Beaux parleurs sans scrupule
Hannibal Lecter est un psychopathe, c’est l’évidence même ! Mais peut-être bien que votre patron aussi, ou votre voisin. Qui peut le dire ? La psychopathie revêt autant de formes qu’il y a de psychopathes. Ils n’ont qu’un trait en commun, une conscience quasi inexistante.
Ils sont capables de mentir ouvertement sans sourciller et de nous berner sans ressentir la moindre culpabilité. Si le plus prudent est de les tenir à bonne distance, les chances de croiser un psychopathe sont pourtant bien réelles. Selon les plus prudentes estimations, près d’un individu sur cent serait effectivement atteint de psychopathie. Seule une infime partie risque de se muer en dangereux criminels ou même en meurtriers, mais tous laissent des séquelles plus ou moins graves sur leur passage. L’un en semant le trouble dans sa famille, l’autre en persécutant une nation entière. Or, à quels traits particuliers reconnaît-on un psychopathe et comment diagnostiquer cette maladie?
Les psychopathes n’ont pas de signes distinc-tifs et rares sont ceux qui ressemblent à des bandits sans foi ni loi comme on en voit tant au cinéma. Bien au contraire, ils ont souvent à première vue pas mal de charme et le don de nous séduire avec de belles paroles. On met généralement longtemps à se demander si quelque chose cloche. Mais qu’est-ce qui déraille exactement? C’est extrêmement difficile à éclaircir. Si la psychopathie existe depuis toujours, ce n’est qu’à l’aube du XIXe siècle qu’elle a été identifiée comme un sérieux trouble mental. C’est un médecin français, Philippe Pinel, qui le premier, décrit la psychopathie en observant des aliénés qui manifestaient un comportement impulsif et destructeur malgré leurs facultés de raisonnement intactes. Ils réfléchissent donc correctement mais se comportent anormalement, ce que Pinel a appelé « manie sans délire ».
ÉCHELLE DE LA PSYCHOPATHIE DE HARE
L’échelle de la psychopathie (Hare Psycho-pathy Checklist – PCL) a été élaborée par le psychologue canadien Robert Hare dans les années 1980. Affinée depuis lors, cette échelle PCL-R (R pour » Revised ») reste actuellement le test diagnostic de référence pour l’évaluation de la maladie. On y distingue deux constituantes, de la personnalité et du comportement, chacune subdivisée en deux facettes. La composante de personnalité recouvre la facette interpersonnelle (mensonge pathologique, duperie/manipulation, loquacité/charme superficiel, sens grandiose du moi) et la facette émotionnelle (manque d’empathie, absence de remords/culpabilité, affect superficiel, incapacité d’assumer la responsabilité de ses actes), la seconde étant plus spécifique au symptôme de cas de psychopathie.
Le volet comportemental englobe un style de vie impulsif (irresponsabilité, manque de visées réalistes à long terme, besoin de stimulation/propension à s’ennuyer, tendance au parasitisme) et une facette antisociale (problèmes précoces de comportement, délinquance juvénile, faible maitrise de soi, révocation de libération conditionnelle).
L’échelle de Hare regroupe vingt éléments sous ces quatre facettes, à chacun desquels le psychologue clinicien attribue 0, 1 ou 2 points en fonction de son degré d’application au sujet considéré. Si la somme atteint vingt-six points, cette personne souffre de psychopathie. Au-delà de trente points, il s’agit alors de psychopathie primaire.
TROUBLE SPECTRAL
« Le PCL-R est globalement reconnu comme un instrument apte à déterminer si un individu est psychopathe, mais ce modèle à quatre facteurs a aussi ses détracteurs », précise le psychologue clinicien Francisco d’Hoore. « D’aucuns le jugent trop statique, comme s’il ne pouvait y avoir évolution dans la psychopathie. Or, à mesure que les patients avancent en âge, une réduction d’intensité peut être constatée au niveau de certaines caractéristiques, surtout dans les facettes comportementales. Il y a une grande hétérogénéité d’un cas à l’autre. Notamment entre psychopathie primaire, caractérisée par un score plus élevé dans la composante de personnalité, et secondaire, où les troubles relèvent plus spécifiquement de la catégorie comportementale. Deux psychopathes ne sont jamais absolument semblables entre eux. C’est aussi vrai en ce qui concerne l’autisme. »
Faut-il dès lors parler d’un « spectre psycho-pathique », par analogie avec les troubles du spectre de l’autisme? « La question est certes légitime. Une des raisons pour lesquelles la psychopathie ne figure pas encore dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) relève de cette controverse sur la nature statique de la classification de Hare, compte tenu des indices tendant à caractériser la maladie en tant que trouble dynamique. Certains défendent l’idée de l’envisager comme un trouble spectral, mais, à ce stade, la question n’est pas tranchée. »
MANQUE D’EMPATHIE
Robert Hare a développé l’échelle PCL-R à partir de ses observations et entretiens avec des psychopathes admis dans ses services à la suite de leur inculpation pour des faits criminels. Ceux qu’il a pu examiner sont généralement issus de familles aisées, en position d’obtenir qu’on étudie leur cas au lieu de les laisser moisir dans une cellule. Sa pratique repose donc sur des travaux essentiellement réalisés en milieu clinique, loin de la réalité quotidienne. Or, la plupart des psychopathes vivent en toute liberté, sans passer le seuil de la criminalité ou du moins sans en être inquiétés. Restant ainsi sous le radar, leur cas n’est que rarement diagnostiqué. Un patron hyper-narcissique ou un voisin qui n’en fait qu’à sa tête n’a concrètement presque aucune chance de se faire examiner par un psychologue pouvant mettre un nom sur leur trouble. Bien peu de psychopathes sont en effet spontanément enclins à se remettre en question – quand quelque chose ne va pas, c’est forcément la faute des autres. Exclusivement fixés sur leur propre réalité, ils sont incapables de se projeter dans celle du monde qui les entoure.
DES PSYCHOPATHES QUI RÉUSSISSENT
Les structures de pouvoir semblent exercer un attrait particulier sur les personnes souffrant de psychopathie. Dans le monde de l’entreprise, on estime que 4 % des employés en présentent des signes – quatre fois plus que dans la population globale. Ils tendent à briguer les postes clés, souvent à coups de coude et de manoeuvres douteuses. » Dans notre jargon, nous appelons ces cadres des « psychopathes à succès » », poursuit Francisco d’Hoore. « À l’instar d’autres cas qui finissent en prison, leurs chances de réussite découlent de différents facteurs, comme un statut socio-économique ou un niveau d’intelligence plus élevés. Contrairement à une idée reçue, qui coïncide par exemple avec le cas fictif d’Hannibal Lecter, l’intelligence des psychopathes est d’ailleurs inférieure à la moyenne. »
C’est avant tout une question de point de vue. En situation professionnelle, l’auto-suffisance caractéristique d’un psychopathe peut être perçue comme » confiance en soi, autorité, charisme ». Flegme et charme superficiel peuvent s’interpréter comme » bonnes compétences en communication et force de conviction », impulsivité et manque de visées réalistes comme » aptitudes stratégiques et sens visionnaire « , ou insensibilité et émotions sommaires comme » des qualités requises dans le monde très concurrentiel de l’entreprise ».
« Quiconque n’est pas en relation étroite avec un psychopathe ne verra pas tomber le masque. Mais derrière la façade, c’est une tout autre histoire. Quand un département a à sa tête une personne correspondant à ce profil, on voit clairement reculer les performances au sein de son équipe. L’absentéisme atteint des taux remarquables, les mutations et les conflits deviennent monnaie courante, le stress règne en permanence. Bref, dès que les rênes sont confiées à un sujet psychopathe, cela induit immanquablement des effets négatifs sur le bien-être du personnel. Cela dit, il va de soi que tout manager un tant soit peu insensible n’en est pas un a priori. Des tas de gens n’ont pas de scrupules à imposer à leurs subordonnés un style autoritaire et ne ressentent pas le moindre poids sur la conscience quand il s’agit de mettre un employé à l’écart. Il y a certes des patrons qui se comportent sans trop d’égards pour le facteur humain, mais cela n’en fait pas par définition des psychopathes. »
ÉTAT DE STRESS POST-TRAUMATIQUE
L’histoire ne manque guère de psychopathes qui se sont hissés dans les hautes sphères. Il en est même certains qui, d’une manière ou d’une autre, ont réussi à emporter l’adhésion des masses en les persuadant de se ranger à leur vision tronquée de la réalité. Tous les grands tyrans de notre passé en étaient-ils ? C’est difficile à déterminer avec certitude dès lors qu’aucun véritable diagnostic n’a été posé de leur vivant et qu’ils présentent pour la plupart une série de troubles coexistants – celui de la personnalité narcissique, entre autres. Mais force est de constater qu’ils font tous preuve d’une force de conviction hors du commun, apte à insuffler un dessein collectif à des nations entières. Adolf Hitler, pour n’en citer qu’un, a été démocratiquement élu, et nous savons tous quel désastre s’en est suivi.
« Le peuple a vu en lui un homme à poigne, capable de faire sortir l’Allemagne de la misère. Un certain nombre d’éléments nous autorisent sans aucun doute à considérer Hitler comme un psychopathe », estime Francisco D’Hoore. « Il avait typiquement ce caractère froid, insensible. Et cette tendance à attribuer la faute de tout ce qui n’allait pas à des boucs émissaires. Mais était-il déjà un psychopathe lors de son élection ou le serait-il devenu par après, en conséquence d’événements survenus antérieurement? Quelque 50 à 70 % des psychopathes manifestent des troubles de stress post-trau-matique (TSPT) dont la cause remonte à leur enfance. Hitler aussi souffrait probablement de TSPT à la suite des violences subies dans sa jeunesse. On sait en effet que son père colérique se défoulait systématiquement sur lui. »
Quand on repense aux événements de l’époque, l’idée que tant de gens se soient laissés entraîner dans les pas d’un seul homme comme Hitler, avec sa petite moustache et tout un tas de frustrations, paraît hallucinante. Tous ceux qui lui ont accordé son mandat n’ont pas pu le suivre comme de simples moutons, c’est impossible. Comment des individus sensés et largement dotés d’esprit critique ont-ils été à ce point subjugués par un psychopathe? « La façon dont se présentent les individus souffrant de psychopathie ne révèle que rarement leurs véritables intentions. Ils se composent une série de masques qui font parfaitement illusion », explique le spécialiste de la conscience Jan Storms.
» Il y a un énorme décalage entre leurs paroles et leurs actes, mais ce n’est pas flagrant à première vue. La plupart des gens ne sont pas des psychopathes et partent de l’idée que les autres pensent comme eux. Il faut dès lors très longtemps pour que la psychopathie se révèle. Quand quelqu’un nous sourit, nous l’interprétons comme un signe de sympathie. Nous sommes le plus souvent incapables de décrypter le mode de pensée déformé des psychopathes, qui tendent à exploiter cette restriction de notre cadre référentiel. C’est ainsi qu’ils peuvent soulever les masses, en éveillant un torrent d’émotions propice à l’émergence d’une psychose collective. »
PÉDAGOGIE NOIRE
Dans leur grande majorité, les dirigeants psychopathes ont subi des traumatismes à un âge – très – précoce. Mais il y en a aussi qui relèvent d’autres catégories. Il existe notamment un phénomène appelé » pédagogie noire « . Cela se réfère à des familles où les enfants sont conditionnés à centrer leur vie sur l’accès et le maintien au pouvoir. De génération en génération, elles visent souvent à monopoliser des fonctions clés au sein de la société. « Dans une famille axée sur l’accaparement du pouvoir à tout prix, les enfants sont encouragés dès leur prime jeunesse à s’interdire le moindre sentiment », explique Storms. « Certains enfants s’en accommodent très bien et ils n’auront de cesse de marcher sur les têtes pour dominer le monde, comme on le leur a appris. Mais ceux qui sont plus sensibles verront leur émotionna-lité écrasée par ce type d’éducation. Ils seront amenés à développer diverses anomalies psychiques. »
Cette pédagogie noire peut se concevoir comme la continuation de l’éducation prodiguée dans la caste des guerriers au Moyen Âge. Beaucoup d’enfants de guerriers ou de chevaliers ont perdu leur père à un âge très précoce, dû à l’une ou l’autre bataille. Face à l’événement traumatique que constitue la perte d’un parent au plus jeune âge, la conjonction de leur propre trauma avec celui qui pèse sur les autres membres du clan mènera ces enfants à s’endurcir. Dans certains cas, ils deviendront des psychopathes. Pour eux, manifester ses émotions est une preuve de faiblesse et de stupidité. Les psychopathes voient dans l’insensibilité le seul moyen pertinent pour survivre. Et dans la situation qui est la leur, une telle logique n’est sans doute pas si extravagante.
LA LIE DE L’HUMANITÉ
Même chez les psychopathes, les pulsions démoniaques sont loin d’être la norme. Tous ne sont pas des meurtriers ou de grands sadiques – en bref, ce que l’espèce humaine comporte de plus abject. « Il s’agit là d’états pathologiques vraiment très avancés. Les psychopathes de cette catégorie sont heureusement fort rares », poursuit Jan Storms. « Le genre d’individus qui ne reculent devant rien pour s’emparer du pouvoir et orchestrent des massacres avec plaisir. Je me réfère ici aux cas répertoriés en tant que tueurs de masse à travers l’histoire. Leur liste reste sujette à controverse, mais selon moi, Hitler, Pol Pot et Staline y ont indéniablement leur place. Les dirigeants comme eux font régner la discorde, sèment trouble et confusion, et portent la haine de leurs ennemis à un tel degré que des peuples entiers se laissent convaincre de les anéantir. Ils y parviennent en cultivant une conscience collective négative. «
» C’est un peu comme l’atmosphère qui émane d’une ville. En parcourant les rues, on est saisi par une ambiance particulière, bonne ou mauvaise. En général, tout le monde la ressent d’une façon assez similaire. Rappelons-nous. C’était tout à fait le cas peu après les attentats de Bruxelles ou de Paris. Une sensation quasi palpable qui n’a rien d’illusoire. C’est cette conscience collective qui nous anime tous ensemble. Celle-ci peut être manipulée en attisant les affects négatifs de la population, en exploitant son ignorance. C’est un outil idéal pour le psychopathe démoniaque, mais néanmoins fort éloigné d’un comportement humain ordinaire. «
DISSOCIATION COLLECTIVE
Dès que des gens normaux sont confrontés à des situations d’extrême violence, la réaction la plus courante est la dissociation. Quand on assiste à une scène trop choquante, on tend à se protéger en détournant les yeux. Sur le moment, cela permet de ressentir moins intensément les émotions, avec l’inconvénient qu’elles continueront alors à affluer à long terme. Pour échapper à la coupe de dictateurs psychopathes, il faut trouver le cran de voir la réalité en face, de dire les choses comme elles sont. Cesser de regarder ailleurs en se réfugiant dans l’ignorance. Bien des individus bienveillants par nature tendent à se voiler les yeux parce qu’ils ne sont pas assez conscients que leurs semblables n’ont pas nécessairement de bonnes intentions. Peut-être cela explique-t-il qu’un peuple laisse à ce point dégénérer la situation avant de s’indigner. Ce n’est que dos au mur, quand il devient évident que le pire n’est plus possible, que les citoyens finissent par s’insurger. Ils sortent alors de leur torpeur et cherchent à rétablir l’ordre initial.
À ce stade, les maux subis sont déjà incommensurables. » Il y a toujours des gens plus clairvoyants, qui font tout pour tirer la sonnette d’alarme, mais c’est comme s’ils prêchaient dans le désert. Les masses font peu de cas de ceux qui ne suivent pas le courant. La plupart du temps, les dissidents sont écartés comme des parias. «
PSYCHOPATHIE AU FÉMININ
Les tyrans et autres tueurs de masse sont presque toujours des hommes. La psycho-pathie serait-elle donc une affection typiquement masculine ? Cela ne semble pas être le cas. Si la psychopathie est certes scientifiquement peu connue chez les femmes, le fait est établi que la maladie s’exprime très différemment chez ces dernières. Moins enclines à exercer des agressions physiques, les femmes ont aussi plus rarement affaire à la justice. La psychopathie au féminin se manifeste principalement par des tendances manipulatrices et un comportement émotionnellement instable, dont les effets se ressentent surtout dans l’entourage immédiat de ces malades. Il est largement admis que la psychopathie touche moins de femmes que d’hommes ; mais dans quelle proportion ? Il n’y a aucun consensus sur ce point. Seule certitude : dès qu’un ou une psychopathe apparaît quelque part, il ou elle sème le trouble et le chaos en un rien de temps et on ne trouve que la plus grande désolation dans leur sillage.
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