou à la cuisine sont relativement inoffensives; d’autres sont destinées à s’évader de la réalité. D’autres encore ont une forte charge émotive. » Les références au corps portent des images vigoureuses. Songez à De Wever disant que « toute la Flandre a une même épine dans le pied » ou qu' »il nous faut un bypass » ». À l’autre extrême du spectre politique, on retrouve la même teneur évocatrice dans le discours. En revanche, plus on se rapproche du centre, plus le vocabulaire est lisse et policé. »
» Les centristes manient plus volontiers une langue factuelle. Cela s’explique en partie parce que les partis dirigeants ont vocation à rechercher des compromis, mais c’est aussi une question d’idéologie. Pour eux, le fond l’emporte sur la forme. » De Landtsheer insiste sur le lien entre la verve et les profils de populistes : « Tout s’emboîte à merveille. Les populistes cherchant la polémique, une langue riche et imagée est un atout dans ce sens. Toute métaphore est déjà en soi une bizarrerie puisqu’elle se réfère à son objet dans des termes correspondant à autre chose. Cette discordance crée une tension dans le discours. Un orateur qui s’exprime de la sorte aura a priori un score élevé sur notre échelle des discutailleurs. Mais le cas de De Wever infirme la règle. Sa rhétorique est certes populiste, mais son profil psychologique est neutre à cet égard. Pourquoi cette divergence? Cela m’intrigue. Je présume qu’il doit manquer une donnée dans son profil et que notre modèle d’investigation aurait besoin d’être affiné. »
INDICE D’ÉLIGIBILITÉ DE DONALD TRUMP
Outre la personnalité et le mode d’expression, les profileurs prennent également d’autres aspects en compte. L’éligibilité même des hommes politiques est prédictible à l’examen de leur profil. » Aubrey Immelman a mis au point l’indice d’éligibilité PEI (Personal Electability Index) afin de calculer les chances de réussite d’un candidat aux élections. Le charisme politique est déterminé par leur personnalité publique. La formule consiste à additionner les points sur les segments dominateur, audacieux, narcissique et extraverti et retrancher ceux des segments consciencieux et introverti. Le résultat fournit l’indice PEI des politiciens en lice. » Grâce à cette méthode, le psychologue américain a efficacement prédit les résultats de chaque présidentielle depuis 1996. Aux primaires démocrates de 2016, le PEI d’Immelman attribuait 18 points à Bernie Sanders contre 39 pour Hillary Clinton. Ses prévisions étaient aussi correctes dans le camp républicain, avec une cote de 62 pour Trump et de -3 pour son challenger Jeb Bush, dont le haut score en termes d’introversion et surtout de conscience – deux traits négatifs pour la popularité en politique – lui a été fatal. En profilant Trump en 2018, des étudiants d’Im-melman ont caractérisé le président américain comme extraordinairement ambitieux. Sa cote sur cette échelle frise la limite d’un caractère dysfonctionnel, pointant vers une personnalité narcissique. Les valeurs sont aussi très élevées sur ses segments dominateur et instable. Selon De Landtsheer, un score aussi phénoménal penche vers une personnalité borderline.
Bien qu’elle suscite un intérêt majeur dans de grandes puissances comme les États-Unis et la Russie, la psychologie politique n’est enseignée que dans quelques établissements européens. Nos institutions ne sont pourtant pas moins sensibles à ce type d’analyses. Comment expliquer le succès de personnalités comme Angela Merkel ou Herman Van Rompuy au sein d’une structure aussi complexe que l’Union européenne? Au moment où ce dernier était nommé président du Conseil européen, on se moquait volontiers de son manque de charisme – Nigel Farage a même osé le comparer à une lavette! Ni l’une ni l’autre ne risqueraient du reste d’obtenir un PEI enviable. Cela ne les empêche pas d’être bien placés sur l’échiquier européen. Je me suis donc attelée à dresser leurs deux profils. Merkel a un bon score à l’échelle de la complaisance, la conscience et la distance, mais elle s’avère aussi assez dominatrice. Et le profil de Van Rompuy est assez similaire, avec des pics en complaisance, conscience et ambition. On peut donc dire que les dirigeants consciencieux, soi-disant « avaleurs de dossiers », offrent le meilleur parti dans l’épineux contexte de multiples États membres et cultures européennes. Pour De Landtsheer, le profil de Merkel suggère en outre que l’histoire personnelle des grands de ce monde pèse également sur leurs choix politiques. « La personnalité de la chancelière est un excellent sujet d’étude. À la fois Est- et Ouest-allemande, ses décisions oscillent constamment entre deux styles : tantôt complaisant avec son fameux « Wir Schaffen Das » (« on peut le faire ») face à la crise migratoire, tantôt ambitieuse dans sa gestion de la crise grecque. Cette flexibilité rend son profil de manager cognitif très appréciable dans le contexte européen. »
POUTINE, L’INVINCIBLE
L’étude scientifique d’une personnalité ne porte pas que sur les particularités de caractère des dirigeants considérés, mais également sur le contexte dans lequel s’inscrit leur action politique. De Landtsheer prend pour exemple la confrontation entre le président Vladimir Poutine et le chef de file de l’opposition russe Alexeï Navalny. « Poutine obtient des scores élevés pour ses traits méfiant, dominateur, consciencieux et ambitieux. Si le trait dominateur est très courant chez les politiciens, la combinaison entre méfiant et consciencieux révèle un profil de type puritain obsessionnel, qui peut se traduire chez un dirigeant par une vision du monde manichéenne et une tendance à tout superviser. Quant à Navalny, son profil cadre avec une personnalité audacieuse, ambitieuse et dominatrice : un leader fier, sans peur et sans reproche, qui tend sans cesse à se démarquer et à impressionner tout le monde. »
Dans un article sur leurs profils psychologiques et les indices PEI qui en résultent, Christ’l De Landtsheer, son assistante Ganna Diedkova et Aubrey Immelman constatent que Navalny dépasse de 18 points le score de Poutine (11 points). Malgré son déficit en termes de charisme politique, le président russe paraît pourtant indétrônable. » Cela met parfaitement en évidence le rôle joué par le contexte politique. Le régime russe ne s’apparente pas à une démocratie au sens où nous l’entendons en Occident, il s’agit plutôt d’une forme hybride : ni totalement autoritaire ni réellement démocratique. Dans un système comme celui de la Belgique, par exemple, cet écart entre leurs PEI donnerait probablement l’avantage à Navalny. Mais dans le contexte particulier de la Russie, il ne lui est simplement pas possible de participer à l’élection présidentielle. »
Les considérations géopolitiques, spécificités idéologiques et stratégies rationnelles ne suffisent donc pas toujours à expliquer l’évolution de la situation politique. La psychologie des décideurs a une incidence tout aussi évidente sur les choix politiques, l’estimation des différentes options et la perception positive ou négative des événements.
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